La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Époque

De Wicri Chanson de Roland

Á quelle époque a été composé le Roland ?


VIII. — Á quelle époque a été composé le Roland ?


Les savants sont loin d’être d’accord sur la date de notre Chanson. Suivant M. F. Michel, elle serait du XIIe siècle : c’est trop vague. M. Magnin parle de 1125 : c’est trop précis. Le plus audacieux est M. Alexandre de Saint-Albin, qui attribue carrément le Roland au IXe siècle à cause de ce vers sur la cité de Galne : Puis icel pur en fut cent anz deserte[1]. Et il ne craint pas d’ajouter : « La Chanson de Roland a trouvé des rajeunisseurs dès le Xe siècle. » Enfin, MM. Génin, G. Paris et Bartsch sont d’accord pour fixer la composition du vieux poëme à la fin du XIe siècle. Tel est aussi notre sentiment ; mais encore faudrait-il l’entourer de quelques preuves.

Le manuscrit ne peut pas nous être ici d’une grande utilité. Il appartient, suivant nous, au second tiers du XIIe siècle, et

notre poëme, comme nous allons le faire voir, est évidemment plus ancien. Il faut donc aller chercher ailleurs quelque argument plus exact : il faut interroger la langue, l’archéologie et l’histoire.

Rien de moins précis que l’argument tiré de la langue. Dans telle province, en effet, la langue s’est plus rapidement formée que dans telle autre, et, à vingt ou trente ans près, on ne peut là-dessus rien établir de scientifique. Puis, on peut toujours se demander, avec M. G. Paris, si la langue d’un poëme est le fait de l’auteur ou du copiste. Comment sortir de ce problème ? Y parviendrons-nous par la comparaison de notre texte avec quelque autre mieux daté ? Les érudits allemands et français placent au XIe siècle la Chanson de saint Alexis[2] ; or, la langue de ce document est évidemment plus antique que celle de notre poëme. On y trouve des formes qui, sans parler du Dialecte, sont autrement étymologiques, autrement voisines des types latins : vithe, lethece, pedra, medra, auferm, espethe, emperethur, pulcella, cambra, contrethe, etc. Les participes féminins en ede et en ide s’y rencontrent constamment : honorede, guerpide, etc., et l’on ne trouve plus dans tout le Roland que deux ou trois exemples de ces archaïsmes. Voilà des observations de quelque valeur, et néanmoins elles ne sont pas assez nettes pour passer à l’état de conclusions scientifiques. Cherchons ailleurs.

La versification est moins concluante encore, et il serait aisé de citer, au XIe siècle-, au XIIe siècle, et même plus tard encore, des assonances aussi primitives, aussi grossières que dans le Roland.

Serons-nous plus heureux avec l’Archéologie ? D’une longue étude de toutes les armures décrites dans le Roland[3], il résulte très-clairement que ces armures sont seulement antérieures au système du « grand haubert ». Mais ce système n’ayant prévalu

que sous Philippe-Auguste, nous ne sommes guère avancés ; car nous savons déjà notre Chanson antérieure à 1180. Toutefois, voici un trait nouveau. Il n’est pas une seule fois question dans notre poëme des chausses de mailles, qui, suivant M. J. Quicherat, ont été pour la première fois employées sous le règne de Philippe Ier, et dont il existe déjà un exemple grossier dans la tapisserie de Bayeux[4]. On pourrait par là soupçonner notre poëme d’être tout au moins antérieur au dernier tiers du XIe siècle.

Mais l’histoire nous va venir en aide, et nous fournir un meilleur élément de critique.

Le poëte nous parle quelque part[5] du païen Valdabrun, qui possède quatre cents vaisseaux, et, pour peindre ce misérable en quelques mots, il ajoute :


Jérusalem prist jà par traïsun ;
Si violat le temple Salomon,
Le Patriarche ocist devant les funz.


