Mozart et Salieri (1830) Pouchkine, scène 1

De Wicri Musique


Chaliapin dans le rôle de Salieri (1898)

Cette page contient le texte de la première scène de la pièce Mozart et Salieri écrite par Alexandre Pouchkine en 1830.

Résumé

Salieri explique qu’enfant, touché par une musique, il décide de se consacrer à l’art. Il décrit le travail qu’il a fourni pour apprendre la technique de la musique, puis les premières créations, la gloire méritée, maintenant la jalousie envers « un viveur, un oisif… ô Mozart ».

Mozart arrive avec un aveugle qui jouait Voi che sapete dans un cabaret. Il lui fait jouer un air de Don Giovanni, Salieri chasse l’aveugle mais retient Mozart, qui il lui présente « deux, trois idées, le fruit d’une insomnie ». Salieri lit la musique « Quelle harmonie et quelle profondeur ! C’est hardi, c’est d’un Dieu ». Il invite Mozart à déjeuner.

Enfin Salieri envisage d’empoisonner Mozart[1] [2].

Le texte

Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Exercice collectif de versification
Cette partie introduira la restitution des éléments de versification dans la traduction en français du texte de Pouchkine. Dans un premier temps, il s'agit simplement d'aligner les textes français[3] et russes.

Les couleurs indiquent un niveau de traitement :

  • « alignement sur la partition de Rimski Kosakov  »
  • ou « simple découpage en vers »
  • et enfin les parties qui n'ont pas été reprises dans le livret de l'opéra

Monologue de Salieri

La traduction en cours

Une chambre

Salieri
 
Le texte original (en russe)

Комната.

Сальери
1

On dit partout : pas de justice sur Terre,
Pire! pas de justice aux cieux C'est pour moi
Aussi évident que de jouer une gamme.
Je suis né, moi, avec un amour de l'art.

5

Étant petit enfant, lorsque dans les hauteurs
L'orgue sonnait dans notre vieille église
J'écoutais, sans me lasser d'entendre. Des larmes
Involontaires coulaient de mes yeux, si douces.

 
1

Все говорят: нет правды на земле.
Но правды нет — и выше. Для меня
Так это ясно, как простая гамма.
Родился я с любовию к искусству;

5

Ребенком будучи, когда высоко
Звучал орган в старинной церкви нашей,
Я слушал и заслушивался — слезы
Невольные и сладкие текли.

- I -


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9

Je repoussai tôt les distractions futiles.
Toute science étrangère à la musique
M’importunait. Avec fière obstination
Je m'en détournai et ne me donnai
Qu'à la seule musique. Le premier pas est dur,
Les débuts, fastidieux. Je surmontai

15

Tous les premiers obstacles. Car pour moi,
Le métier n’était là que pour servir l'art ;

Je me fis artisan. A mes doigts
Je donnais une rapidité sèche et obéissante ;
Je forçais mon oreille à être juste ; je tuais les accords

20

Et j'anatomisais la musique comme un cadavre.
Je pris enfin l'algèbre pour preuve de l'harmonie. Ce n'est qu'alors,
Après avoir traversé le creuset de la science,
Que j'osai me livrer à la volupté créatrice.

 
9

Отверг я рано праздные забавы;
Науки, чуждые музыке, были
Постылы мне; упрямо и надменно
От них отрекся я и предался
Одной музыке. Труден первый шаг
И скучен первый путь. Преодолел

15

Я ранние невзгоды. Ремесло
Поставил я подножием искусству;
Я сделался ремесленник: перстам
Придал послушную, сухую беглость
И верность уху. Звуки умертвив,

20

Музыку я разъял, как труп. Поверил
Я алгеброй гармонию. Тогда
Уже дерзнул, в науке искушенный,
Предаться неге творческой мечты.

- II -


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24

Je me mis à créer, mais dans le mystère,
Dans l'isolement, sans me permettre de penser même à la gloire.
Souvent, dans ma cellule silencieuse, après avoir passé
Deux ou trois jours où j'oubliais la nourriture et le sommeil,
Après avoir goûté les élans et les larmes de l'inspiration,
Je brûlais mon travail et je regardais froidement

30

Comment ma pensée et les sons que je venais de créer
Disparaissaient avec la légère fumée.

 
24

Я стал творить; но в тишине, но в тайне,
Не смея помышлять еще о славе.
Нередко, просидев в безмолвной келье
Два, три дня, позабыв и сон и пищу,
Вкусив восторг и слезы вдохновенья,
Я жег мой труд и холодно смотрел,

30

Как мысль моя и звуки, мной рожденны,
Пылая, с легким дымом исчезали.

