La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Naissance Roland

De Wicri Chanson de Roland

Avant-propos éditorial

Pour faciliter la lecture hypertexte et les possibilités d'annotation, ce texte est légèrement adapté.

  • Des titres de section ont été introduits, ils sont en italiques.

Comment est né notre Roland

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 011.jpg[xij]

III. — comment est né notre roland


S’il faut à l’Épopée, pour se produire librement, une époque primitive et simple ; s’il lui faut des générations éprises de la légende et auxquelles le sens critique soit presque absolument étranger, il faut avouer que les IXe et Xe siècles furent admirablement favorables à l’essor de notre poésie nationale. Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 012.jpg[xiij] Seule alors, l’Église gardait les secrets de la vraie science et de la critique sévère. Mais, partout ailleurs, que de fables, et quel amour opiniâtre pour la fable ! Lorsque les Bollandistes écrivirent leur merveilleux Recueil, les Actes des saints qui exercèrent le plus péniblement la sagacité de leur critique furent ceux de cette étrange époque. Même ils durent, au IXe siècle, constater un véritable débordement de la légende, qui mérite alors le nom de mensonge. Mais, dans la littérature populaire, le triomphe de la légende était plus entier, plus éclatant encore : c’est ce qu’attestent tous les monuments de cette époque. En voulez-vous une preuve entre mille ? Vers la fin du Xe siècle, un chroniqueur, que dis-je ? un faussaire, s’imagina d’appliquer à Charlemagne lui-même un texte qu’Éginhard avait appliqué aux seuls messagers de l’Empereur. Oui, l’historien avait dit : « Les députés de Charles vinrent à Jérusalem, » et Benoît, moine de Saint-André au mont Soracte, ne craint pas d’écrire : « Charles vint à Jérusalem. » Vite, la légende s’empare de cette fable ; vite le peuple admet et croit que le fils de Pépin est allé en personne adorer le Saint Sépulcre[1]. Et plus d’un poëme, notez-le bien, est sorti de cette légende que tout un peuple avait rapidement et universellement adoptée. Et tout le moyen âge est plein de cette tradition singulière ; et la Bibliothèque bleue l’offre encore aujourd’hui à la crédulité de ses nombreux lecteurs. Combien d’autres exemples nous pourrions citer ! Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 013.jpg[xiv]

S’il faut à l’Épopée, pour se développer et fleurir au soleil de l’histoire, « une nation déjà formée[2] et ayant conscience d’elle-même, religieuse, militaire, naïve et chanteuse, » aucun peuple, dans l’Europe moderne, n’a mieux mérité que la France de posséder ce trésor enviable d’une poésie héroïque. Dès le IXe siècle, tout au moins, il a certainement existé, au nord de notre Loire, une forte, une indomptable nationalité que rien n’a pu détruire. Les ancêtres de ceux qui pensent aujourd’hui étouffer notre France erraient alors sans nom dans je ne sais quelles steppes inhabitées, comme des tribus de sauvages, ayant à peine une hutte ou une tente pour patrie mobile. L’Angleterre voyait encore l’élément saxon lutter effroyablement dans son sein contre l’élément breton, et tout à l’heure elle allait être envahie par des Français : elle n’avait vraiment pas le loisir de se donner un poëme national. L’Italie était fragmentée en mille tronçons qui cherchaient en vain à se rejoindre : mille tronçons ne produisent pas une voix ; mille petites villes haineuses et turbulentes ne produisent pas une Épopée. L’Espagne ouvrait volontiers la bouche pour chanter dans ses montagnes demeurées libres ; mais bientôt le poing musulman la bâillonnait. Seuls, malgré nos misères, malgré les brutalités de la féodalité naissante, malgré les violences des Normands envahisseurs, seuls nous étions de taille à posséder une poésie nationale, parce que la France seule était alors une réalité, une unité puissante. Est-il besoin d’ajouter que nous étions une race religieuse et militaire ? Les Croisades allaient bien le prouver au monde entier, les Croisades qui sont une œuvre si particulièrement française. Naïfs ? ne l’étaient-ils pas, ces pauvres gens de France qui se mirent alors en route vers la Ville sainte, et qui, à la vue de chaque village, demandaient : « N’est-ce point là Jérusalem ? » Ne l’était-il pas encore, deux siècles plus tard, ce Joinville qui est peut-être le type le plus pur du Français au moyen âge ? Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 014.jpg[xv] Enfin, voici une autre, voici une dernière question : « Étions-nous un peuple chanteur ? » Tacite et Éginhard vont répondre. L’un dit des Germains, qui allaient bientôt envahir notre sol et se fondre avec nos pères : Celebrant carminibus antiquis originem gentis conditoresque[3][NDLR 1]. L’autre nous montre chez les Franks, qui déjà avaient opéré leur fusion avec nous, barbara et antiquissima carmina quibus veterum actus et bella canebantur[4]. Donc, nous savions chanter, et nous chantions ; donc, notre peuple avait vingt fois toutes les conditions requises pour enfanter une Épopée. Il n’y manqua point.

