La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Esthétique

De Wicri Chanson de Roland

De l’auteur de la chanson de Roland


X. — un chapitre d’esthétique. — de la beauté du roland


Quel que soit l’auteur, quelle que soit la date du Roland, en quelque lieu que cette rude épopée ait été chantée pour la première fois, c’est une œuvre qui porte le cachet de la Beauté. Le devoir du critique est de s’arrêter devant elle et de l’admirer.

Mais, si nous voulons que notre admiration ne fasse point fausse route, il ne faut pas séparer le vieux poëme du milieu où il est né. Il convient de le considérer au XIe siècle et de nous transporter nous-mêmes en pleine société féodale. C’est une époque primitive : primitive par accident et non par essence. À coup sûr, elle est absolument militaire. Le baron français du temps d’Henri ou de Philippe Ier vit au fond d’un château encore grossier, et qui vient seulement d’être enfin construit en pierre. Sa femme et ses enfants, qu’il aime d’un amour un peu rude, y sont enfermés avec lui. Il a volontiers l’oreille au guet : car, à tout instant, il peut être menacé par quelque voisin puissant, par son suzerain, par le Roi. Notre baron est isolé, il a peu d’attaches avec le reste de la société. Sa foi est simple, vigoureuse, presque brutale. Longtemps, bien longtemps avant la première croisade, il pensait à la Croisade. De temps en temps, il arrive jusqu’à lui des nouvelles d’Outremer, et il frémit de rage à la pensée que les Infidèles sont maîtres du Saint-Sépulcre. Le roi de France est loin de le préoccuper autant ; mais il a gardé le souvenir ou plutôt la conception d’une Royauté puissante dont Charlemagne est demeuré le type. Il aime passionnément la France, sans trop savoir jusqu’où elle s’étend. Son patriotisme n’est pas une question de frontières. D’ailleurs, sa vie n’est pas corrompue, et la galanterie n’y tient point de place. Sa conversation est de chevaux, d’épées et de lances. Et voici son seul plaisir… Quelque jour, il voit arriver dans son donjon une sorte de musicien errant, portant sur son dos une

sorte de violon. C’est un jongleur, et l’un de ceux qui chantent uniquement les vieilles Gestes. On l’accueille, on lui fait fête. Après le dîner, il se lève, promène sur sa vielle le gros archet très-recourbé, annonce en bons termes qu’il va chanter, réclame modestement le silence, et, d’une voix élevée, commence ainsi qu’il suit : « Carles li magnes ad Espaigne guastede, — Les castels pris, les citez violées[1]. Et, comme il est en belle humeur, frais et dispos, il ne s’arrête qu’au moment de la mort de Roland : L’anme del Cunte menent en Pareïs[2]. Après chaque laisse, il jette le cri aoi, exécute une ritournelle et reprend, d’une voix aiguë, le premiers vers du couplet suivant. C’est ainsi que se chantaient toutes nos Épopées françaises, c’est ainsi que se chantait notre Roland

Et maintenant, relisez le vieux poëme, et demandez-vous quelle impression il devait produire sur ces barons du xie siècle dont j’ai, tout à l’heure, essayé d’esquisser le portrait. Ils se retrouvaient tout entiers dans ces vers. Cette poésie était faite à leur image. C’était le même feu pour la Croisade, le même idéal ou le même souvenir de la Royauté française et chrétienne, le même amour pour le sang versé et les beaux coups de lance. Roland n’est, pour ainsi parler, qu’un coup de lance sublime… en quatre mille vers. Je crois entendre les cris de joie que jetait l’auditoire quand le jongleur lui montrait un Sarrazin coupé en deux, lui et son cheval, d’un seul et même effort. Les enfants eux-mêmes, uniquement élevés dans les idées militaires, devaient faire chorus et jouer le lendemain « au Sarrazin ». Et l’un d’eux, le plus fort, devait dire aux autres : « C’est moi qui suis Roland, » comme aujourd’hui : « C’est moi le général. » Quant aux femmes, elles ne s’étonnaient point du peu de place que tenait la Femme dans ces chants virils. Elles sentaient dans ce silence je ne sais quel fond de respect, et savaient s’en contenter. Bref, le succès était immense, et le jongleur se retirait acclamé, fêté, et (ce qu’il estimait

Modèle:Tiret2) payé. Le lendemain, il partait tout radieux, et promettait parfois de revenir.

Nous venons de considérer Roland dans son rapport avec la société féodale ; mais ce poëme offre aussi une beauté absolue qui est de tous les temps et que tous les hommes admireront. Or, voilà ce qui assure la durée de l’Œuvre d’art : ce sont ces éléments qui ne sont pas faits pour plaire uniquement à telle ou telle époque, à telle ou telle société. C’est par là qu’a vécu l’Iliade, et que Roland vivra.

