La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/L'oubli

De Wicri Chanson de Roland

La période de l’ingratitude et de l’oubli le dernier outrage


XV. — la période de l’ingratitude et de l’oubli le dernier outrage

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 147.jpg[cxlvj]

Voici ce qui certain jour est arrivé à un grand peuple : « Décidément, s’est-il dit en s’éveillant, il faut que j’aie une littérature, une poésie, une épopée. On m’assure, et je me persuade que depuis mille ans je n’ai rien fait encore pour conquérir ce trésor. Rien, rien, je n’ai rien. Pas même une langue digne de chanter les héros… que je n’ai point. Je suis absolument barbare. Il est vrai que je suis en même temps chrétien et catholique ; mais Poésie et Vérité sont, paraît-il, deux choses fort distinctes, et, bien que je possède dans l’Église la plénitude de l’absolue Vérité, je suis, littérairement parlant, demeuré à l’état sauvage. Ma propre histoire m’ennuie et me dégoûte. Clovis est un enfant cruel qui me fait horreur ; Charlemagne est encore d’une rudesse toute germaine ; Roland a-t-il existé ? saint Louis et Jeanne d’Arc sont-ils poétiques ? Oh ! qui me donnera de beaux héros aux noms sonores et gracieux ? Qui me donnera un langage harmonieux et noble ? Mais voici mes héros, les voici. Salut, ô Grèce antique ! Hector, Agamemnon, salut ! Délicieux idiome, le plus beau qui soit né sur les lèvres humaines, je veux te parler, je veux te faire peu à peu pénétrer comme un rayon charmant dans les ténèbres et dans la laideur de ma langue native. Je vais, je vais remonter joyeusement le cours des siècles écoulés, et, puisque le christianisme n’a pas porté bonheur aux lettres, m’élancer d’un bond au delà des âges chrétiens. Cher paganisme, tu es le père de la beauté ; sans toi pas de riantes images, pas de beaux vers, pas d’épopée, pas de patrie. Je serai païen en poésie, en histoire, en art, et chrétien seulement aux heures de la prière. Tout était mort, tout va revivre : c’est la Renaissance ! »

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 148.jpg[cxlvij] Vous connaissez le peuple qui a tenu ce langage : c’est la France, et elle suivait en cela l’exemple de l’Italie. Or, dans le moment même où elle tenait ce langage contre lequel nous ne saurions assez nous indigner, un jongleur passait, chantant Olivier et Roland. La France lui imposa brutalement silence : « Assez de ces sauvageries poétiques ! Assez de ces vers baroques et de ces noms ridicules ! Assez de ces chants de bergers ! » Le jongleur dut se taire. Roland, indigné, fit place à Hector ; Agamemnon détrôna le grand Empereur à la barbe fleurie ; Troie fut préférée à « France la douce », et voici le Décret qui fut promulgué : « Art. 1. La France n’a pas eu de littérature, ni de poésie, ni d’art, avant l’an 1500 de Jésus-Christ. — Art. 2. Elle en aura une désormais, grâce à la Grèce et à Rome religieusement imitées. — Art. 3. Sont regardés comme non avenus tous les poëmes barbares du moyen âge : Ronsard est chargé d’écrire la grande Épopée française. »

C’est ainsi qu’en effet les choses se passèrent à l’époque de la Renaissance, et nous ne pouvons jamais en parler sans quelque frémissement de colère. Le peuple, par bonheur, ne trempa pas dans cette conspiration ; mais toutes les classes lettrées furent plus ou moins coupables. Il fallut assister au spectacle révoltant d’un peuple se découronnant lui-même et proclamant qu’il n’avait pas d’antiquités littéraires ; que les éléments mêmes d’une poésie nationale lui avaient fait défaut ; que sa langue était méprisable autant que sa littérature ; qu’il n’avait pas enfin une histoire ni des héros comparables à ceux des Anciens. Cela n’était encore rien. Des clercs, des prêtres, des évêques, fort honnêtes d’ailleurs et bien intentionnés, élevèrent la voix pour dire que la Vérité n’est pas poétique ; que le Christianisme est contraire à la Beauté ; que l’Église est antipathique à l’Art ; que l’Évangile et le grand style ne sauraient marcher de compagnie. Et ils se mirent à traduire en « beau latin » leur bréviaire dont la barbarie les agaçait. Et ils se tournèrent, en adoration, vers ce soleil levant de la littérature et de la philosophie païennes, devant Platon, devant Horace, devant Anacréon lui-même !