Il est beau de savoir chanter ; mais encore faut-il trouver une digne matière à ses chants. Faute d’un noble sujet, toute Épopée languit et meurt. La nôtre se fût flétrie en son germe ; mais voici Charlemagne : elle vécut. Nous avons dit ailleurs que sans cet homme prodigieux nous n’aurions pas possédé de poésie profondément nationale. On nous a reproché cette hyperbole[5] : nous ne nous en dédisons pas. Quelques chants provinciaux, tels que les Lorrains et Raoul de Cambrai, eussent peut-être conquis sans Charlemagne une popularité restreinte dans l’espace et restreinte dans le temps : œuvre de poëtes mal baptisés, poëmes vraiment barbares qui ne sont l’expression ni de la pensée française, ni de la pensée chrétienne. Mais sans Lui rien de national, rien de beau, rien de durable. Ce colosse se tient debout à l’entrée du moyen âge, repoussant d’une main la grande invasion germanique, et de l’autre main la grande invasion musulmane. Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 015.jpg[xvj] Il leur crie : « Halte ! » et ces deux torrents font mieux que s’arrêter : ils reculent. Le monde moderne peut enfin commencer, et le Christianisme remplir plus librement son rôle social, malgré tant d’obstacles et au milieu de tant de ténèbres. De ses lèvres aimantes, Charles baise la Croix qui a sauvé le monde ; sur son cœur il étreint la Papauté comme une mère dont il veut pour longtemps assurer la vie désormais libre, honorée, glorieuse. Toute son œuvre est là, et voici bien les deux grandes choses qu’il a faites : il a clos l’ère des invasions ; il a rendu la Vérité indépendante. C’est en vain qu’on a voulu comparer à César, à Napoléon, à d’autres génies, ce protecteur très-intelligent de l’Église romaine, ce fondateur très-puissant du grand Empire catholique. En vérité, ces comparaisons lui sont injurieuses, et, comme M. de Montalembert nous l’écrivait il y a deux ans : « Il ne faut point surtout comparer entre eux Charlemagne et Napoléon : Charlemagne, le plus honnête de tous les grands hommes, et Napoléon, celui de tous qui a le plus méprisé la conscience humaine ! »

Eh bien ! c’est dans l’histoire de Charles, de ce géant, que notre Épopée va trouver ce fait central dont nous avons déjà parlé et qui lui est rigoureusement nécessaire.