Que notre poëte ait été dominé par le souci du style, par la préoccupation littéraire, c’est ce que nous ne croirons jamais, malgré tous les efforts de M. Génin pour nous convaincre. L’auteur du Roland écrivait en toute simplicité, comme il pensait, et ne songeait que le moins possible à l’effet. Rien n’est plus spontané qu’une telle poésie. Cela coule de source, très-naturellement et placidement. C’est une sorte d’improvisation dont la sincérité est vraiment incomparable. Nulle étude du « mot de la fin », ni de l’épithète, ni enfin de ce que tous les modernes appellent le style. Rien qui ressemble aux procédés de Dante, même de très-loin. Notre épique, d’ailleurs, est un ignorant. Qu’il connût la Bible, j’y consens, et le miracle du soleil arrêté par Charlemagne ressemble trop à celui que Dieu fit pour Josué. Mais je nie qu’il ait lu Virgile, ni Homère. S’il est un trait qui rappelle dans son œuvre le Dulces moriens reminiscitur Argos[3], c’est une de ces rencontres qui attestent seulement la belle universalité de certains sentiments humains. L’épithète homérique est également un procédé commun à toutes les poésies qui commencent. On n’a pas assez remarqué qu’elle fleurit peu dans le Roland, et que, tout au contraire, elle abonde dans nos poëmes postérieurs, où déjà elle tourne à la formule. Nous avons dit plus haut ce que nous pensons des couplets similaires ; mais il est, dans notre Chanson, d’autres répétitions qui sont consacrées par

l’usage et, pour ainsi dire, classiques. Un ambassadeur, par exemple, ne manquera jamais de répéter mot pour mot le discours que son roi lui a dicté. C’est encore là un trait primitif et presque enfantin. Tout est grave, du reste, en cette poésie « d’enfant sublime », et le poëte ne rit pas volontiers. Si, par hasard, le comique se montre, c’est un comique de garnison, ce sont des plaisanteries de caserne. Tel est l’épisode de Ganelon livré aux cuisiniers de Charlemagne, qui se jettent sur lui et le rouent de coups avec leurs gros poings. Sur ce, nos pères riaient à pleines dents, et j’avoue que ce rire n’était aucunement attique.

Malgré ces éclats grossiers, il y a dans Roland une véritable uniformité de ton : c’est une œuvre une à tous égards. Certains critiques n’en conviennent pas. « Le poëme, s’écrient-ils, devrait se terminer à la mort de Roland. » Nous ne saurions partager cet avis, et ils se sont étrangement trompés ceux qui, par amour de l’unité, ont supprimé, dans leurs traductions, tout l’épisode de Baligant, toute la grande bataille de Saragosse, voire le procès de Ganelon. Non, non ; Roland est une trilogie puissante. La trahison de Ganelon en est le premier acte ; la mort de Roland en est la péripétie ou le nœud ; le châtiment des traîtres en est le dénoûment. Est-ce que le chef-d’œuvre de Racine serait un sans la scène où est racontée la mort d’Athalie ?

Mais de la forme il faut passer au fond, et du style à l’idée.

Notre auteur n’est pas un théologien, et, s’il faut dire ici toute ma pensée, je ne crois même pas qu’il ait été clerc. Il ne sait guère que le catéchisme de son temps ; il a lu les vitraux et c’est par eux sans doute qu’il connaît les histoires de l’Ancien Testament. Mais ce catéchisme, qu’il possède très-profondément, vaut mieux que bien des subtilités, et même que bien des raisonnements. Roland est le premier des poëmes populaires, parvenus jusqu’à nous, qui ont été écrits dans le monde depuis l’avénement de Jésus-Christ. On peut juger par lui combien le Christianisme a agrandi la nature humaine et dilaté la Vérité parmi nous. Et, en effet, l’unité d’un Dieu personnel est, pour l’auteur de notre vieille Épopée, le plus élémentaire de tous les dogmes. Dieu est, à ses yeux, tout-