Sans doute, il fallait connaître l’Antiquité ; sans doute, il la Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 149.jpg[cxlviij] fallait aimer. Mais à ce point ? non pas. Et d’ailleurs, il était très-facile de concilier cet amour avec le respect de son pays, avec le souvenir de ses héros, avec le culte de sa poésie nationale. C’est ce que l’Allemagne et l’Angleterre surent bien faire : c’est ce que l’Italie et la France ne firent pas.

Donc, ne nous attendons pas à trouver, depuis le xvie siècle, nos vieux poëmes entourés du même amour. Ils seront désormais stationnaires ; ils ne recevront plus de nouveaux développements : car il n’y a plus désormais à s’occuper de nos Chansons et en particulier de notre Roland que deux classes de lecteurs : d’une part, le peuple des campagnes et la petite bourgeoisie qui dévorent nos Romans en prose, et, d’un autre côté, les érudits qui commencent à considérer ces Épopées tant dédaignées comme une curiosité, comme une « antiquaille », comme un objet de vitrine ou de musée. Hélas ! la Chanson de Roland est bien morte, puisque les érudits s’en occupent.

Deux savants du xvie siècle ont eu le mérite d’ouvrir la voie à ces nouvelles études : nous avons nommé Fauchet et Pasquier. Mais quel esprit différent ils apportent à ce travail ! L’un est plein de mépris pour nos vieux poëmes, et ne le dissimule pas. L’autre ne sait pas cacher ses sympathies très-vives pour cette poésie oubliée. Fauchet est un esprit critique, agressif, voire un peu bilieux. Dans son Recueil de l’origine, de la langue et poésie françaises[1], il essaie de faire connaître « cent vingt-sept poëtes français antérieurs à 1300 ». Il prononce bien le nom de Girart d’Amiens ; mais de Roland, pas un mot. S’il en parle dans ses Antiquitez et Histoires gauloises et françaises[2], c’est pour attaquer les fables du Faux Turpin avec je ne sais quelle acrimonie qui n’est pas de situation. Le bon Pasquier[3], causeur charmant bien qu’un peu long, n’a pas ce ton colère, lorsqu’il cherche à démêler les éléments historiques de la légende de Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 150.jpg[cxlix] Roland à Roncevaux[4]. À Duverdier et à la Croix du Maine[5], il ne faut demander que des indications bibliographiques ; il faut surtout nous montrer fort reconnaissants de celles qu’ils nous donnent sur ces vieux poëmes si dédaignés de leur temps. C’est ainsi que quelques savants du xvie siècle travaillaient dans l’ombre sur nos antiquités nationales, tandis que la foule des érudits se tournait uniquement vers l’étude lumineuse et charmante de la littérature antique. Le temps n’était point venu où les Français attacheraient enfin quelque prix à l’histoire des lettres françaises. On ne s’occupait guère qu’à essayer de créer une nouvelle langue nationale, aussi grecque, aussi latine et aussi peu française qu’il se pouvait. Tel était l’idéal. Cependant Ronsard régnait ; car l’on peut dire avec quelque justesse : « Le roi Ronsard. » Pressé par tous les beaux esprits de son temps, il consentit, un jour, à composer cette Iliade, cette Énéide qui manquait à son pays et, d’une main lourde, écrivit les quatre premiers livres de sa très-médiocre et très-ennuyeuse Franciade[6]. Il eut l’esprit de sentir qu’il induirait ses lecteurs en bâillement, et s’arrêta. La grande entreprise épique de la Renaissance avorta misérablement[7].

