La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Le XIXe siècle, fin

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Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 187.jpg[clxxxvj] Si notre lecteur nous a bien suivi en ces dernières pages, il a pu constater aisément année par année, mois par mois, et jusque jour par jour, la vulgarisation toujours progressive de notre Roland. Nous voudrions avoir fait bien vivement sentir cette admirable progression. Mais nous ne sommes encore parvenus qu’en 1863. Or, que d’excellents travaux depuis sept ans, pour ne parler ici que de travaux vulgarisateurs ! C’est tout d’abord l’excellente traduction de M. d’Avril, qui conquiert enfin sa place dans une Collection vraiment populaire[1]. C’est, passez-moi le mot, notre Chanson de Roland ne coûtant plus que vingt sous. C’est encore le livre de M. A. de Saint-Albin, où l’on trouve Roland traduit pour la quatrième ou cinquième fois, et accompagné d’une traduction du Faux Turpin[2]. Ce sont vingt conférences, vingt lectures faites devant des auditoires Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 188.jpg[clxxxvij] d’étudiants, d’ouvriers, de soldats : et ces auditeurs (nous l’avons vu) pleuraient, frémissaient, admiraient, applaudissaient. C’est notre Épopée traduite en polonais[3] ; c’est la réimpression du petit livre danois consacré depuis le xve siècle à la gloire de Charlemagne et de Roland[4]. C’est M. Fr. Michel, donnant une nouvelle édition de notre vieille Chanson[5], publiant le texte de Paris encore inédit, et accompagnant ces deux textes d’une sorte de traduction populaire. C’est la « Bibliothèque bleue », encore en faveur dans nos campagnes ; c’est Galien le restauré, ce sont les Conquestes du grand Charlemagne errant encore sur les quais de Paris. C’est une autre traduction qui vient de paraître et dont M. Lehugeur est l’auteur : en vers, celle-là, et bien médiocre[6]. C’est M. G. Paris, prenant la Chanson de Roland pour sujet de ses leçons au Collége de France, pendant cette triste année 1870-1871, durant ce siège de Paris, où il est si bon de penser à notre vieille gloire nationale et aux poètes qui l’ont chantée !

On peut dire, toutefois, que la période de vulgarisation avait fait place dès l’année 1863 à celle de la critique, et cette ère nouvelle avait été inaugurée par l’œuvre d’un Allemand, par la belle édition du Roland que nous devons à M. Th. Müller[7]. Je me sens d’autant plus à l’aise pour le louer, que je crois avoir fait équitablement la part de la France et de l’Allemagne dans Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 189.jpg[clxxxviij] l’énumération de ces travaux consacrés à notre vieux poëme. Il me