Un jour, — c’était en l’année 777, et Charles n’avait que trente-cinq ans, — il reçut à Paderborn une visite étrange : deux émirs d’Espagne se présentèrent devant lui et se donnèrent au roi des Franks, eux et leurs villes[6]. L’un d’eux, Soleyman-Ebn-Jaktan-Alarabi, était gouverneur de Saragosse ; l’autre est appelé « Abuthaur » par nos historiens. Le fils de Pépin vit bien vite à qui il avait affaire, et dut se rappeler cette parole de l’Évangile : « Tout royaume divisé contre soi périra. » Les musulmans d’Espagne étaient en pleine discorde. Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 016.jpg[xvij] Les deux Émirs se plaignaient vivement du kalife Abd-el-Raman, qui avait été chassé d’Afrique et s’était réfugié en Espagne pour y fonder la seconde dynastie des Ommiades. Or, il se trouvait que Charles n’avait alors rien à faire : la Saxe était tranquille et l’Italie ne l’inquiétait pas. Traverser les Pyrénées, étendre les limites du nom chrétien, éloigner ces musulmans qui faisaient du prosélytisme à coups de sabre et ne se lassaient point d’envahir tant qu’il y avait de la terre devant eux : cette belle entreprise tenta la grande âme du roi frank. Il partit au cœur de l’hiver, n’étant pas homme à laisser perdre une bonne occasion. Deux armées chrétiennes franchirent les Pyrénées, l’une à l’Occident, l’autre à l’Est ; leur rendez-vous était sous les murs de Saragosse. Charles s’empara de Pampelune ; mais il semble, suivant les historiens arabes, qu’il échoua devant Saragosse et que cette ville ne lui ouvrit pas ses portes comme Soleyman-Ebn-Jaktan-Alarabi le lui avait promis. Le Roi ne s’étant point préparé aux longueurs d’un siége, il n’y avait plus rien à tenter dans l’Espagne, qui d’ailleurs était conquise jusqu’à l’Èbre. Charles donna le signal de la retraite. C’est ici que se place l’épouvantable catastrophe dont Éginhard n’a pu dissimuler toute la gravité, et qui devint aisément le centre de notre Épopée...

Ronceveaux

Il faut ici se représenter la grande armée franke serpentant dans les défilés des Pyrénées et descendant vers la Gascogne. Que le peintre s’imagine la variété merveilleuse des costumes militaires de cette époque, les uns tout germains et barbares, et les autres qui gardent encore quelque reste de l’armure romaine. La Grande Armée s’avance, Charles en tête : elle passe..., elle est passée. C’est le tour de l’arrière-garde, où l’on voit toute l’élite de la cour germaine de Charles, le comte du palais Anselme ; Eggihard, le « prévôt de la table royale » ; Roland, le préfet des Marches de Bretagne, et cent autres. Ils marchaient sans défiance, se disant sans doute qu’une guerre venait de s’achever, et que, jusqu’à la prochaine expédition, ils auraient quelques jours de repos. Ils arrivaient à ce lieu de la montagne qu’indique aujourd’hui la petite chapelle d’Ibagueta. Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 017.jpg[xviij] Le défilé est tellement étroit dans ce passage, que deux ou trois hommes y peuvent seuls marcher de front. À droite et à gauche s’élèvent des forêts impénétrables. Tout à coup, un bruit terrible se fait entendre. Ce sont des cris de joie, des cris sauvages. Un grand mouvement se fait dans les bois : des milliers d’hommes en sortent et se jettent sur ces soldats qui marchent deux à deux entre des rochers… Ces agresseurs inattendus, c’étaient les montagnards basques que tentait l’espoir d’un gros butin, et qui d’ailleurs, comme tous les montagnards, n’aimaient pas que l’on violât ainsi leurs montagnes. Ils précipitèrent les Franks dans le petit vallon qui est là, tout près, afin de se donner la joie de les égorger plus à l’aise. Et, de fait, ils les massacrèrent tous : oui, tous, jusqu’au dernier. Ces vieux soldats, qui avaient fait toutes les campagnes de Charles, ils périrent là obscurément, frappés par des ennemis inconnus et vils. Leurs cris de mort parvinrent sans doute jusqu’aux oreilles du Roi qui voulut les venger et revint sur ses pas pour punir une aussi lâche agression. Mais, hélas ! la nuit noire était tombée, et Charles ne trouva plus un seul Gascon sur le champ de bataille que couvraient les corps sanglants des héros franks. On fouilla vigoureusement les bois voisins ; mais on n’y trouva aucun montagnard : ils connaissaient trop bien ce pays, et s’y étaient trop facilement cachés. Vaincu par un aussi méprisable ennemi qu’il ne pouvait atteindre, le jeune roi dut, la rage au cœur, renoncer à toutes représailles. Il revint en France, et, comme le dit Éginhard, la douleur que lui fit ressentir cet échec effaça dans son âme le souvenir joyeux de toutes ses victoires en Espagne[N 1]

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 018.jpg[xix] La tradition rapporte que ces choses se passèrent dans le petit vallon de Roncevaux, entre les défilés de Sizer et le Val-Carlos. Il est possible, suivant la conjecture d’un savant contemporain, Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 019.jpg[xx] que les Arabes se soient unis aux Basques dans cette aventure terrible, qui compromit un instant les destinées de Charles et pouvait compromettre celles de tout l’Occident chrétien[7]. Ce qu’il y a de certain, c’est que le désastre fut considérable. L’intensité de la légende prouve même que les historiens ont atténué cette défaite. Un simple accident d’arrière-garde n’aurait jamais produit un tel dégagement de poésie.