Le xviie siècle eut, contre le moyen âge et contre notre Èpopée, un mépris qui fut plus régulier, plus correct, mais aussi vif. Là-dessus, l’école de Malherbe est d’accord avec celle de Ronsard. Seulement, elle englobe Ronsard lui-même dans son dédain, le trouvant trop fantaisiste et trop léger. D’ailleurs, on était séparé du moyen âge par une distance plus longue. On l’ignorait davantage : disons le mot, on l’ignorait absolument. Les idées de la Renaissance reçurent donc du « grand siècle » Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 151.jpg[cl] leur consécration classique ; on les codifia ; on leur donna leur formule définitive. Les qualités littéraires des premiers Renaissants, la verve, la grâce, la fécondité, furent remplacées par une gravité qui ne les valait pas. La possibilité d’une littérature, d’une poésie chrétiennes fut niée en principe par Boileau et par tout son temps, et il fut proclamé que décidément Dieu n’est pas assez poétique. Quant aux héros français, il ne pouvait en être question pour une Épopée. Leurs noms n’étant pas suffisamment doux, on les jeta à la porte de la poésie française, et il fut admis par tous les gens de bien que la prise de Troie était un sujet inépuisable, et qu’en fait de nationalité, il nous restait à chanter uniquement celle des Grecs et des Romains. Aussi, furent-ils couverts des épigrammes les plus fines, ces auteurs ridicules qui s’obstinèrent à trouver Charlemagne épique. Un Louis le Laboureur ne s’avisa-t-il pas d’écrire un poëme héroïque qui portait précisément ce titre malheureux : Charlemagne[8]. Il est vrai qu’il est plein d’adulations et même de platitudes à l’adresse du grand Roi. Et puis, il est si médiocre, si médiocre ! Et à quoi pensait ce pauvre Courtin qui, en l’espace de deux ou trois ans, publia deux autres poëmes sur le grand Empereur ? Le seul titre de ces billevesées[9] jetait Boileau en des indignations bien légitimes… Par bonheur, les Italiens faisaient encore goûter un peu leur littérature aux Français, et la poésie de Boiardo et de l’Arioste exerçait quelque influence parmi nous. Il faut que je remercie Quinault d’avoir osé prendre Roland pour sujet d’un de ses opéras, en 1685[10]. Il fit preuve par là d’un bon Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 152.jpg[clj] goût auquel son siècle n’était pas accoutumé ; il empêcha les beaux esprits de son temps de se déshabituer tout à fait de notre gloire et du nom de notre héros. Puis, l′érudition française était Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 153.jpg[clij] là, qui commença dès lors de se passionner sérieusement pour nos origines littéraires. Nos bénédictins, nos grands érudits laïques ou ecclésiastiques empêchèrent la prescription de s’établir contre Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 154.jpg[cliij] Roland. Un grand savant italien leur avait ouvert la voie. Baronius, dans le tome xiii de ses Annales[11], avait discuté, en vrai critique, les légendes ou les fables auxquelles avait donné lieu le désastre de Roncevaux. Les Bollandistes ne pouvaient que suivre un tel exemple : dans leur tome ii, et à l’occasion de « saint Charlemagne », ils flétrissent énergiquement le Faux Turpin. Ce sont ces mêmes savants qui, en 1688, prononcèrent ces paroles mémorables, où il fut enfin rendu justice à nos malheureuses Chansons : « Peut-être (dirent les Bollandistes, au sujet de saint Guillaume de Gellone[12]) celui qui publierait ces poëmes mériterait bien de la vieille langue française. » Malgré le peut-être, cette phrase était une hardiesse ; que dis-je ? une témérité, si l’on songe au moment où elle fut prononcée. Notre légende, d’ailleurs, avait dû occuper quelques historiens qui ne pouvaient s’empêcher de la rencontrer sur leur route. Pierre de Marca étudia Roncevaux dans l’histoire[13]. Au sujet de la légende elle-même, les esprits se partageaient. Moreri déclare net et d’un ton roide que nos Romans sont des contes fabuleux[14]. le bonhomme Mézeray est plus crédule ; il l’est trop ; car il admet comme un fait historique que Roland fut enterré à Blaye, et il le qualifie très-gravement « d’amiral des côtes de Bretagne et de comte d’Angliers[15] ». Un esprit délié, un type parfait d’érudit Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 155.jpg[cliv] sagace et aimable était Huet, évêque d’Avranches, qui, dans sa Lettre à M. de Segrais sur l’origine des romans[16], cite vingt de nos Chansons. Nommerai-je Ducange[17], ce courageux Ducange, que nous pouvons fièrement opposer aux meilleurs savants de l’Allemagne ? Quel est le document que Ducange n’a pas eu entre les mains et n’a pas su utiliser pour son merveilleux Glossaire ? Il a lu le Roncevaux du xiiie siècle ; il le cite souvent. C’était le temps où, jaloux de lutter avec les Jésuites, les Bénédictins, conduits par le grand Mabillon, recueillaient et critiquaient les Vies de saints de leur Ordre[18] : le monument de Saint-Faron leur donna lieu de parler de Roland et de la belle Aude. Néanmoins, il faut l’avouer, le critique du xviie siècle qui a le plus intelligemment discuté notre Épopée et en particulier la légende de Roland, ce n’est pas un Français, mais un Allemand : Leibnitz a devancé de deux siècles l’érudition de son pays et la nôtre. Dans ses Annales de l’Empire[19], il réfute longuement le faux Turpin ; il émet et cherche à justifier cette idée que la fable de Ganelon est sortie de l’histoire de Wenilo, archevêque de Sens ; il traite, en passant, la question difficile des Rolandssaülen, et, perçant d’un coup d’œil d’aigle les ténèbres de la science, va jusqu’à soupçonner que nos premières Chansons de geste pourraient bien remonter au ixe siècle. Ce n’est plus là de l’érudition seulement, c’est presque du génie. Leibnitz était un des esprits les plus larges de son temps, tout à fait étranger aux petitesses et aux étroitesses de la Renaissance. Il comprenait que tous les siècles et toutes les littératures méritent d’être étudiées et qu’aucun écrit humain ne saurait être indifférent à l’homme. Mais le xviie siècle n’était pas fait pour comprendre une
Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 156.jpg[clv] doctrine si élevée. Le xviiie siècle- encore bien moins, et l’antipode de Leibnitz fut Voltaire.