semble même qu’on n’a pas suffisamment rendu justice à l’érudition française. Nous croyons que l’initiative, la patience, la pénétration, la critique même, avec la méthode, l’esprit et la clarté, n’ont pas été le privilége de l’Allemagne. Mais, il faut l’avouer, l’édition de M. Müller est la seule qui soit véritablement critique. C’est lui qui le premier a su utiliser, pour établir son texte, le manuscrit de Venise et tous nos Remaniements, le Ruolandes Liet et le Karl de Stricker. Il a vu, d’un œil net, toutes les lacunes de la version d’Oxford ; il les a comblées par autant d’extraits empruntés aux textes de Venise, de Paris et de Versailles. Il a corrigé mille fautes évidentes du scribe si médiocre et si distrait qui a écrit le texte de la Bodléienne. Il a remis cinq cents vers sur leurs pieds. Il a replacé dans leur ordre logique des strophes qui avaient été bouleversées. Depuis sept ans, depuis dix ans peut-être il prépare avec une patience héroïque, et nous promet une Introduction où il doit éclaircir les dernières ténèbres qui enveloppent encore notre Épopée nationale. Cependant, mécontent de lui, il va nous offrir une nouvelle édition de son texte, plus parfaite, plus critique encore. Il y fera sans doute un plus constant emploi de cette Karlamagnus’s Saga, à laquelle M. G. Paris espère emprunter de bonnes variantes et dont le jeune savant français nous a donné en 1864 une analyse si intéressante[8]. Les fragments néerlandais publiés par M. Bormans[9] ne lui seront pas d’une utilité très-considérable, et M. G. Paris les a réduits à leur juste valeur[10], en leur restituant leur caractère véritable, qui est celui d’une traduction et non pas d’un original de nos vieux poëmes. Mais, dans les notes de sa nouvelle édition, M. Müller devra faire usage de Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 190.jpg[clxxxix] l’Histoire poétique de Charlemagne[11]. Pour faire connaître les voyages de notre légende, nous n’avons guère eu plus haut qu’à résumer cet excellent livre[12] ; l’éditeur de Roland lui empruntera, comme nous, plus d’une indication précieuse. C’est là le livre d’où date chez nous l’ère de la critique, cette ère si longtemps désirée et qui avait deux ans plus tôt commencé en Allemagne. Dans sa dissertation sur le Faux Turpin[13], M. Paris a établi que cette œuvre étrange est due à deux auteurs dont il a déterminé les dates. Il prépare, lui aussi, une nouvelle édition de ce Roland dont il a si bien éclairé les origines. Il attache à nos refazimenti plus d’importance encore que M. Müller ; il y découvre beaucoup plus d’éléments antiques, et telle est l’idée mère de tout un travail que nous attendons avec une véritable impatience.