Voilà, voilà bien notre fait central : mais quel sera notre héros ?

Le héros, dans une Épopée, c’est rarement le Roi[8], que sa grandeur attache parfois au rivage et auquel, dans la poésie primitive, on garde plus souvent le rôle de vengeur. Ici, ce n’est pas Charles, mais Roland. Or, nous ne pensons pas que dans aucune Épopée il existe un héros qui résume plus fidèlement son temps et son pays. La Légende en a fait d’autant plus volontiers un type, un idéal complet, que l’Histoire nous avait laissé sur lui moins de détails. Le peuple lui a prêté la taille et la force d’un géant[9] : car ces générations étaient fortes et Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 020.jpg[xxj] d’une santé énergique. On a fait de Roland un soldat uniquement épris de la guerre : c’est que telle fut en réalité la plus chaude passion des Franks, et plus tard des Français. On n’a point manqué de lui attribuer une bravoure de lion : l’Histoire ne nous atteste-t-elle pas, à chacune de ses pages, que le courage était chez nos pères une vertu presque banale ? Mais on n’a pas oublié de lui prêter aussi quelques défauts qui sont les nôtres : il est brutal comme un soldat, colère comme un barbare, boudeur comme une femme ou comme un enfant. Néanmoins on lui pardonne beaucoup, comme à tous les Français, parce qu’il a le cœur haut et large. Les proportions de ce cœur sont, en vérité, magnifiques : Roland ne connaît pas les petitesses de la vengeance ; il n’est pas de la race étroite des rancuniers : encore une vertu française. Mais surtout qui peindra son amour pour la France ? Où sont-ils, ces esprits aveugles ou myopes qui prétendent que le patriotisme n’est pas chez nous âgé de plus de cent ans ? À coup sûr Roland aime autant son pays que le plus sincère et le plus dévoué des volontaires de 1792. La France ! il n’a que ce mot à la bouche et cet amour au cœur, et voici quelques mots qui sont le résumé de son âme : « Terre de France, vous êtes un doux pays ! » Quand la France est en péril, il regarderait comme une honte de penser à tout autre être aimé, même à sa fiancée, même à la belle Aude. Il se rue dans la mêlée en songeant à deux choses, à la France et à sa gloire pour laquelle il a des soins délicats et tendres. C’est là justement ce qu’on a si bien appelé l’honneur français, et qui ne se retrouve point ailleurs. La piété, une piété profonde et forte, domine et pénètre toutes les vertus de Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 021.jpg[xxij] Roland : rien n’est plus français que ce mélange. Lisez Villehardouin et Joinville, lisez les vers de Thibaut de Champagne et de Quènes de Béthune, lisez tous nos chroniqueurs et tous nos poëtes : vous constaterez partout, chez le chevalier de France, une foi simple et rude, voire même certains éléments de sainteté, que peut-être on ne trouverait pas ailleurs au même degré. Nous ne pouvons qu’indiquer fort rapidement les éléments d’une constatation très-facile : les textes se pressent sous notre plume. Roland, en résumé, nous apparaît comme le type le plus héroïque, mais surtout le plus exact, de la race française[10]. Il remplit donc toutes les conditions du héros épique.