Voltaire ! Parmi tous ceux qui ont tenu une plume, entre tous les hommes qui ont écrit ou pensé, je n’en connais pas un, non, pas un seul qui ait été moins apte à parler sainement de l’Épopée et de la poésie primitive. Il n’a même pas eu la notion de ces choses augustes. La façon dont il a parlé de la Bible atteste éloquemment que, dans toute l’histoire du monde, il n’a jamais compris que le xviiie siècle. Son grand critérium historique, c’est le plus ou moins de ressemblance que les autres siècles offrent avec le sien. C’est ainsi qu’il a jugé l’Ancien Testament. Mais qui ne comprend pas la Bible ne comprendra jamais Roland. Aussi Voltaire se réjouit-il de déclarer que, de toutes les nations, la France est la moins poétique. Erreur monstrueuse[20], et qui nous fait courir je ne sais quel feu d’indignation dans les veines. Quant à nos poëmes du moyen âge, Voltaire n’est même pas de force à en supposer un instant l’existence, et tel est le « Roi » du xviiie siècle. Contre une telle influence, que pouvaient les savants ? Ils étaient pleins de bonne volonté, mais comptaient si peu de lecteurs. Quelques pages de la Bibliothèque historique du P. Lelong sont consacrées, en 1719, à une bibliographie bien imparfaite de nos vieilles Chansons. Dans un Mémoire de l’Académie des inscriptions, Galland[21] étudie, en 1736, le Charlemagne de Girart d’Amiens, dont il ne reconnaît d’ailleurs ni le caractère, ni le sujet, ni le titre. Il en cite des vers, mais les écorche effroyablement. J’aime mieux M. de Lamoignon, racontant, trente ans avant Galland, son voyage à la vallée et à la chapelle de Roncevaux[22]. Le monument de Saint-Faron est de nouveau décrit et critiqué par D. Toussaint Duplessis, en son Histoire de l’Église de Meaux[23]. Toutefois, ce ne sont là que des Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 157.jpg[clvj] débris de monographies sans largeur et sans lien. Vienne donc un grand ouvrage qui soit tout entier consacré à nos origines littéraires ! Voici cette œuvre que nous attendons, voici l’Histoire littéraire des Benédictins[24]. Je plains ceux qui sont aujourd’hui tentés de sourire des naïvetés et des hardiesses de D. Rivet. Oui, l’illustre Benédictin a quelquefois été trop loin, et je ne saurais admettre avec lui que les Remaniements de notre Roland soient du xie siècle « tout au moins ». Cependant je ne m’indigne pas, et vivent de telles exagérations ! Il est beau de pécher par excès de patriotisme. La véritable critique aura son tour et rétablira bientôt toutes choses en leur place. Bref, les auteurs de l’Histoire littéraire ont été ceux qui ont le mieux contre-balancé l’influence de Voltaire, et qui ont surtout le mieux préparé la réhabilitation de nos vieux poëmes. Laissons après cela, laissons le traducteur de J. de Ferreras s’écrier, au sujet de Roncevaux : « Ce n’est qu’un tissu de fables et de contes de vieilles[25].  » Laissons le P. Daniel insulter Roland, en ne le croyant renommé « que dans les contes de l’archevêque Turpin[26]. » De telles erreurs sont presque aussitôt réparées que commises. D. Carpentier, dans le même temps, complète le Glossaire de Ducange[27] ; l’Encyclopédie elle-même[28] est forcée de discuter la signification des « statues de Roland » et enfin, Lacurne de Sainte-Palaye commence héroïquement ses gigantesques travaux. Il fait transcrire nos Chansons de geste[29] ; il leur emprunte, pour son Dictionnaire, dix mille exemples très-précieux. Au milieu de l’indifférence générale, dom Rivet et lui ne désespèrent pas. C’est ainsi Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 158.jpg[clvij] qu’il faut être. Un travailleur consciencieux tel que Sainte-Palaye peut détruire l’œuvre de l’écrivain le plus influent de son temps, d’un Voltaire. Il ne lui faut qu’une chose pour en arriver là : être dans le vrai.

