La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Origine Chanson

De Wicri Chanson de Roland

Résumé sur l’origine et les éléments de la Chanson


IV. — résumé sur l’origine et les éléments de la chanson

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 024.jpg[xxv]

Notre lecteur maintenant peut répondre à cette question si longuement controversée : « Quelle est l’origine de l’Épopée française ? »

La question étant complexe, la réponse doit l’être aussi.

Il convient tout d’abord de faire la part à l’élément humain. Ces types universels du Traître, de l’Ami, du Vengeur, apparaissent dans la littérature de toutes les races. La Bible nous les offre aussi bien que le Ramayana ; les Sémites nous les présentent aussi bien que les Aryens. La race, le climat, le Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 025.jpg[xxvj] tempérament, n’y font rien. C’est l’homme tout entier avec ses passions, ses défaillances, ses victoires. Et voilà ce que notre poésie nationale doit à l’Humanité.

Mais il est certain que la race indo-européenne a marqué aussi de son cachet propre la Chanson de Roland et toute notre Épopée française : c’est ce qu’a éloquemment démontré M. d’Avril dans la belle Introduction de son Roland. L’idée de la lutte entre le Bien et le Mal revêt, dans les poëmes indo-européens, un caractère singulier de précision et de grandeur. C’est Rama luttant contre Ravana, Rustem contre les mauvais Génies, Sigurd contre le dragon Fafnir[1]. On peut aller jusqu’à dire que l’idée de la Chevalerie, qui fut si magnifiquement complétée par l’Église, est déjà ébauchée dans le Ramayana : « Les héros de la caste des guerriers, amis de leurs devoirs, pensent que l’arc n’est dans leurs mains que pour servir à la défense des affligés[2]. » Un troisième et dernier trait, signalé par M. d’Avril, c’est, dans toutes les œuvres de la race aryenne, « le respect de la femme et son importance dans la société[3] ». Idée de la lutte contre le Mal et les mauvais ; conception première de la Chevalerie ; noble rôle donné à la femme : voilà donc ce que nous pensons ici devoir à notre race...

Descendons encore, descendons plus avant. Fils de la grande famille indo-européenne, nous sommes aussi les membres d’un certain groupe de nations qui, au sein de cette race, ont les mêmes idées sur l’homme et sur Dieu, la même religion, le même culte. Nous avons la joie, nous avons l’honneur d’appartenir à cette partie de la race aryenne qui, grâce à la révélation chrétienne, a conquis la plénitude de la Vérité, et, pour dire la chose en un mot, qui est catholique. Nos Épopées doivent beaucoup à Jésus-Christ, à l’Église. Il n’y faudrait pas voir, avec M. Aroux, des poëmes profondément théologiques, dus à la plume de clercs savants. Nous avons démontré

ailleurs que la foi de nos épiques est toute simple et tout enfantine, quelquefois superstitieuse et souvent ignorante. Mais nous ne saurions trop le répéter : nos Chansons de geste, qui sont peut-être depuis Homère les premiers poëmes sincèrement populaires, attestent hautement que le dogme de l’unité d’un Dieu personnel était devenu chez nous une croyance universelle et banale[4]. Aucune épopée nationale n’avait encore arboré ce beau drapeau du monothéisme : c’est l’éternel honneur de la Chanson de Roland et de nos vieux poëmes, et l’on ne pourra jamais le leur ravir. Notez qu’on y affirme, avec la même naïveté, la foi à la Providence, au miracle, et surtout à la vie future. Puis, l’âme humaine a très-évidemment été agrandie par la Religion nouvelle. La Chevalerie, soupçonnée par le Ramayana, apparaît décidément comme la Force armée au service de la Justice et de la Vérité désarmées. Charlemagne et Roland ne prennent les armes, ne combattent que pour Dieu, et la guerre n’a point d’autre but que de défendre Jésus-Christ, les faibles et les petits… L’amour de l’homme pour la femme n’a pas, dans nos plus vieux poëmes, un caractère énervant ni même gracieux : il est chaste, et la

femme est pure. Voilà ce que notre Épopée doit à l’Église[5]. Après ses origines humaines et aryennes, voilà ses origines catholiques.

Descendons encore, descendons toujours du général au particulier. Entre les peuples catholiques de l’Occident, il en est un qui a eu sur notre Épopée une action vingt fois évidente : ce sont les Germains. On a nié cette influence que nous avons toujours défendue. Nous maintenons ici toute notre pensée, mais en demandant la permission de l’expliquer.