Telle est, dans la formation de la légende Rolandienne, « le rôle de l’histoire, de la réalité ; mais il faut, comme nous l’avons dit, faire la part de l’imagination ». Transportons-nous, si vous le voulez bien, aux IXe siècle- et Xe siècles. Placés fort loin des Pyrénées et connaissant à peine l’existence des Gascons, nos Français du Nord attribuèrent fort naturellement le désastre de Roncevaux à ces terribles Sarrazins qui devenaient de plus en plus les ennemis mortels, et, pour ainsi dire, uniques de la Chrétienté. La Prusse, dit-on, appelait la France de ce nom tout court : l’Ennemi ; il en fut de même des musulmans aux yeux de nos pères. La grande invasion de 792-793, et la victorieuse défaite du comte Guillaume sur la rivière de l’Orbieux, à Villedaigne, ne firent que donner une nouvelle force à ces idées et augmenter encore cette confusion[11]. Tout ennemi Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 022.jpg[xxiij] de la France fut dès lors décrété musulman par l’opinion populaire. En 812, nouvelle trahison des Gascons[12]. En 824, les Français sont encore surpris dans les Pyrénées par ces montagnards rusés et cruels : les comtes Eble et Asinaire périssent dans cet autre Roncevaux[13]. Ces nouveaux échecs confirment la légende du désastre primitif avec lequel ils se confondent ; mais on ne laisse pas de les mettre également sur le compte des Sarrazins. Ce fut bien pis encore au XIe siècle. La haine des deux races fut alors à son comble. Le monde entier ne parut plus qu’un champ de bataille immense où combattaient, la lance au poing, les champions et les ennemis de Jésus-Christ. Il importe donc assez peu qu’il y ait eu réellement des Sarrazins à Roncevaux en 778. L’imagination fut ici la plus forte et donna pour unique ennemi à la France ses adversaires les plus redoutables. Rien n’est plus logique.

Et maintenant voyez, voyez se former petit à petit la légende de notre Roland. Le fait historique de 778 a été exagéré, dilaté, agrandi. On a fait de Roncevaux une défaite gigantesque d’où peut dépendre la vie de tout un grand peuple et qui conduit aux précipices la France avec l’Église elle-même. Les Gascons ont été transformés en Sarrazins. Le premier rôle de ce drame élargi a été hardiment donné à Roland, et l’on n’a laissé au roi Charles que la mission de le venger. Ces représailles, il est vrai, n’ont aucune réalité dans l’histoire ; mais l’idée de la Justice et du Châtiment est trop ancrée dans l’esprit du peuple pour qu’il puisse tolérer que les vainqueurs de Roland Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 023.jpg[xxiv] restent longtemps impunis. Donc, — au lieu de chercher inutilement, comme dans Éginhard, la trace des Gascons devenus invisibles, — Charles rencontre les Sarrazins et leur inflige dans notre poëme une défaite honteuse. Dans notre légende, comme dans le drame populaire, l’Innocence à la fin triomphe et la morale est satisfaite. Et voilà le canevas de presque toute notre Chanson.

Il fallait un traitre, ce fut Ganelon

Néanmoins, il y manque un élément important, une personnalité, un type nécessaire. Que la légende ait dû inventer les noms des Rois ou des Émirs sarrazins, rien de plus naturel ; qu’elle leur ait prêté les mœurs et les costumes des princes ou des barons chrétiens, rien de plus conforme aux procédés de la poésie populaire ; qu’elle nous fasse assister à des Conseils tenus par des rois païens et nous en offre une peinture toute semblable à celle de nos propres Assemblées françaises : c’est encore un usage des Épopées anciennes. Je ne m’étonne pas que le poëte ait emprunté à la Bible le miracle de Josué arrêtant le soleil et qu’il l’ait approprié à Charlemagne, notre Josué. Je m’explique encore qu’il ait plusieurs fois employé les songes et nous ait décrit les présages surnaturels qui annoncèrent la mort de Roland : ce sont là de ces histoires universelles qui circulent chez tous les peuples et qu’on retrouve dans toutes leurs poésies. Mais je ne comprendrais pas que la légende eût omis de créer ce type qui existe dans toutes les Épopées indo-européennes : le Méchant, le Maudit, le Traître. Il fallait, de toute nécessité, qu’elle incarnât ce type dans un homme vivant et qu’elle lui communiquât une vie réelle ; car la Légende ne connaît pas les abstractions et ne nous montre que des êtres de chair et d’os. À la légende de Roland il fallait un traître.

Ce fut Ganelon.