Cependant, au nez de Voltaire lui-même, les exemplaires de la Bibliothèque bleue circulaient dans toute la France. Galien le restauré et la Conqueste du grand Charlemagne avaient plus de popularité que l’Essai sur la poésie épique. Nos Romans, défigurés, méconnaissables, avaient encore des milliers ou plutôt des millions de lecteurs[30]. Mais les classes lettrées et riches les avaient décidément oubliés. Tout ce qui portait de la poudre et des mouches ignorait Roland et nos épopées nationales. En serait-il toujours ainsi ? Cette ignorance était-elle invincible ? — Non, répondirent MM. de Tressan et de Paulmy d’Argenson.

M. de Paulmy d’Argenson eut un jour une idée : sous les yeux avides des lecteurs de son temps, il entreprit de faire successivement passer les Romans de tous les siècles et de tous les pays. Belle entreprise, mais à laquelle il était médiocrement préparé. Si l’on commençait une telle œuvre en l’an de grâce 1871, on s’attacherait sûrement à offrir au public les textes originaux et sévèrement contrôlés de chacune de ces fictions, que l’on comparerait entre elles et dont on montrerait les sources. Telle est la méthode critique de notre temps ; mais ce n’était pas celle du xviiie siècle. Au lieu de présenter leurs romans sous leurs véritables habits, MM. de Paulmy et de Tressan leur donnèrent à tous, uniformément, les habits de leur siècle, la jaquette dorée, la poudre et les mouches. On travestit ainsi un grand nombre de Chansons de

geste. Mais Roland, le pauvre Roland ! On eut la pensée déplorable de composer une « Histoire » de notre héros, en amalgamant nos vieux romans avec les poëmes italiens[31]. Cette cuisine fut abominable. Mais ce n’est rien en comparaison de la « Chanson de Roland restituée par M. de Tressan ». Restituée est adorable. « Oui, s’écrie M. de Tressan, je vais vous la reconstituer telle qu’elle devrait se chanter à la tête de nos armées. » Et il se met bravement à la besogne, en prose et en vers. Il se grise tellement à ce travail, qu’il en arrive bientôt à croire lui-même à sa propre imagination. Il déclare d’un air fort sérieux que les soldats français ne disaient sans doute que les sept premiers couplets. — Et de quelle chanson parle-t-il donc ainsi ? — De la chanson qu’il vient de composer, lui, Tressan !!![32]


Modèle:Tiret2 homme, heureux mélange de Marseillais, de Gascon et de talon rouge. Néanmoins, et quoique je l’aie citée ailleurs, il faut citer encore, citer toujours cette restitution de Roland. Je l’ai dit, d’ailleurs, dans le titre de ce chapitre : « C’est le dernier outrage. » Mais il est rude.