Les partisans de l’influence germaine se divisent en deux groupes bien distincts : les uns veulent que la lettre même et les traditions positives de notre Épopée soient d’origine germanique ; les autres (et nous sommes de ceux-là) n’attribuent cette origine qu’à l’esprit de nos vieux poëmes, à leurs idées générales, à leurs conceptions militaires et politiques, à leur droit, et surtout aux habitudes poétiques de ceux qui les chantaient. Tel est le sentiment de plusieurs érudits tant allemands que français. Encore en est-il quelques-uns parmi eux qui sont tout disposés à admettre que ces idées germaines se sont plus ou moins modifiées sous l’influence de l’Église et de la nationalité romane. Pour tout dire, enfin, nous adopterions volontiers cette définition de M. Gaston Paris : « L’Épopée française, c’est l’esprit germanique dans une forme romane[6] ». Toutefois, si

femme est pure. Voilà ce que notre Épopée doit à l’Église[7]. Après ses origines humaines et aryennes, voilà ses origines catholiques.

Descendons encore, descendons toujours du général au particulier. Entre les peuples catholiques de l’Occident, il en est un qui a eu sur notre Épopée une action vingt fois évidente : ce sont les Germains. On a nié cette influence que nous avons toujours défendue. Nous maintenons ici toute notre pensée, mais en demandant la permission de l’expliquer.

Les partisans de l’influence germaine se divisent en deux groupes bien distincts : les uns veulent que la lettre même et les traditions positives de notre Épopée soient d’origine germanique ; les autres (et nous sommes de ceux-là) n’attribuent cette origine qu’à l’esprit de nos vieux poëmes, à leurs idées générales, à leurs conceptions militaires et politiques, à leur droit, et surtout aux habitudes poétiques de ceux qui les chantaient. Tel est le sentiment de plusieurs érudits tant allemands que français. Encore en est-il quelques-uns parmi eux qui sont tout disposés à admettre que ces idées germaines se sont plus ou moins modifiées sous l’influence de l’Église et de la nationalité romane. Pour tout dire, enfin, nous adopterions volontiers cette définition de M. Gaston Paris : « L’Épopée française, c’est l’esprit germanique dans une forme romane[6] ». Toutefois, si

l’on voulait être complet, il faudrait ajouter que cet esprit a subi en outre l’influence de l’idée chrétienne, et que notre Roland, par exemple, est le chant roman des Germains christianisés. Voilà l’exposé de tout notre système.

Après cette profession de foi, nous nous trouvons encore en présence de deux adversaires, ou plutôt de deux écoles. L’une est celle des ultragermanistes ou ultrascandinaves, qui prétendent que nos Chansons dérivent immédiatement et matériellement des traditions scandinaves et germaines. M. d’Avril a peut-être fait trop de concessions à cette dangereuse école, lorsqu’il a dit que « Roland procède de Sigurd ». Mais le représentant le plus complet du système est M. Hugo Meyer. On se ferait difficilement une idée des audaces de cet érudit ; c’est vraiment le dévergondage de la science allemande. Écoutez plutôt : « Le nom de Ganelon vient du francique Gamalo, qui répond au norois gamal, vieux ; le vieux est souvent le surnom du loup : donc, le nom de Ganelon, qui signifie proprement le Vieux, veut dire implicitement le Loup. Ganelon joue à Roncevaux le rôle du loup dans le crépuscule des dieux. Le rôle donné au loup par la mythologie scandinave repose d’ailleurs sur ce fait que le crépuscule est gris comme le loup, et qu’il engloutit la lumière comme un loup. » Et plus loin : « Roland, ennemi de Ganelon, c’est le dieu de la lumière combattant Fenris. » C’est principalement l’Edda qui est la base de l’argumentation de M. Hugo Meyer, et voici en quels termes il conclut toute sa thèse que nous dénonçons vivement au bon sens du lecteur français : « Je soutiens que la légende francique de Roland a pour base le mythe du dieu Hruodo ou Roldo, qui, vers l’an 800, pouvait avoir cette forme : Le dieu du soleil, Hruodo, fils de Bertha, remarquable par son épée

