La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Naissance poème

De Wicri Chanson de Roland

Comment nait un poème épique


II. — comment naît un poëme épique


Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 008.jpg[ix]

Pour qu’une plante sorte du sol, s’élève, croisse et s’épanouisse au soleil, il ne suffit pas que le germe en ait été déposé dans la terre : il lui faut encore un certain milieu, une certaine température, je ne sais quel heureux mélange d’humidité et de chaleur.

Il en est de même d’une Épopée. Le Germe ne suffit pas, et, pour qu’elle arrive à son terme, plusieurs autres conditions sont de rigueur. Nous allons les énumérer ici, pour avoir la joie de constater bientôt qu’elles ont été surabondamment remplies par notre Épopée nationale…

Tout d’abord, l’Épopée véritable, populaire, spontanée, n’est jamais née et ne peut naître qu’à une époque sincèrement primitive, à un moment où le sens historique n’existe pas encore, où la légende règne, et règne sans rivale.

Pour que l’Épopée existe, il lui faut non-seulement un moment, mais un milieu spécial. Si l’Hymne, l’Ode, la Poésie lyrique sont essentiellement humaines, l’Épopée est essentiellement nationale. Certaines fleurs ne croissent que dans la terre de bruyère : l’Épopée, elle, ne croît que dans un peuple, ou plutôt dans une patrie. Il lui faut une nation déjà formée et ayant conscience d’elle-même ; il lui faut surtout une nation qui réunisse quatre qualités dont l’assemblage n’est point rare en des temps simples : religieuse, militaire, naïve et chanteuse. J’ajouterai que cette nation ne doit pas être, à l’heure où se Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 009.jpg[x] produit l’Épopée, dans une situation calme et prospère. Jamais la paix n’a rien produit d’épique. La lutte est nécessaire à l’Épopée : elle naît sur un champ de bataille, aux cris des mourants qui ont donné leur vie à quelque grande cause. Elle a les yeux au ciel et les pieds dans le sang.

Ce n’est pas tout : car, jusqu’ici, nous sommes dans le vague. À l’Épopée il faut encore un fait positif, un fait central qu’elle agrandira en le racontant. Ce fait est presque toujours historique. Le plus souvent encore il est triste : c’est une défaite, c’est une mort. Le plus grand élément de toute poésie vraie, c’est la Douleur quand ce n’est point la Sainteté.

Voici donc que l’Épopée a son milieu et son moment ; voici qu’elle est aussi en possession d’un sujet précis…

Que lui manque-t-il encore ? Rien, sinon un héros. Mais ce héros, il faut qu’il résume complétement son époque et sa nation. Il faut aussi qu’il domine le « fait épique » ; oui, qu’il le domine de très-haut, jusque-là que ce fait n’ait aucune signification sans lui et lui emprunte toute son importance.

Telle est, d’ailleurs, dans la formation de l’Épopée, tout le rôle de la Réalité ; mais c’est ici qu’il convient de faire la part de l’Imagination. Elle est considérable. Certains esprits trop rigoureux veulent aujourd’hui trouver un fondement historique à tous les « noms propres », à tous les vers et presque à tous les mots de nos vieux poëmes nationaux. C’est se méprendre étrangement sur les procédés de l’esprit humain. À peine est-il en possession d’un fait positif, — une défaite nationale ou la mort de quelque héros célèbre, — le peuple (car c’est de lui qu’il s’agit) développe ce fait, le dénature, l’exagère, lui donne une allure et des proportions nouvelles. Il n’attend pas longtemps pour se livrer à ce labeur qui consiste à transformer l’histoire en légende. Il se met immédiatement à ce travail dont il n’a pas conscience et qu’il exécute souvent avec une rapidité remarquable. Les choses se sont toujours passées de la sorte et se passeront toujours ainsi, même aux époques de civilisation et d’imprimerie ; mais, à plus forte raison, dans les temps primitifs et de récit oral. En voulez-vous un exemple frappant ? Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 010.jpg[xj]