- III -


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Que dis-je ? lorsque le grand Gluck
Apparut et nous dévoila de nouveaux mystères
(Mystères profonds, séduisants, enchanteurs),
N'ai-je pas jeté tout ce que j'avais su auparavant,
Tout ce que j'avais aimé, tout ce que j'avais cru avec tant d'ardeur ?
Et ne me suis-je pas mis à le suivre
Sans murmure, avec un nouveau courage,
Comme quelqu'un qui aurait perdu sa route,
Et qu'un autre voyageur remettrait dans le droit chemin ?

 
32

Что говорю? Когда великий Глюк
Явился и открыл нам новы тайны
(Глубокие, пленительные тайны),

35

Не бросил ли я все, что прежде знал,
Что так любил, чему так жарко верил,
И не пошел ли бодро вслед за ним
Безропотно, как тот, кто заблуждался
И встречным послан в сторону иную?

- IV -


40

Par une persévérance obstinée, pleine d'efforts,
J'atteignis enfin un haut degré dans l'art infini.

La gloire vint me sourire. Je trouvai dans le cœur des hommes un écho à mes créations. J'étais heureux ; je jouissais paisiblement de mes travaux, de mes succès, de ma gloire, ainsi que des travaux et des succès de mes amis, de mes compagnons dans l'art éternel.

 
40

Усильным, напряженным постоянством
Я наконец в искусстве безграничном
Достигнул степени высокой. Слава
Мне улыбнулась; я в сердцах людей
Нашел созвучия своим созданьям.

45

Я счастлив был: я наслаждался мирно
Своим трудом, успехом, славой; также
Трудами и успехами друзей,
Товарищей моих в искусстве дивном.

- V -


Non, jamais je n'avais connu l'envie,
Jamais ; ni lorsque Piccini
Sut enchanter l'oreille des sauvages Parisiens,
Ni même quand j'entendis les premiers accents de l'Iphigénie.
Qui aurait pu dire que le fier Salieri deviendrait un misérable envieux, un serpent foulé aux pieds, qui, dans son abaissement, n'a plus de force que pour mordre la poussière et le sable ?

 
49

Нет! никогда я зависти не знал,

50

О, никогда! — нижe, когда Пиччини
Пленить умел слух диких парижан,
Ниже, когда услышал в первый раз
Я Ифигении начальны звуки.

Кто скажет, чтоб Сальери гордый был

55

Когда-нибудь завистником презренным,
Змеей, людьми растоптанною, вживе
Песок и пыль грызущею бессильно?

- VI -


Personne... Et maintenant, c'est moi-même qui le dis, je suis un envieux ; oui, j'envie profondément, cruellement. O ciel !

où donc est ta justice, quand le don sacré, le génie immortel, n'est pas envoyé en récompense de l'amour brûlant, de l'abnégation, du travail, de la patience, des supplications enfin, mais quand il illumine le front d'un viveur insouciant ! O Mozart ! Mozart !...

 
58

Никто!.. А ныне — сам скажу — я ныне
Завистник. Я завидую; глубоко,

60

Мучительно завидую. — О небо!
Где ж правота, когда священный дар,
Когда бессмертный гений — не в награду
Любви горящей, самоотверженья,
Трудов, усердия, молений послан —

65

А озаряет голову безумца,
Гуляки праздного?.. О Моцарт, Моцарт!

- VII -


Mozart, Salieri et un musicien aveugle

Entre Mozart.
Mozart
67

Ah ! tu m'as aperçu ? Et moi qui voulais te surprendre,
Te régaler d'une plaisanterie inattendue.

Salieri

Te voilà ! Es-tu ici depuis longtemps ?

Mozart

Je ne fais qu'entrer. Je venais chez toi pour te montrer quelques morceaux, lorsque, passant devant un cabaret, j'entendis un violon. Non, ami Salieri, tu n'as jamais rien entendu d'aussi drôle. Un violonneux aveugle jouait dans ce cabaret: Voi che sapete. C'était charmant. Ma foi, je n'ai pu résister, et je t'amène cet artiste pour qu'il te régale de son savoir-faire.

 
Входит Моцарт.
Моцарт
67

Ага! увидел ты! а мне хотелось
Тебя нежданной шуткой угостить.

Сальери

Ты здесь! — Давно ль?

Моцарт

      Сейчас. Я шел к тебе,

70

Нес кое-что тебе я показать;
Но, проходя перед трактиром, вдруг
Услышал скрыпку… Нет, мой друг, Сальери!
Смешнее отроду ты ничего
Не слыхивал… Слепой скрыпач в трактире

75

Разыгрывал voi che sapete. Чудо!
Не вытерпел, привел я скрыпача,
Чтоб угостить тебя его искусством.

- VIII -


Mozart

Entre, toi !

Entre un vieillard aveugle, avec un violon.
78

Voyons, joue-nous quelque chose de Mozart.