Notes originales

  1. Paris, Mamert Patisson, impr. du Roy, au logis de Robert Estienne, 1581, avec privilége
  2. Antiquitez et Histoires gauloises et françaises. (Édition de Genève, chez Paul Moreau, 1611, p. 473, etc.)
  3. 1529-1625.
  4. Recherches de la France, livre VII, chap. iii. (Édition d’Amsterdam en 1723, I, pp. 686-692.) C’est au livre II, chap. xv (p. 119 de la même édition), que Pasquier discute l’historicité de Roncevaux.
  5. La Bibliothèque française, de Duverdier, parut en 1580, et celle de la Croix du Maine en 1584.
  6. V. Œuvres de Ronsard, éd.- Nicolas Buon, I, 582
  7. Rabelais ne parle de Roland qu’en passant, pour le faire mourir de soif. (Pantagruel, liv. II, chap. vii.)
  8. Charlemagne, poëme héroïque, à S. A. Sérénissime Mgr le Prince, par Louis le Laboureur, bailly du duché de Montmorency ; à Paris, chez Louys Billaine…, 1664, avec privilége.
  9. Charlemagne, ou le Rétablissement de l’Empire romain (1666). — Charlemagne pénitent (1668).
  10. « Roland, tragédie représentée pour la première fois devant Sa Majesté, à Versailles, le huitième janvier 1685, par l’Académie royale de musique, et remise au théâtre le quinzième novembre 1709. » À Paris, chez Christophe Ballard, seul imprimeur du Roy pour la musique, rue Saint-Jean-de-Beauvais, au Mont-Parnasse, mdccix. Avec privilége de Sa Majesté. Le prix est de « trente sols ». ═ Les personnages du Prologue sont : « Demogorgon, roy des Fées et le premier des Génies de la terre, une troupe de Fées, une troupe de Génies de la terre, etc. » Quant aux « acteurs de la tragédie », ils sont, comme il s’y fallait attendre, empruntés à la poésie italienne. Ce sont : « Angélique, reine de Catay, Temire, Medor (suivant d’un des roys affriquains), Ziliante (prince des Isles Orientales), Roland, une troupe d’Amours, deux Amantes enchantées, une troupe de Sirènes et de Dieux de fleuves, Coridon, Tersandre et des bergers, Logistille (l’une des plus puissantes Fées et celle qui a la sagesse en partage), les Ombres des anciens Héros », et, pour terminer : « la Gloire, la Terreur et la Renommée. » ═ Pour donner une idée de la plus célèbre des œuvres poétiques que le xviie siècle ait consacrées à Roland ; pour montrer de quelle façon Quinault comprenait le moyen âge et surtout l’Arioste, nous allons citer la fin célèbre de cette « tragédie » justement oubliée :

    Acte cinquième. Le théâtre change, et représente le palais de la sage Fée Logistille.....
    SCÈNE TROISIÈME
    Logistille, troupe de Fées, troupes d’ombres de Héros.
    logistille
    Roland, courez aux armes.
    Que la Gloire a de charmes !
    L’amour de ses divins appas,
    Fait vivre au delà du trépas.

    logistille et le chœur des ombres des héros
    Roland, courez aux armes.
    Que la Gloire a de charmes !

    À la voix des Héros, Roland sort de son sommeil et recommence à se servir de sa raison.

    roland
    Quel secours vient me dégager
    De ma fatale flâme ?
    Ciel ! Sans horreur puis-je songer
    Au désordre où l’Amour avoit réduit mon âme !
    Errant, insensé, furieux,
    J’ai fait de ma foiblesse un spectacle odieux ;
    Quel reproche à jamais ne doy-je point me faire ?
    Malheureux ! la Raison m’éclaire,
    Pour offrir ma honte à mes yeux !
    Que survivre à ma gloire est un supplice extrême :
    Infortuné Roland, cherche un antre écarté ;
    Va, s’il se peut, te cacher à toy-même
    Dans l’éternelle obscurité.

    logistille arrêtant Roland.
    Modérez la tristesse
    Qui saisit votre cœur :
    Quel Héros, quel vainqueur
    Est exempt de foiblesse ?

    le chœur des ombres des héros
    Sortez pour jamais en ce jour
    Des liens honteux de l’Amour.

    logistille
    Allez, suivez la Gloire.
    roland
    Allons, courons aux armes.
    Que la Gloire a de charmes !

    le chœur des fées et le chœur des ombres des héros
    Roland, courez aux armes.
    Que la Gloire a de charmes !