L’Introduction de M. d’Avril, dont nous avons déjà parlé, n’est pas seulement une œuvre de vulgarisation : elle contient des pages très solides sur l’Épopée indo-européenne et les différentes formes qu’elle a reçues dans l’Inde, en Perse, chez les Germains, en France. C’est encore là un bel essai de littérature comparée. Nous osons à peine citer ici les trois volumes des Épopées françaises, où nous avons consacré tant de pages à la Chanson de Roland[14] et qui ont donné lieu à une polémique assez vive. On reprocha vertement à l’auteur d’avoir osé comparer la Chanson de Roland à l’Iliade, et cette témérité faillit Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 191.jpg[cxc] le perdre. Cependant, dans sa Chrestomathie de l’ancien français[15], M. Bartch faisait une chose plus hardie. Il ne craignait pas d’insérer dans le texte même du Roland ces additions nécessaires que M. Müller avait empruntées aux autres manuscrits[16], mais qu’il avait timidement laissées dans ses notes. L’exemple de M. Bartsch nous a encouragé à entreprendre une édition véritablement critique, dont il a si vaillamment donné le premier exemple. Vers le même temps, M. Paul Meyer combattait avec quelque vivacité le premier volume des Épopées françaises[17], et attaquait principalement leur auteur sur trois points difficiles : les origines germaniques de nos épopées, l’existence des cantilènes, le fondement de la versification rythmique[18]. Si discutables, si obscures que fussent ces questions, un jeune élève de l’École des Chartes ne craignit pas de les aborder dans une Thèse consacrée à « la forme et à la composition des Chansons de geste ». M. Camille Pelletan[19] publiera prochainement son travail. C’est alors que parut aussi le Catalogue raisonné des livres de la Bibliothèque de M. Ambroise Firmin Didot[20]. Ce Catalogue est, sous une apparence modeste, un véritable traité de nos Chansons de geste, où l’on s’est surtout proposé d’exposer la filiation de nos romans et la formation de nos cycles. « L’Idée politique dans les chansons de geste, » tel est le titre d’un article qui fut, le 1er juillet 1869, publié dans la Revue des questions historiques[21]. On y discutait longuement le caractère germanique de nos vieux poëmes, et l’on s’attachait à prouver cette thèse d’après la procédure du plaid de Ganelon. Deux ans auparavant nous avions consacré une Étude spéciale à l’examen de l’Idée religieuse dans la poésie épique du Moyen Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 192.jpg[cxci] âge[22], et particulièrement dans le Roland. Entre ces deux travaux, M. Hugo Meyer avait expliqué la légende de Roland d’après les mythes scandinaves[23]. Le bon sens de M. G. Paris, justement alarmé de ces théories ultra-mythiques, prononça sur le livre de l’érudit de Brême une sentence sévère. L’article parut dans la Revue critique[24], où l’on n’est point accoutumé à trouver des douceurs, mais qui a fait faire à l’érudition d’incontestables progrès. Dans la seconde édition de l’Histoire de saint Louis[25], M. Natalis de Wailly donna le modèle d’un texte critique, reconstruit patiemment d’après les règles de la grammaire et les particularités du dialecte : c’est de ce modèle que nous voudrions nous rapprocher. Notre Chanson, d’ailleurs, était tellement « à l’ordre du jour », que chacun de ses mots devenait matière à dissertation. La seule géographie de la Chanson de Roland a été l’occasion de quatre ou cinq travaux dignes d’attention. C’est M. Tamisey de Larroque qui souleva « la question topographique » de Roncevaux dans la Revue de Gascogne. L’archiviste des Basses-Pyrénées, M. P. Raymond, répondit tout aussitôt à cet appel par deux pages nerveuses et concluantes[26]. M. François Saint-Maur jugea cependant qu’il était utile d’accentuer davantage une réponse à ceux qui plaçaient Roncevaux en Cerdagne, et il écrivit sa brochure sur Roncevaux et la Chanson de Roland[27]. Le débat fut résumé avec clarté par la Revue critique, et M. G. Paris ajouta quelques arguments de plus à ceux de MM. Raymond et F. Saint-Maur[28]. Telle est la dernière polémique qu’ait soulevée notre Roland. Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 193.jpg[cxcij] Mais au moment où nous écrivons ces lignes, de nouveaux livres s’impriment, de nouveaux travaux se préparent. Le bruit court que M. Hoffmann a terminé son édition de notre Chanson dont trois exemplaires, dit-on, circulent en Allemagne. Au bas de chaque page, et en regard du texte d’Oxford, M. Hoffmann publiera celui de Venise, dont quelques fragments seulement sont connus du public. Nous avons déjà fait connaître le dessein qu’a M. G. Paris d’éditer le manuscrit de Paris, où sont conservés tant de vers, tant de couplets antiques. D’un autre côté, M. d’Avril songe à donner à sa Traduction une popularité plus profonde et plus étendue. Je sais enfin, je sais des peintres et des sculpteurs qui se proposent de chercher bientôt dans notre Chanson des sujets véritablement héroïques…