Ils se sont étrangement trompés, ceux qui ont avidement fouillé les chroniques pour faire de Ganelon un personnage historique, réel. Génin, malgré tout son esprit et bien qu’il adoptât une vieille idée de Leibnitz, nous paraît avoir fait fausse route lorsqu’il nous a offert le fameux Wenilo, archevêque Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 024.jpg[xxv] Modèle:Tiret2 de Sens, comme le modèle de notre traître épique[14]. En réalité, les deux personnages ne se ressemblent que de très-loin. Ce triste prélat qui trahit la cause de Charles le Chauve pour embrasser le parti de Louis le Germanique et que Charles fit condamner au concile de Savenières en 859, est une bien pâle et bien pauvre figure en comparaison de notre Ganelon. Rien, rien de commun entre ce soldat haineux et cet évêque fluctuant. Ne nous attardons pas dans ces assimilations sans profondeur. C’est de la petite critique : élevons nous plus haut. À nos yeux, Ganelon est le type général du Traître, et doit sans doute son nom à sa fonction, à son rôle lui-même. L’imagination a fait le reste ; car enfin, par certains côtés, nos légendes sont des romans… D’ailleurs, la punition de Ganelon ne fut pas moins réclamée que celle des Sarrazins par l’indignation du bon sens populaire. Il a donc fallu le sacrifier aussi à ces exigences très-légitimes : de là son jugement et sa mort.

Désormais la Légende est complète. Vienne un grand poëte pour la fixer et pour l’écrire !