    Les Fées et les Ombres des Héros témoignent, par des danses, la joye qu’elles ont de la guérison de Roland : la Gloire, suivie de la Renommée et précédée de la Terreur, vient presser Roland d’aller délivrer son pays.

    SCÈNE IVe ET DERNIÈRE
    La Gloire, la Renommée, la Terreur, Suite de la Gloire, Roland, Logistille, troupe de Fées, troupe d’Ombres de Héros.
    la gloire
    Roland, il faut armer votre invincible bras.
    La Terreur se prépare à devancer vos pas :
    Sauvez votre païs d’une guerre cruelle,
    Ne suivez plus l’Amour, c’est un guide infidelle ;
    Non, n’oubliez jamais
    Les maux que l’Amour vous a faits.

    Roland reprend ses armes que les Fées et les Héros lui présentent ; il témoigne l’impatience qu’il a de partir pour obéir à la Gloire ; et la Terreur vole devant luy. Les Fées et les Héros dansent pour témoigner leur joye ; et Logistille, le Chœur de la Suite de la Gloire, les Chœurs des Fées et des Héros chantent ensemble.

    logistille et les chœurs
    La gloire vous appelle,
    Ne soupirez plus que pour elle ;
    Non, n’oubliez jamais
    Les maux que l’Amour vous a faits.