et par son cor, est trahi par Gamalo, le vieil ennemi des dieux, et blessé involontairement par Oller, dont il aime la sœur. Il finit dans le combat contre les mauvais, dans la vallée des Épines (Roncesval), sous l’arbre cosmique. Le soleil s’arrête après sa mort, les pierres le pleurent, sa bien-aimée le suit dans la mort[8] ». Eh bien ! nous soutenons que ce sont là autant d’hypothèses absolument gratuites et contraires à tous les procédés de la Poésie populaire, tels que nous avons essayé de les établir plus haut. Rien n’est plus inadmissible que cette prétendue persistance des souvenirs païens dans un poëme si profondément chrétien ; rien, sinon toutefois cette prétendue persistance des souvenirs scandinaves dans un poëme si profondément national. Non ; le peuple n’est pas subtil à ce point et n’épilogue pas ainsi sur des symboles. Ouvrez au hasard un document littéraire ou historique du VIIIe siècle, et vous y verrez si l’on gardait alors, même involontairement, le moindre souvenir du dieu Hruodo. M. Gaston Paris, d’ailleurs, a bien réfuté ces ægri somnia. Il a montré que M. Hugo Meyer avait utilisé pour son système des traits qui ne se trouvent point dans la version primitive du Roland ; que, si l’on veut comparer la bataille de Roncevaux à la bataille suprême des Scandinaves, la même comparaison peut s’appliquer à toutes les batailles, qui, toutes au même titre, sont susceptibles de passer pour la lutte du soleil contre le crépuscule ; que l’auteur allemand a donné une importance capitale à des traits fort secondaires de notre légende ; que le rapprochement philologique entre Ganelon (Ganes, Guenes) et Gamalo, est tout à fait inadmissible, etc. etc. Voilà qui est bien ; voilà qui est raisonné à la française. Mais ces fantaisies méritaient-elles une réfutation si développée ? Oui, sans doute, si cette réfutation peut empêcher l’érudition de se lancer plus avant dans une voie si fatale.

Le second système est bien plus scientifique.


Un jeune savant français lui a donné sa formule définitive : « L’Épopée française, dit-il, est sortie d’un milieu roman d’où l’élément germanique n’était pas absent, mais où il ne dominait pas[9] ». Nous nous rapprochons beaucoup plus de ce système que du précédent : il est à peine utile de le dire. Mais nous y trouvons encore je ne sais quel dédain pour l’influence germaine que nous ne saurions tenir pour légitime. Posons donc nos conclusions.

Est-il vrai, oui ou non, que, parmi les trois peuples dont notre nationalité s’est formée, le seul qui chantât, le seul qui eût des habitudes poétiques, le seul qui fût apte à la poésie primitive, ait été le peuple germanique ?

Est-il vrai, oui ou non, que les Gallo-Romains étaient absolument incapables de créer une épopée ? Si les Celtes chantaient encore, est-il vrai, oui ou non, que leurs traditions ou leurs fables n’avaient rien de commun avec la légende de notre Épopée ?

Est-il vrai, oui ou non, que la Royauté, décrite dans la Chanson de Roland, est absolument une royauté barbare ? que le Droit et la Procédure de nos vieux poëmes sont rigoureusement germaniques ?

Est-il vrai, oui ou non, que les Germains ont en réalité possédé des traditions légendaires et des poëmes oraux dont nous pouvons attester l’existence depuis Tacite jusqu’à Éginhard ?

Toutes ces questions, d’ailleurs, peuvent se résumer en une

seule, que nous soumettons volontiers à la bonne foi de nos adversaires : « Si les invasions germaines ne s’étaient pas produites, une épopée populaire aurait-elle pu naître et se développer parmi nous ? » Non, non, mille fois non : pas de Germains, pas d’épopée.

Les théories que nous venons d’exposer nous ont valu parfois de singuliers reproches. On a incriminé notre patriotisme, on nous a accusé de préférer l’Allemagne à la France et de donner un rôle trop considérable à nos mortels ennemis, les Germains. On a trop oublié qu’en réalité les Germains ont contribué à former la France, qui doit son nom à l’une de leurs tribus. On voudrait effacer de l’histoire les invasions du Ve siècle et l’établissement sur notre sol des Burgundes, des Franks et des Wisigoths. Quel intérêt trouverait-on à cet escamotage de l’histoire ? N’avons-nous pas dû à ces envahisseurs le rajeunissement très-nécessaire de notre race, depuis trop longtemps abâtardie et esclave ? Je sais tout le mal qu’ils nous ont fait, et quels dangers leur barbarie a fait courir à l’Église ; mais il faut avant tout dire la vérité, et nous n’avons point à en rougir. Ils mentent, ces théoriciens de la Prusse qui considèrent leur pays comme le seul représentant de l’Allemagne et du germanisme. Nous avons, nous aussi, du sang germain dans les veines ; mais nous appartenons à la race des Germains qui ont fait halte, et nous ne sommes pas de ceux qui perpétuent les invasions !