Notes de l'article

Notes regroupées

  1. V. les Épopées françaises, (t. II, p. 265), où nous avons, le premier, développé cette thèse. Éginhard (Vita Karoli, c. xvi) avait dit : « Cum legati Karoli quos cum donariis ad sanctissimum Domini ac Salvatoris nostri sepulchrum locum que resurrectionis miserat, ad eum venissent, etc. etc. » Et, dans la Chronique du moine Benoît, on lit : « Cum ad sacratissimum Domini ac Salvatoris Jesu Christi sepulchrum locumque resurrectionis Carolus advenisset, etc. etc. » (Pertz, Scriptores, III, pp. 710, 711). Toute la suite du texte d’Éginhard a été tronquée dans le même sens : nous l’avons longuement fait voir. (I. I., pp. 263-266.)
  2. La formation même de cette nationalité est favorable à la poésie : « De même que toute combinaison chimique est accompagnée d’un dégagement de chaleur, de même toute combinaison de nationalités est accompagnée d’un dégagement de poésie. » (Lemcke, Études sur les ballades traditionnelles de l’Écosse, Jahrbuch für romanische Literatur, t. IV.) Cf. G. Paris, t. I., p. 3.
  3. Germania, cap. ii. — Cf. ce texte des Annales (II, 88) : « Canitur adhuc barbaras apud gentes, » et Jornandès (De Gothis, cap. iv) : « Quemadmodum et in priscis Gothorum carminibus pene historico ritu in commune recolitur. »
  4. Vita Karoli, cap. xxix. (Œuvres complètes d’Éginhard, édition de la Société de l’Histoire de France, I, 88.) Cf. le texte précieux de la Vie de saint Ludger, premier évêque de Munster, par Altfrid (première moitié du IXe siècle). Le Saint guérit un aveugle qui antiquorum actus regumque certamina bene noverat psallendo promere. » (Acta sanctorum Bollandiana, 26 mars.)
  5. Paul Meyer, Recherches sur l’Épopée française, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, 28e année, p. 327.
  6. « Venit in codem loco ac tempore, ad regis præsentiam, de Hispania Sarracenus quidam, nomine Ibinalarbi, cum aliis Sarracenis sociis suis, dedens se ac civitates quibus cum rex Sarracenorum præfecerat » Éginhard, Annales, ann. 777, reproduit par le Poëte saxon, etc., etc.)
  7. V. Reinaud, Invasions des Sarrazins en France, p. 96. — Il ne faut point perdre de vue ce texte d’Éginhard, qui nous montre en 806 les habitants de Pampelune et de toute la Navarre rentrant sous la domination de Charles après s’être donnés aux Sarrasins quelques années auparavant.
  8. « En général, le Héros Indo-Européen n’est pas le Roi : il appartient toujours à la descendance la plus illustre, mais il n’est pas le Chef des chefs. Ainsi ce n’est pas Rama, mais Dasaratha, qui représente la splendeur de la Royauté indienne. Il en est de même dans le Maha-Barata et dans le Schanameh. À côté du héros Rustem, il y a le roi de Perse, Kaus. À côté d’Achille, Agamemnon. Ce n’est pas le Roi des rois, mais le fils de Pélée qui peut tuer Hector et accomplir l’œuvre de la prise de Troie. C’est Parceval avec ses compagnons, et non pas le roi Artus, qui conquerra le Saint Graal… » (D’Avril, Chanson de Roland, p. xxxi.)
  9. V. sur la taille gigantesque de Roland, outre vingt passages de nos Chansons, le trop fameux distique de la ville de Spello : « Orlandi hic Caroli magni metire nepotis — Ingentes artus. Cætera facta docent ». Génin a cité avant nous le témoignage de Gryphiander : « En effet, nous autres, Allemands, quand nous voyons un homme de taille ample et haute, un colosse quelconque, nous disons : C’est un Roland. » (De Rolandis seu Weichbildis.) Cf. dans l’Introduction de Génin (p. xxii-xxiv) le curieux récit de l’historien du prince palatin Frédéric II, qui eut la curiosité d’ouvrir le tombeau de Roland à Blaye et n’y trouva, au lieu d’ossements gigantesques, « qu’un tas d’osselets à peu près gros comme deux fois le poing. » (Hubertus Thomas Leodius, De Vita Frederici II, lib. I, p. 5.)
  10. V. dans les Épopées françaises, II, pp. 152-159, le « Portrait de Roland d’après toutes les Chansons de geste ».
  11. Sur l’invasion terrible de 792-793 nous possédons les textes les plus précieux : I. « Anno 792, Sarraceni, Septimaniam ingressi prælioque cum illius limitis custodibus atque comitibus conserto, multis Francorum interfectis, ad sua regressi sunt. » (Éginhard, Annales, 796.) ═ II. « Anno 793, Sarraceni, venientes Narbonam, suburbium ejus igne succenderunt multosque Christianos, ac, præda magna capta, ad urbem Carcassonam pergere volentes, obviam eis exiit Willelmus, quondam comes, aliique comites Francorum cum eo, commiseruntque prælium super fluvium Oliveio, ingravatumque est prælium nimis ceciditque maxima pars in illa die ex populo christiano. Willelmus autem pugnavit fortiter in die illa… Sarraceni vero, collectis spoliis, reversi sunt in Hispaniam. » (Annales Moissacences, ann. 793. — Cf. Annales Fuldenses et Hepidanni monachi Annales.) Des quelques lignes qui précèdent sont sortis toute la geste de Guillaume-au-court-nez et le beau poëme d’Aliscans que nous nous proposons de traduire.
  12. « Superato pene difficili Pyrenæorum transitu Alpensium, Pampelonam Ludovicus descendit… Sed, cum per ejusdem montis remeandum foret angustias, Wascones, nativum assuetumque fallendi morem exercere conati, mox sunt prudenti astutia deprehensi. » (L’Astronome Limousin, Vita Hludovici, § 18 ; Pertz, Scriptores, II, 615, 616.)
  13. Éginhard, Annales, 824. Éd. Teulet, I, 372. — L’Astronome Limousin, Vita Hludovici ; Pertz, Scriptores, II, 628.
  14. F. Génin, la Chanson de Roland, Introduction, p. xxv-xxviii.

Notes développées

Pour une meilleure lisibilité, ces notes ont été développées.

Textes importants

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 017.jpg[xviii]

(page xviii, note 1)  
Voici les textes très-importants sur lesquels s’appuie toute notre légende et d’où notre Chanson est sortie.