Et quelle est l’œuvre qui provoque toutes ces études, qui excite tout cet enthousiasme ? C’est un poëme du XIe siècle, qui était absolument inconnu il y a quarante ans. Tel est le pouvoir de la Beauté vraie. Elle demeure parfois enfouie durant plusieurs siècles ; mais le jour vient où elle est arrachée aux ténèbres, à l’oubli. Et elle lance alors des rayons aussi brillants qu’en sa première nouveauté, des rayons qui éclairent et ravissent le monde entier !

Notes de l'article

  1. Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 187.jpgLa Chanson de Roland, Traduction nouvelle, avec une Introduction et des Notes, par le baron d’Avril. Il en a paru deux éditions : la première, in-8o, chez B. Duprat, en 1855 ; la seconde, in-18, chez Albanel (pour la Société de Saint-Michel), 1866.
  2. La Chanson de Roland, poëme de Theroulde, suivi de la Chronique de Turpin, traduction d’Alexandre de Saint-Albin. Paris, Lacroix, 1865, in-18. (Collection des grandes Épopées nationales.)
  3. Par Mme Duchinska. (M. Pruszak), Bibliothèque de Varsovie, janvier 1866.
  4. Keiser Karl Magnus’s Kronike, éd. Carl Elberling. Copenhague, 1867, in-18.
  5. La Chanson de Roland et le Roman de Roncevaux des XIIe et XIIIe siècles, etc. Paris, Firmin Didot., 1869, petit in-8o. ═ Dans sa Préface, M. F. Michel cherche surtout à accabler… M. Génin. À la dernière page, il avoue fort naïvement n’avoir pas eu connaissance de l’édition de M. Th. Müller (p. 363).
  6. La Chanson de Roland, poëme français du Moyen âge, traduit en vers modernes, par Alfred Lehugeur. Paris, Hachette, 1870.
  7. La Chanson de Roland, nach der Oxforder Handschrift von neuem herausgegeben, erlaütert and mit einem vollständigen Glossar versehen, von Theodor Müller, professor an der Universität zu Göttingen ; erste Hälfte. Gœttingen, 1863. On attend l’Introduction.
  8. La Karlamagnus’s Saga, Histoire islandaise de Charlemagne, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, nov.-déc. 1863, et sept.-oct. 1864.
  9. La Chanson de Roncevaux, fragments de rédactions thioises, avec une Introduction et des Remarques par J.-H. Bormans. Bruxelles, Hayez, 1864.
  10. Bibliothèque de l’École des Chartes, mars-avril 1865.
  11. Chez Franck, en 1865, in-8o.
  12. L’œuvre de M. G. Paris, précédée d’une remarquable Introduction sur les origines et la formation de l’Épopée française, se divise en trois parties : I. Les Sources. II. Les Récits. III. Vérité et Poésie. Ce dernier livre n’a guères été qu’ébauché.
  13. De Pseudo Turpino disseruit G. Paris, in-8o. Chez Franck, 1865.
  14. Les Épopées françaises, Étude sur les origines et l’histoire de la littérature nationale, par Léon Gautier (trois forts volumes in-8o, chez V. Palmé, 1865, 1866, 1868). Dans le premier volume, nous avons écrit l’Histoire externe de tous nos poëmes chevaleresques, et avons fait, pour toutes nos Chansons, ce que nous venons de faire ici pour le seul Roland. Dans le second volume, nous avons, d’une part, analysé longuement notre vieux poëme, et, de l’autre, répondu méthodiquement à toutes les questions qui concernent : 1o sa Bibliographie ; 2o ses Éléments historiques ; 3o les Variantes et modifications de sa légende. (II, pp. 377-460.)
  15. À Leipzig, chez Vogel, 1866. (V., aux col. 27-40, la « Mort de Roland ».)
  16. V. notamment les vers 29-35 de la col. 34.
  17. Bibliothèque de l’École des Chartes, 27e année, pp. 28 et ss. — 28e année, pp. 304 et ss., et, en particulier, pp. 322-342.
  18. Cf. la Lettre à M. Léon Gautier, sur la versification latine rythmique, par G. Paris. Paris. A. Franck, 1866.
  19. Thèses de l’École des Chartes, 1867-1868.
  20. Chez Didot, 1re livraison, 1867. 2e livraison, 1870.
  21. 13e livraison.
  22. Revue du Monde catholique, 1868. Tirage à part, chez V. Palmé, 80 pp. in-8o.
  23. Abhandlung über Roland. Brême, 1868.
  24. 12 février 1870, Modèle:N°7, p. 98.
  25. Histoire de saint Louis, par Jean, sire de Joinville, suivie du Credo et de la Lettre à Louis X, Texte ramené à l’orthographe des chartes du sire de Joinville et publié par la Société de l’Histoire de France, par M. Natalis de Wailly, 1868.
  26. « La Question de Roncevaux », Revue de Gascogne, de septembre 1869, t. X, p. 365.
  27. Roncevaux et la Chanson de Roland, simple réponse à une question de géographie historique, par M. François Saint-Maur. Pau, Vignancour, 1870.
  28. Revue critique, 1869, Modèle:N°37, p. 173.

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