Le vieillard joue un air de Don Giovanni ; Mozart rit aux éclats.
Salieri

Et tu peux rire ?

Mozart

                Ah, Salieri !
Pourquoi ne ris-tu pas ?

Salieri
80

                Non,

je ne ris pas quand un méchant peintre d'enseignes me barbouille la Madame de Raphaël ; je ne ris pas quand un misérable baladin ose insulter à Dante par une parodie.

— Va-t'en, vieillard.

 
Моцарт

Войди!

Входит слепой старик со скрыпкой.
78

Из Моцарта нам что-нибудь!

Старик играет арию из Дон-Жуана; Моцарт хохочет.
Сальери

И ты смеяться можешь?

Моцарт

          Ах, Сальери!
Ужель и сам ты не смеешься?

Сальери
80

   Нет.
Мне не смешно, когда маляр негодный
Мне пачкает Мадонну Рафаэля,
Мне не смешно, когда фигляр презренный
Пародией бесчестит Алигьери.
Пошел, старик.

- IX -


Mozart

Attends donc. Prends cela ; bois à ma santé.

Le vieillard sort.

  Qu'as tu Salieri
Tu n'es pas de bonne humeur aujourd'hui ;
Je reviendrai une autre fois.

Salieri

Que m'apportais-tu ?

Mozart

Rien, une bagatelle. La nuit dernière, mon insomnie habituelle me tourmentait, et il me vint à la tête deux ou trois idées. Je les jetai ce matin sur le papier, et je voulais savoir ton opinion — mais aujourd'hui tu n'es pas disposé à penser à moi.

Salieri

Ah ! Mozart, Mozart, quand ne pensé-je pas à toi ! Prends un siège, j'écoute.

 
Моцарт
85

    Постой же: вот тебе,
Пей за мое здоровье.

Старик уходит.

     Ты, Сальери,
Не в духе нынче. Я приду к тебе
В другое время.

Сальери

 Что ты мне принес?

Моцарт

Нет — так; безделицу. Намедни ночью

90

Бессонница моя меня томила,
И в голову пришли мне две, три мысли.
Сегодня их я набросал. Хотелось
Твое мне слышать мненье; но теперь
Тебе не до меня.

Сальери

Ах, Моцарт, Моцарт!

95

Когда же мне не до тебя? Садись;
Я слушаю.

- X -


Mozart
assis devant le piano.

Représente-toi... qui donc ?... Eh bien, moi... seulement un peu plus jeune... amoureux... pas trop, pourtant... avec une jeune beauté... ou avec un ami... avec toi, par exemple. Je suis gai. Tout à coup, une apparition du tombeau... ou des ténèbres subites — enfin quelque chose dans ce genre... Enfin, écoute.

il joue.
Salieri
après un silence.

C'est cela que tu avais à me montrer, et tu pouvais t'arrêter devant un cabaret pour écouter ce vieil aveugle ! O Mozart ! tu es indigne de toi-même.

 
Моцарт
(за фортепиано)

Представь себе... кого бы?
Ну, хоть меня — немного помоложе;
Влюбленного — не слишком, а слегка —
С красоткой, или с другом — хоть с тобой,

100

Я весел… Вдруг: виденье гробовое,
Незапный мрак иль что-нибудь такое…
Ну, слушай же.

(Играет.)
Сальери

         Ты с этим шел ко мне
И мог остановиться у трактира
И слушать скрыпача слепого! — Боже!

105

Ты, Моцарт, недостоин сам себя.

- XI -


Mozart

Quoi ! c'est donc bien ?

Salieri

Quelle profondeur ! quelle hardiesse ! quelle élégance ! tu es un dieu, Mozart, et tu n'en sais rien ; mais je le sais, moi.

Mozart

Bah ! en vérité !... C'est possible...
mais, en ce moment, ma divinité a faim.

Salieri

Écoute ; dînons ensemble au Lion d'or.

Mozart

Volontiers, je ne demande pas mieux. Donne-moi le temps d'aller à la maison avertir ma femme pour qu'elle ne m'attende pas.

il sort
Salieri

Je t'attends, n'oublie pas.

 
Моцарт

Что ж, хорошо?

Сальери
106

       акая глубина!
Какая смелость и какая стройность!
Ты, Моцарт, бог, и сам того не знаешь;
Я знаю, я.

Моцарт

     Ба! право? может быть...

110

Но божество мое проголодалось.

Сальери

Послушай: отобедаем мы вместе
В трактире Золотого Льва.

Моцарт

    Пожалуй;
Я рад. Но дай схожу домой сказать
Жене, чтобы меня она к обеду

115

Не дожидалась.

(Уходит.)
Сальери

Жду тебя; смотри ж.