Modèle:Tiret2, très-saint, très-juste, très-bon, et le titre que nos héros lui donnent le plus souvent est celui de père. L’idée de Providence se fait jour dans tous les vers de notre poëte, et il se représente Dieu comme penché sur le genre humain et écoutant volontiers les prières des hommes de bonne volonté. Sous le grand regard de ce Dieu qui veille à tout, la terre nous apparaît divisée en deux camps toujours armés, toujours aux aguets, toujours prêts à se dévorer : d’un côté, les chrétiens, qui sont les amis de Dieu ; de l’autre, les ennemis mortels de son nom, les païens. La vie ne paraît pas avoir d’autre but que cette lutte immortelle. La terre n’est qu’un champ de bataille où combattent, sans relâche et sans trêve, ceux que visitent les Anges, et ceux qui combattent à côté des Démons. Le Chef, le Sommet de la race chrétienne, c’est la France, c’est France la douce, avec son Empereur à la barbe fleurie. À la tête des Sarrazins marche l’émir de Babylone. Quand finira ce grand combat ? Le poëte ne nous le dit point ; mais il est à croire que ce sera seulement après le Jugement suprême. L’existence humaine est une croisade. L’homme que conduisent ici-bas les Anges et les Saints s’achemine, à travers cette lutte pour la croix, jusqu’au Paradis où règne le Crucifié. On voit que notre poëte a une très-haute idée de l’homme. Sans doute ce n’est pas un observateur, et il ne connaît point les mille nuances très-changeantes de l’âme humaine ; mais il croit l’homme capable d’aimer son Dieu et son pays, et de les aimer jusqu’à la mort. On n’a encore, ce nous semble, rien trouvé de mieux. Il va plus loin. Si bardés de fer que soient ses héros ; si rudes guerriers qu’il nous les montre et si farouches, il les croit capables de fléchir, capables de tomber, capables de pleurer : voilà de quoi nous le remercions. Il nous a bien connus, puisqu’il fait fondre en larmes les plus fiers, les plus forts d’entre nous, et Charlemagne lui-même. Ses héros sont naturels et sincères ; leurs chutes, leurs pâmoisons, leurs sanglots m’enchantent. Ils nous ressemblent donc, ils sont donc humains. J’avais craint un instant qu’ils ne fussent des mannequins de fer ; mais non, j’entends leur cœur, un vrai cœur, qui bat fort,

et sous le heaume je vois leurs yeux trempés de larmes. Il faut, du reste, avouer que, s’ils se pâment aussi aisément, ce n’est jamais pour de vulgaires amourettes, ni même pour des amours efféminants : la galanterie leur est, grâce à Dieu, tout à fait étrangère. Aude, la belle Aude, apparaît une fois à peine dans tout le drame de Roncevaux, et ce n’est pas Roland qui prononce ce nom. C’est Olivier, et il parle de sa sœur avec une certaine brutalité de soldat. Roland, lui, est trop occupé ; Roland est trop envermeillé de son sang et du sang des Sarrazins ; Roland coupe trop de têtes païennes ! S’il est vainqueur, il pensera à Aude, peut-être. Mais, d’ailleurs, il a d’autres amours : la France, d’abord, et Charlemagne après la France. Pantelant, expirant, râlant, c’est à la France qu’il songe ; c’est vers la France qu’il porte les regards de son souvenir. Jamais, jamais on n’a tant aimé son pays. Et écoutez bien, pesez bien les mots que je vais dire, ô Allemands qui m’entendez : il est ici question du xie siècle. À ceux qui étouffent aujourd’hui ma pauvre France, j’ai bien le droit de montrer combien déjà elle était grande il y a environ huit cents ans. Et, puisqu’ils parlent de ressusciter l’empire de Charlemagne, j’ai le devoir d’ajouter que jamais il n’y eut une conception de Charlemagne comparable à celle de notre poëte français. Ceux d’Outre-Rhin ont imaginé sur lui quelques fables creuses, oui, je ne sais quelles rêvasseries sans solidité et sans grandeur. Mais le type complet, le véritable type, le voilà. C’est ce Roi presque surnaturel, marchant sans cesse à la tête d’une armée de Croisés, le regard jeune et fier malgré ses deux cents ans, sa barbe blanche étalée sur son haubert étincelant. Un Ange ne le quitte pas et se penche souvent à son oreille pour lui conseiller le bien, pour lui donner l’horreur du mal. Autour de lui se pressent vingt peuples, Bavarois, Normands, Bretons, Allemands, Lorrains, Frisons ; mais c’est sur les Français qu’il jette son regard le plus tendre. Il les aime : il ne veut, il ne peut rien faire sans eux. Cet homme qui pourrait se croire tant de droits à commander despotiquement, voyez-le : il consulte ses barons, il écoute et recueille leurs avis ; il est humble, il hésite, il attend : c’est