Ces trois vers nous persuadent que notre poëte chantait avant la première croisade. S’il avait écrit le Roland après la conquête de Jérusalem par les Latins, il n’aurait certes point parlé en termes aussi précis d’une invasion musulmane et d’un meurtre commis sur le Patriarche. Non, non : dans l’esprit de notre trouvère, Jérusalem appartient encore aux Infidèles, Jérusalem n’est pas encore entre nos mains. Au siècle suivant, l’auteur du Voyage à Jérusalem nous représentera la Cité sainte comme une ville au pouvoir des chrétiens, avec un Patriarche libre et honoré ; mais c’est que très-évidemment il écrivait après la fondation du royaume latin de Jérusalem. L’auteur du Roland eût pu, je pense, être son père.

Allons plus avant dans l’interprétation des trois vers précédents. À quel fait notre poëte peut-il bien faire allusion ? Voici ceux que l’histoire nous signale. En 969, les musulmans brûlèrent vif le patriarche de Jérusalem, Jean VI. En 1012, le kalife Hakem persécuta les chrétiens, détruisit la grande église de Jérusalem et fit crever les yeux au patriarche Jérémie. De tels faits[6], et surtout le dernier, durent avoir un grand retentissement en Europe, où ils furent exagérés en raison de la distance. N’est-ce pas l’écho de ces cris que l’on entend encore dans la Chanson de Roland ? Ne peut-on pas la croire écrite dans le courant même du XIe siècle[7] ?

En résumé, le Roland est certainement antérieur au règne de Philippe-Auguste, comme le démontrent l’âge du manuscrit d’Oxford, et surtout les armures qui y sont décrites.

Il est probablement antérieur à la première croisade : c’est ce que semblent prouver les vers cités plus haut, et cette absence complète de toute allusion au fait de la croisade.

Il est possible, enfin, qu’il ait été écrit plus tôt, s’il est vrai que le poëte ait réellement été inspiré par la destruction de la grande église de Jérusalem et par la mort du patriarche Jérémie, en l’année 1012.

Telles sont nos conclusions.



  1. Je ne comprends pas bien l’argument de M. de Saint-Albin… Notre poëte (couplet liii) dit que Charles, revenant en France, passa par la cité de Galne, que Roland avait prise et ruinée et qui « depuis ce jour resta cent ans déserte ». M. de Saint-Albin traduit, je ne sais trop pourquoi, comme s’il y avait dans ce passage de notre texte : « Il y a cent ans de cela… » Et il est forcé, pour appuyer son hypothèse du IXe siècle, de considérer comme une addition du Xe siècle la strophe ccxxiii de notre poëme, où il est question de Normands dans l’armée française. Les Normands, en effet, ne se sont pas établis chez nous avant l’an 912.
  2. V. le texte donné par Bartsch en sa Chrestomathie de l’ancien français, p. 18-26.
  3. V. cette étude à notre note du v. 994.
  4. Il est ailleurs question (3,090) de signes de ralliement sur les écus : « Escuz unt genz de multes cunoisances. » C’est l’origine des armoiries. Mais rien de précis quant à la date.
  5. Vers 1,519-1,525.
  6. Les Turcs, dont notre poëte parle plus d’une fois, s’emparèrent de Jérusalem en 1076 ; mais ils ne firent aucun mal aux Chrétiens.
  7. On ne peut rien conclure de l’énumération des échelles de l’armée chrétienne (vers 3,014-3,095). S’appuyant sans doute sur d’antiques cantilènes, le poëte y met des Français (premier, second et dixième corps d’armée), des Bavarois (3e), des Allemands (4e), des Normands (5e), des Bretons (6e), des Poitevins et des Auvergnats (7e), des Flamands et des Frisons (8e), des Lorrains et des Bourguignons (9e). Il est assez difficile de préciser le moment exact où ces différentes nations faisaient partie d’un même empire ou d’un même royaume frank.