  11. Ann. 778, § i et ii ; et ann. 812, § xiv-xviii. ═ Cf., dans l’éd. de Lucques, en 1753, t. XIII, pp. 125, 126, les Critiques de Pagi. (Ann. 778, § iii-vi.)
  12. « De Francica tamen veteri lingua fortassis non male mereretur qui ejusmodi pœmata proferret in lucem. » (Acta sanctorum Maii, VI, p. 811.)
  13. Marca Hispanica, auctore Petro de Marca, Parisiis, apud Fr. Muguet, 1688, in-folio (lib. III, cap. vi, col. 245-255). Le cinquième paragraphe du chapitre vi a pour titre : Insidiæ Karolo structæ in faucibus Pyrenœi. Dans les §§ suivants, Pierre de Marca réfute les fables des Espagnols, dont il rend Rodrigue de Tolède principalement responsable : « Rodericus Toletanus talium fabularum est pater et patronus. » Cf. l’Histoire du Béarn, publiée à Paris dès 1640.
  14. « Les romans et les poëtes attribuent à Roland des aventures surprenantes, et ces contes sont aussi fabuleux que ceux des Espagnols. »
  15. « Ce fameux Roland, l’Achille français, si dignement chanté par l’Arioste, l’Homère italien, était amiral des côtes de Bretagne et comte d’Angliers (sic). Charles le fit enterrer à Blaye, avec son épée à sa tête et son cor d’ivoire à ses pieds » (Histoire de France, t. I, pp. 340, 341.) Il est trop évident que Mezeray ne connaît même pas l’existence de notre vieux poëme.
  16. La deuxième édition est de 1678.
  17. Ducange, Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, édition de 1678.
  18. Acta sanctorum Ordinis sancti Benedicti, ive siècle, prem. partie. La Description du monument de Saint-Faron est entre les pages 665-667.
  19. Godefridi Willelmi Leibnitii Annales imperii Occidentis Brunsvicences, ann. 778, I, 75-81. La première édition est de 1707 ; mais nous citons ici celle de Pertz, (Hanovre, 1841).
  20. V., dans ses Œuvres, son Essai sur la poésie épique.
  21. « Discours sur quelques anciens poëtes et sur quelques romans gaulois peu connus » dans les Mémoires de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, t. II, 1736, p. 673 et ss.
  22. Relation manuscrite des Pyrénées et de Roncevaux, 15 décembre 1707.
  23. Paris, chez Gandouin, en 1731, Modèle:In-4o, t. I, pp. 75, 76.
  24. Histoire littéraire de la France, VIe vol., 1742 (pp. 12 et ss.), et VIIe vol., 1746 (pp. lxiii-lxxxii de l’Avertissement). Dans le tome VII, D. Rivet distingue la Chanson de Roland du Roman de Roncevaux, et attribue au onzième siècle ce dernier texte qui est en réalité un remaniement du treizième.
  25. D’Hermilly, Histoire générale de l’Espagne, traduite de l’espagnol de Jean de Ferreras, 1751 et ss.
  26. Histoire de France, 1756, II, 40.
  27. Le Supplément de D. Carpentier parut en 1756.
  28. Au mot Roland. ═ Cf. le Second Voyage de deux religieux bénédictins, qui, p. 250, parlent de la statue de Roland à Stadtberg.
  29. V. les copies de Sainte-Palaye, à la Bibliothèque de l’Arsenal.
  30. V. les éditions de Galien restauré, chez Nicolas Oudot, à Troyes, en 1660 ; chez Jean Oudot, à Troyes, 1679 ; chez Gabriel Bridan, en 1683 ; — de Fierabras, chez Vve Louis Costé, à Rouen, en 1640, etc. ; — de Morgant le Géant, chez Rigaud, à Lyon, en 1613 ; chez Nicolas Oudot, à Troyes, en 1625, etc. Ces publications populaires se sont poursuivies pendant tout le xviiie siècle et ont abouti aux éditions de Galien restauré et des Conquestes du grand Charlemagne qui ont été publiées, au commencement de ce siècle, chez Deckherr, à Montbéliard, etc., etc. Les réimpressions de la Bibliothèque bleue ont été incessantes et sans aucune solution de continuité.
  31. Bibliothèque des Romans, novembre-décembre 1777. L’Histoire de Roland a été empruntée tantôt aux sources françaises, tantôt aux sources italiennes. (Ces sources sont : Girars de Viane, les Quatre fils Aimon, Galien restauré, Fierabras, le Morgante de Pulci, l’Orlando innamorato de Boiardo et sa Suite par Agostini, l’Orlando furioso par l’Arioste et la Continuation de ce poëme par Grotta, la Mort de Roger par Pescatore de Ravenne, etc.)
  32. Bien que nous l’ayons déjà citée dans nos Épopées françaises (I, p. 584), nous croyons rigoureusement nécessaire de citer ici la « Restitution » de M. de Tressan avec le petit Prologue dont il l’accompagne. « Nous ne disserterons pas, dit-il, sur la fameuse Chanson de Roland. Il est certain que, pendant tout le temps qu’ont régné les descendants de Charlemagne et pendant environ trois siècles sous la troisième race de nos rois, les troupes françaises répétaient cette chanson. Sans nous amuser à déterrer dans la poussière des bibliothèques quelques fragments imparfaits et barbares de cette chanson, sans recourir à la supposition d’un manuscrit dans lequel cette chanson se trouveroit transcrite dans son langage originel, imaginons plutôt quels pouvoient en être le sens et l’esprit. Il est probable qu’elle ne contenait point une relation de tous les hauts faits de Roland. Il est plus naturel de croire qu’on présentoit aux soldats le caractère de Roland comme un modèle à imiter et qu’on leur montroit le paladin, comme un chevalier brave, intrépide, ardent et zélé pour le service de son roi et de sa patrie ; qu’on leur ajoutoit qu’il étoit humain après la victoire, ami sincère de ses camarades, doux avec les bourgeois et les paysans ; qu’il n’étoit pas querelleur, évitoit l’excès du vin et n’étoit point esclave des femmes. Enfin voici ce que nous croyons que chantoient nos soldats il y a sept ou huit cents ans, en allant au combat. »
    CHANSON DE ROLAND
    Soldats françois, chantons Roland ;

    De son pays il fut la gloire.

    Le nom d’un guerrier si vaillant
    Est le signal de la victoire.

    Premier couplet.
    Roland, étant petit garçon,

    Faisoit souvent pleurer sa mère.
    Il étoit vif et polisson :
    « Tant mieux, disoit monsieur son père.
    « À la force il joint la valeur.
    « Mauvaise tête avec bon cœur,
    « C’est pour réussir à la guerre. » [Refrain.]


    Au paysan comme au bourgeois

    Ne faisant jamais violence,
    De la guerre exigeant les droits
    Avec douceur et bienséance,
    De son hôte amicalement
    Il partageait la fricassée,
    S’il ne faisoit pas l’insolent
    Ni sa fille la mijaurée. [Refrain.]


    Roland, à table, étoit charmant

    Buvoit du vin avec délice ;
    Mais il en usoit sobrement
    Les jours de garde et d’exercice, etc. etc.

    [Bibliothèque des Romans, déc. 1777, pp. 210-215.]

Voir aussi