Notes de l'introduction

  1. La Chanson de Roland, traduction nouvelle, avec une Introduction et des Notes, par Ad. d’Avril, 1865, in-8o, pp. I et II.
  2. Ibid, p. xix.
  3. Ibid, p. xxii.
  4. Nous avons ailleurs développé très-longuement cette doctrine, (L’Idée religieuse dans la poésie épique du moyen âge, 1868, in-8o, p. 8 et ss). Voici quelles étaient nos conclusions : « Plusieurs fois, disions-nous, nous avons eu lieu, dans le cours de ce travail, de comparer l’Épopée française avec l’Épopée grecque et indienne. Nous nous sommes particulièrement demandé ce que ces différentes poésies avaient pensé de Dieu, avaient pensé de l’homme ; cette comparaison a tourné tout entière à l’avantage de nos Chansons épiques. Chez les Grecs, nous avons eu la douleur de constater un polythéisme révoltant et ridicule, à côté d’un fatalisme dont le bon sens d’Homère n’a pas triomphé complètement. Chez les Indiens, ce sont bien d’autres ténèbres : un panthéisme monstrueux, un polythéisme dégradant, des obscurités laides, et, pour couronner tant d’erreurs haïssables, le dogme niais et honteux de la métempsycose. C’en est assez, et, avant même de pousser plus loin cet utile parallèle, nous avons le droit de proclamer cet axiome, résultat d’un long et impartial examen : « Au point de vue religieux et philosophique, nos Épopées ont sur celles de la Grèce et de Rome une supériorité incontestable. La raison n’en est pas difficile à trouver : c’est qu’elles sont chrétiennes. » p. 78)
  5. Notre Épopée, suivant M. d’Avril, « est d’inspiration romaine et pontificale. » Elle se rattache directement à la Papauté. Nos Chansons de geste sont la traduction en chants populaires de la célèbre mosaïque de Latran dans laquelle saint Pierre donne l’étole à Léon III et l’étendard à Charlemagne. (t. I, p. xli.) — La première place dans tous nos poëmes appartient en effet à l’Apostole, au Pape. Roland est représenté par l’auteur de l’Entrée en Espagne comme le général en chef des troupes de l’Église romaine et, dans la Prise de Pampelune, il est appelé le Romain champion (v. 5,743).
  6. 6,0 et 6,1 Voici le passage tout entier de M. G. Paris, (Revue critique, 13 juin 1868) : « Puisque j’ai abordé ce sujet, je crois devoir dire que des études plus approfondies m’ont amené à modifier sensiblement mon opinion en ce qui touche le caractère germanique de notre poésie épique au moyen âge. Je me rapprocherais actuellement des idées qu’a émises à ce propos M. Léon Gautier, et surtout de l’opinion que M. Bartsch a exprimée ici même (Rev. crit., 1866, t. II, p. 407). La question est délicate et compliquée : la trancher en quelques mots serait la fausser. Ce n’est donc qu’avec bien des réserves, et en l’appliquant seulement à une partie de notre ancienne poésie, que je me permettrais d’énoncer ici la formule qui me semble aujourd’hui la plus satisfaisante. Prise en gros et au moins sous un de ses aspects les plus importants, l’Épopée française du moyen âge peut être définie : l’esprit germanique dans une forme romane. J’espère développer quelque jour ce point de vue. »
  7. Notre Épopée, suivant M. d’Avril, « est d’inspiration romaine et pontificale. » Elle se rattache directement à la Papauté. Nos Chansons de geste sont la traduction en chants populaires de la célèbre mosaïque de Latran dans laquelle saint Pierre donne l’étole à Léon III et l’étendard à Charlemagne. (t. I, p. xli.) — La première place dans tous nos poëmes appartient en effet à l’Apostole, au Pape. Roland est représenté par l’auteur de l’Entrée en Espagne comme le général en chef des troupes de l’Église romaine et, dans la Prise de Pampelune, il est appelé le Romain champion (v. 5,743).
  8. Abhandlung über Roland, von Dr Hugo Meyer, Brême, 1868. (Programme de la Hauptschule de Brême.) V. l’article de M. G. Paris dans la Revue critique du 12 janvier 1870.
  9. Bibliothèque de l’École des Chartes, 28e année, 6e série, tome IIIe, 4e livraison : Recherches sur l’Épopée française, par M. Paul Meyer, p. 325, 326. — L’argumentation de M. Meyer peut se résumer en cette proposition : « L’Épopée française n’est ni celtique, ni romane, ni germanique. Elle est née à une époque où ces trois éléments étaient fondus en une seule nationalité, qui est la nationalité romane. Donc, notre Épopée est romane. » Rien de plus vrai. Mais enfin, (tout le monde le reconnaît), la nationalité romane s’est formée de plusieurs éléments. Il nous est permis de remonter le cours du temps et de nous demander quel est celui de ces éléments auquel notre poésie nationale est le plus redevable. Et nous affirmons que c’est l’élément germain, et que, sans lui, notre Épopée ne serait pas.

Voir aussi