- XII -


Deuxième monologue de Salieri

Salieri
 
Сальери
- XIII -


Non, je ne puis plus résister à ma destinée... je suis choisi pour l'arrêter. Sans cela nous sommes tous perdus, nous les prêtres de la musique, non pas moi seulement avec ma sourde renommée. A quoi peut-il servir que Mozart vive encore, et atteigne des hauteurs nouvelles ? Élèvera-t-il par là notre art ? Non, l'art tombera dès que Mozart aura disparu sans laisser d'héritier. Comme un chérubin, il nous aura apporté quelques chants du paradis, pour, après avoir ému en nous, fils de la poussière, le désir sans ailes, s'envoler de nouveau. Envole-toi donc... plus tôt ce sera, et mieux ce sera...

 
117

Нет! не могу противиться я доле
Судьбе моей: я избран, чтоб его
Остановить — не то мы все погибли,

120

Мы все, жрецы, служители музыки,
Не я один с моей глухою славой….
Что пользы, если Моцарт будет жив
И новой высоты еще достигнет?
Подымет ли он тем искусство? Нет;

125

Оно падет опять, как он исчезнет:
Наследника нам не оставит он.
Что пользы в нем? Как некий херувим,
Он несколько занес нам песен райских,
Чтоб, возмутив бескрылое желанье

130

В нас, чадах праха, после улететь!
Так улетай же! чем скорей, тем лучше.

132

Voici ce poison, dernier présent de mon Isaure.
Il y a dix-huit ans que je le porte constamment sur moi.

Et bien souvent, depuis cette époque, la vie m'a paru comme une plaie insupportable ; et bien souvent je me suis assis à la même table avec un ennemi sans défiance. Mais jamais je ne me suis laissé aller aux murmures de la tentation, quoique je ne sois pas un lâche, quoique je ressente profondément toute offense, quoique j'estime peu la vie. J'hésitais toujours. Quand la soif de la mort venait me prendre : mourir, me disais-je ! mais peut-être la vie m'apportera des dons inattendus ; peut-être l'enthousiasme viendra me visiter ; une nuit créatrice et l'inspiration... peut-être un nouveau Haydn fera-t-il quelque chose de grand, et j'en jouirai.

 
132

Вот яд, последний дар моей Изоры.
Осьмнадцать лет ношу его с собою —
И часто жизнь казалась мне с тех пор

135

Несносной раной, и сидел я часто
С врагом беспечным за одной трапезой,
И никогда на шепот искушенья
Не преклонился я, хоть я не трус,
Хотя обиду чувствую глубоко,

140

Хоть мало жизнь люблю. Все медлил я.
Как жажда смерти мучила меня,
Что умирать? я мнил: быть может, жизнь
Мне принесет незапные дары;
Быть может, посетит меня восторг

145

И творческая ночь и вдохновенье;
Быть может, новый Гайден сотворит
Великое — и наслажуся им…

- XIV -


Ou bien, quand j'étais assis dans un repas avec un convive détesté : peut-être, me disais-je, trouverai-je un ennemi encore plus mortel ; peut-être une offense viendra fondre sur moi d'une hauteur plus orgueilleuse... En ce cas, tu ne te perdras pas en vain, présent de mon Isaure. Et j'avais raison, j'ai trouvé enfin l'ennemi auquel je ne puis pardonner. Un bien autre que Haydn m'a abreuvé de jouissances ineffables. Il est temps. Dernier legs de l'amour, passe aujourd'hui dans la coupe de l'amitié !

 
148

Как пировал я с гостем ненавистным,
Быть может, мнил я, злейшего врага

150

Найду; быть может, злейшая обида
В меня с надменной грянет высоты —
Тогда не пропадешь ты, дар Изоры.
И я был прав! и наконец нашел
Я моего врага, и новый Гайден

155

Меня восторгом дивно упоил!
Теперь — пора! заветный дар любви,
Переходи сегодня в чашу дружбы.

- XV -


De la pièce à l'opéra

Quelques passages de cette scène n'ont pas été repris dans l'opéra de Rimsky-Korsakov.

  • les vers numérotés 32 à 39 (extrait ici noté IV dans son intégralité), avec notamment une référence à Gluck.
  • les vers numérotés 41 à 44 (extrait noté V),
  • les vers numérotés 50 à 53 (extrait noté VI, avec ici une référence à Piccini et à l'Iphigénie en Tauride de Gluck.

Voir aussi

Notes
  1. Mozart et Salieri, traduction par Sophie Engelhardt, p. 83
  2. Le résumé reprend en partie le texte de Wikipédia :
  3. Le traduction donnée ici part de la traduction présente dans « Poèmes dramatiques d'Alexandre Pouchkine, Hachette, Paris, 1862, traduits par Ivan Tourguéneff et Louis Viardot », et plus précisément, à partir de « sur Wikisource».