La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Origine Chanson

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Révision datée du 18 juillet 2022 à 18:01 par Jacques Ducloy (discussion | contributions) (Résumé sur l’origine et les éléments de la Chanson)

Résumé sur l’origine et les éléments de la Chanson


IV. — résumé sur l’origine et les éléments de la chanson


Notre lecteur maintenant peut répondre à cette question si longuement controversée : « Quelle est l’origine de l’Épopée française ? »

La question étant complexe, la réponse doit l’être aussi.

Il convient tout d’abord de faire la part à l’élément humain. Ces types universels du Traître, de l’Ami, du Vengeur, apparaissent dans la littérature de toutes les races. La Bible nous les offre aussi bien que le Ramayana ; les Sémites nous les présentent aussi bien que les Aryens. La race, le climat, le

tempérament, n’y font rien. C’est l’homme tout entier avec ses passions, ses défaillances, ses victoires. Et voilà ce que notre poésie nationale doit à l’Humanité.

Mais il est certain que la race indo-européenne a marqué aussi de son cachet propre la Chanson de Roland et toute notre Épopée française : c’est ce qu’a éloquemment démontré M. d’Avril dans la belle Introduction de son Roland. L’idée de la lutte entre le Bien et le Mal revêt, dans les poëmes indo-européens, un caractère singulier de précision et de grandeur. C’est Rama luttant contre Ravana, Rustem contre les mauvais Génies, Sigurd contre le dragon Fafnir[1]. On peut aller jusqu’à dire que l’idée de la Chevalerie, qui fut si magnifiquement complétée par l’Église, est déjà ébauchée dans le Ramayana : « Les héros de la caste des guerriers, amis de leurs devoirs, pensent que l’arc n’est dans leurs mains que pour servir à la défense des affligés[2]. » Un troisième et dernier trait, signalé par M. d’Avril, c’est, dans toutes les œuvres de la race aryenne, « le respect de la femme et son importance dans la société[3] ». Idée de la lutte contre le Mal et les mauvais ; conception première de la Chevalerie ; noble rôle donné à la femme : voilà donc ce que nous pensons ici devoir à notre race...

Descendons encore, descendons plus avant. Fils de la grande famille indo-européenne, nous sommes aussi les membres d’un certain groupe de nations qui, au sein de cette race, ont les mêmes idées sur l’homme et sur Dieu, la même religion, le même culte. Nous avons la joie, nous avons l’honneur d’appartenir à cette partie de la race aryenne qui, grâce à la révélation chrétienne, a conquis la plénitude de la Vérité, et, pour dire la chose en un mot, qui est catholique. Nos Épopées doivent beaucoup à Jésus-Christ, à l’Église. Il n’y faudrait pas voir, avec M. Aroux, des poëmes profondément théologiques, dus à la plume de clercs savants. Nous avons démontré

ailleurs que la foi de nos épiques est toute simple et tout enfantine, quelquefois superstitieuse et souvent ignorante. Mais nous ne saurions trop le répéter : nos Chansons de geste, qui sont peut-être depuis Homère les premiers poëmes sincèrement populaires, attestent hautement que le dogme de l’unité d’un Dieu personnel était devenu chez nous une croyance universelle et banale[4]. Aucune épopée nationale n’avait encore arboré ce beau drapeau du monothéisme : c’est l’éternel honneur de la Chanson de Roland et de nos vieux poëmes, et l’on ne pourra jamais le leur ravir. Notez qu’on y affirme, avec la même naïveté, la foi à la Providence, au miracle, et surtout à la vie future. Puis, l’âme humaine a très-évidemment été agrandie par la Religion nouvelle. La Chevalerie, soupçonnée par le Ramayana, apparaît décidément comme la Force armée au service de la Justice et de la Vérité désarmées. Charlemagne et Roland ne prennent les armes, ne combattent que pour Dieu, et la guerre n’a point d’autre but que de défendre Jésus-Christ, les faibles et les petits… L’amour de l’homme pour la femme n’a pas, dans nos plus vieux poëmes, un caractère énervant ni même gracieux : il est chaste, et la


  1. La Chanson de Roland, traduction nouvelle, avec une Introduction et des Notes, par Ad. d’Avril, 1865, in-8o, pp. 1 et 11.
  2. Ibid, p. xix.
  3. Ibid, p. xxii.
  4. Nous avons ailleurs développé très-longuement cette doctrine, (L’Idée religieuse dans la poésie épique du moyen âge, 1868, in-8o, p. 8 et ss). Voici quelles étaient nos conclusions : « Plusieurs fois, disions-nous, nous avons eu lieu, dans le cours de ce travail, de comparer l’Épopée française avec l’Épopée grecque et indienne. Nous nous sommes particulièrement demandé ce que ces différentes poésies avaient pensé de Dieu, avaient pensé de l’homme ; cette comparaison a tourné tout entière à l’avantage de nos Chansons épiques. Chez les Grecs, nous avons eu la douleur de constater un polythéisme révoltant et ridicule, à côté d’un fatalisme dont le bon sens d’Homère n’a pas triomphé complètement. Chez les Indiens, ce sont bien d’autres ténèbres : un panthéisme monstrueux, un polythéisme dégradant, des obscurités laides, et, pour couronner tant d’erreurs haïssables, le dogme niais et honteux de la métempsycose. C’en est assez, et, avant même de pousser plus loin cet utile parallèle, nous avons le droit de proclamer cet axiome, résultat d’un long et impartial examen : « Au point de vue religieux et philosophique, nos Épopées ont sur celles de la Grèce et de Rome une supériorité incontestable. La raison n’en est pas difficile à trouver : c’est qu’elles sont chrétiennes. » p. 78)