Les tristes épreuves que nous venons de subir dans notre Paris assiégé nous le fournissent trop aisément. Certain jour nos soldats remportèrent sur l’ennemi (c’était à Chevilly, je pense) un avantage assez marqué, mais, hélas ! sans importance et sans proportions considérables. En moins d’une heure, l’esprit du peuple en avait fait une victoire immense. Même la foule se mit en mouvement, et des multitudes attendirent, dans nos rues encombrées, le passage de vingt mille, de trente mille, de quarante mille prisonniers prussiens. Voilà bien la formation de l’Épopée populaire. Jugez par là ce qu’il en devait être aux IXe siècle- et Xe siècles, alors qu’il y avait si peu de chemins, qu’on recevait si peu de nouvelles et que, passant seulement sur les lèvres populaires, elles étaient si difficilement exactes. Ce furent excellemment les siècles de la légende, et, partant, ceux de l’Épopée.

Mais le peuple ne se contente pas d’amplifier de la sorte les récits historiques, il les dénature autrement que par ses exagérations. Il existe toujours dans son esprit un certain nombre de personnages typiques qu’il groupe toujours dans la légende autour de son héros principal. C’est l’Ami, par exemple, c’est la Femme aimée, c’est le Roi, c’est le Vengeur, mais surtout c’est le Traître. On a dit avec raison que toutes les Épopées indo-européennes se résument dans le combat du Bien et du Mal. Or, le Traître, c’est le Mal. Le peuple, dans tous ses malheurs, et principalement dans toutes ses défaites, voit un traître. Depuis le commencement de cette guerre de 1870, qu’entendons-nous dire à tous nos soldats, à tous nos paysans, à tout le peuple ? « On nous a trahis, on nous a vendus. » Les Français, en particulier, ne peuvent s’imaginer vaincus que par la trahison. Il en a toujours été de même. Tout Roncevaux donne l’idée d’un Ganelon, et, s’il n’existe pas, on l’invente. C’est ainsi que ce type et bien d’autres prennent de toute nécessité leur place dans une Épopée digne de ce nom. Il y entre aussi quelques-unes de ces histoires universelles, de ces contes cosmopolites, de ces légendes qui sont le fonds commun de toute l’humanité et que l’on retrouve, en effet, chez tous Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 011.jpg[xij] les peuples, à toutes les époques. On les insère tant bien que mal dans le tissu du récit épique, qui maintenant est complet. Désormais l’Épopée a toutes ses conditions de vie : elle est.

En résumé, l’Épopée naît à une époque primitive, au sein d’un peuple religieux, militaire et chanteur. Il convient qu’elle possède un grand fait historique qui soit le centre d’une légende profondément nationale ; il lui faut enfin mettre la main sur un héros qui représente exactement tout un temps et tout un peuple. Le fait historique qui sert de base à l’Épopée devra en outre être amplifié par les exagérations populaires, et, à côté du héros réel, le peuple ne tardera point à placer vingt héros imaginaires, qui sont les types immortels de l’Amitié, de l’Amour, et surtout de la Trahison et du Mal…[1].

Voyons si toutes ces conditions ont été remplies par l’Épopée française, et en particulier par notre Chanson de Roland.

Notes de l'introduction

  1. Sur l’origine et la composition de l’Épopée, cf. l’Histoire poétique de Charlemagne, par G. Paris, pp. 1-10 : « L’Épopée n’est autre chose que la poésie nationale développée, agrandie et centralisée… C’est une narration poétique fondée sur une poésie nationale antérieure… Elle se compose essentiellement de quatre choses : les Faits, — l’Idée, — les Personnages, — la Forme. Les Faits et les Personnages doivent être fournis par la tradition nationale. L’Idée offre déjà plus de champ à l’action personnelle : l’idée d’une épopée est, en effet, religieuse et morale. La prédominance d’un de ces aspects sur l’autre, le développement même de ces idées permet au poëte de marquer son sujet de son empreinte. Toutefois, dans leur essence, elles lui sont fournies par la nation, et il ne peut être infidèle à la direction générale qu’elle lui indique. Enfin la Forme, tout en étant aussi déterminée par la poésie antérieure, laisse au talent du poëte une grande liberté de se manifester… » (pp. 3, 4, 5.)

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