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 018.jpg[xix] I. « Tunc Karolus, ex persuasione Sarraceni, spem capiendarum quarumdam in Hispania civitatum haud frustra concipiens, congregato exercitu, profectus est, superatoque in regione Wasconum Pyrinei jugo, primo Pompelonem, Navarrorum oppidum, aggressus, in deditionem accepit. Inde, Hiberum amnem vado trajiciens, Cæsaraugustam, præcipuam illarum partium civitatem, accessit, acceptisque quos Ibinalarbi et Abuthaur quosque alii quidam Sarraceni obtulerant obsidibus, Pompelonem revertitur. Cujus muros, ne rebellare posset, ad solum usque destruxit ac, regredi statuens, Pyrinei saltum ingressus est. In cujus summitate, Wascones, insidiis collocatis, extremum agmen adorti, totum exercitum magno tumultu perturbant. Et licet Franci Wasconibus, tam armis quam animis, præstare viderentur, tamen et iniquitate locorum et genere imparis pugnæ inferiores effecti sunt. In hoc certamine plerique aulicorum quos Rex copiis præfecerat, interfecti sunt, direpta impedimenta et hostis, propter notitiam locorum, statim in diversa dilapsus est. Cujus vulneris acceptio magnam partem rerum, feliciter in Hispania gestarum in corde Regis obnubilavit. » (Éginhard, Annales, ann. 778. Reproduit par le Poëte saxon, Historiens de France, V, 143.)

II. « Hispaniam quam maximo poterat belli apparatu adgreditur Karolus, saltuque Pyrinei superato, omnibus quæ adierat oppidis atque castellis in deditionem susceptis, salvo et incolumi exercitu revertitur, præter quod in ipso Pyrinei jugo Wasconicam perfidiam parumper in redeundo contigit experiri. Nam cum, agmine longo, ut loci et angustiarum situs permittebat, porrectus iret exercitus, Wascones, in summi montis vertice positis insidiis, (est enim locus ex opacitate silvarum, quarum ibi maxima est copia, insidiis ponendis opportunus), extremam impedimentorum partem et eos, qui, novissimi agminis incedentes, subsidio præcedentes tuebantur, desuper incursantes, in subjectam vallem dejiciunt, consertoque cum eis prœlio, usque ad unum onmes interficiunt ac, direptis impedimentis, noctis beneficio quæ jam instabat protecti, summa cum celeritate in diversa disperguntur. Adjuvabat in hoc facto Wascones et levitas armorum et loci in quo res gerebatur situs ; econtra Francos et armorum gravitas et loci iniquitas per omnia Wasconibus reddidit impares. In quo prœlio Eggihardus, regiæ mensæ præpositus, Anselmus, comes palatii, et Hruodlandus, Britannici limitis præfectus, cum aliis compluribus interficiuntur. Neque hoc factum ad præsens vindicari poterat, quia hostis, re perpetrata, ita dispersus est ut, ne fama quidem remaneret, ubinam gentium quæri potuisset. » (Éginhard, Vita Karoli, ix.)

III. « Karolus… statuit, Pyrenæi montis superata difficultate, ad Hispaniam pergere laborantique Ecclesiæ sub Sarracenorum acerbissimo jugo, Christo fautore, suffragari. Qui mons cum altitudine cælum contingat, asperitate cautium horreat, opacitate silvarum tenebrescat, angustia viæ vel potius semitæ commeatum non modo tanto exercitui, sed paucis admodum pene intercludat, Christo tamen favente, prospero emensus est itinere… Sed hanc felicitatem transitus, si dici fas est, fœdavit infidus incertusque fortunæ vertibilis successus. Dum enim quæ agi potuerant in Hispania peracta essent et prospero itinere reditum esset, infortunio obviante, extremi quidam in eodem monte regii cæsi sunt agminis. Quorum quia vulgata sunt, nomina dicere supersedi. » (L’Astronome Limousin, Vita Hludovici, dans Pertz, Scriptores, III, 608).

IV. Anno 778, Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 019.jpg[xx] rex Karolus cum magno exercitu venit in teriam Galliciam et adquisivit Pampalonam. Deinde, accepit obsides in Hispania de civitatibus Abitauri atque Ebilarbii quorum vocabulum Osca et Barzelona necnon et Gerunda. Et ipsum Ebilarbiurn vinctum duxit in Franciam. » (Annales Petaviani, ann.778, Historiens de France, V, 14.) Cf. Chronicon Laurisha mense, etc.


Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Traduction : Ils célèbrent l'origine de la nation et ses fondateurs avec des chants anciens
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