encore le Kœnig germain, c’est déjà l’Empereur catholique… Les héros qui l’entourent représentent tous les sentiments, toutes les forces de l’âme humaine. Roland est le courage indiscipliné, téméraire, superbe, et, laissez-moi tout dire en un mot, français. Olivier, c’est le courage réfléchi et qui devient sublime à force d’être modéré. Naimes, c’est la vieillesse sage et conseillère : c’est Nestor. Ganelon, c’est le traître ; mais non pas le traître-né, le traître-formule de nos derniers romans, le traître forcé et à perpétuité : non, c’est l’homme tombé, qui a été d’abord courageux et loyal et que les passions ont un jour terrassé. Turpin, c’est le type brillant, mais déplorable, de l’Évêque féodal, qui préfère l’épée à la crosse et le sang au chrême… Je veux bien admettre que tous ces personnages ne sont pas encore assez distincts l’un de l’autre et que « la faiblesse de la caractéristique est sensible dans l’Épopée française ». Et cependant quelle variété dans cette unité ! Il est vrai que la fin des héros est la même ; mais ce n’est point là de la monotonie. Tous s’acheminent vers la Région des Martyrs et des Innocents. Les Anges s’abattent autour d’eux sur le champ de bataille ensanglanté, et viennent recueillir les âmes des chrétiens pour les conduire doucement dans les saintes fleurs du paradis…

Telle est la beauté de la Chanson de Roland. J’avoue que c’est une beauté militaire, et n’en rougirai point. Cette vie guerrière de nos pères n’a rien de semblable à celle qu’une nation aujourd’hui victorieuse voudrait imposer à toute l’Europe, au monde entier : car il est décidé que nos enfants vivront désormais et mourront le fusil au poing, la haine au cœur. Ou veut de nouveau transformer la terre en un camp, comme au xie siècle ; mais sans Dieu, mais sans foi, mais sans espérance. Roland, d’ailleurs, n’aurait aucune chance aujourd’hui de vaincre, ni même de mourir héroïquement. On a supprimé le courage, qu’on a remplacé par la science : la guerre se fait chimiquement. Roland, le type le plus parfait du courage humain qu’on ait peut-être jamais imaginé, Roland, devant nos gros canons, mourrait vulgairement et tout comme un

lâche. Ramenez-moi au XIe siècle, ramenez-moi à ma vieille Épopée française. « C’est l’air âpre et pur des sommets ; il est rude d’y monter, mais on se sent grandi quand on y est[4]. »

Un des traducteurs du Roland[5] a dit excellemment : « Ce qui fait la grandeur de la Grèce, ce n’est pas d’avoir produit Homère, mais d’avoir pu concevoir Achille. » Il en faut dire autant de la France : ce qui fait sa grandeur, ce n’est pas d’avoir produit notre vieux poëme, mais d’avoir pu concevoir Roland. Une telle conception console de tout, même de la défaite… parce qu’elle fait espérer la victoire.


  1. Vers 703, 704.
  2. Vers 2,396.
  3. Au moment où Roland va mourir : De plusurs choses à remembrer li prist, — De tantes teres eume li bers cunquist, — De dulce France, etc. (vers 2,377—2,379.)
  4. Ces derniers mots sont tirés d’une très-remarquable appréciation littéraire de la Chanson de Roland, par M. Gaston Paris, (Histoire poétique de Charlemagne, p. 18-25.) « Les héros du Roland n’ont guère d’autres rapports que ceux qu’engendrent les institutions féodales. Les sentiments généraux de l’humanité apparaissent à peine. Tout est spécial, marqué au coin d’une civilisation transitoire, et même d’une classe déterminée : celle des hommes d’armes. Leur existence, bornée à trois ou quatre points de vue restreints, leurs passions simples et intenses, leur incapacité de sortir d’un horizon assez factice, la naïveté de leurs idées, la logique obstinée de leurs convictions, se peignent à merveille dans le poëme, où la profondeur des sentiments n’a d’égale que leur étroitesse. La vie manque partout ; les lignes sont hautes, droites et sèches ; les mouvements sont roides, l’inspiration uniforme (Ibid., p. 18). » Nous ne sommes pas aussi sévère que M. G. Paris.
  5. M. d’Avril, la Chanson de Roland, 1Modèle:Re éd., Introduction, p. xxxvii. Et l’écrivain ajoute avec une rare élévation : « Préférons Rama à Valmiki, saint Louis à Joinville, Siegfried à l’évêque de Passau, et mettons Roland au-dessus de son trouvère du XIIe siècle comme Achille au-dessus de son Homère… Si l’on était ramené à reconnaître que notre Épopée nationale est inférieure par quelque côté à celle d’un autre peuple au point de vue de l’art, il n’y aurait rien à en conclure contre la véritable grandeur de nos ancêtres. Ce ne serait qu’un accident artistique. » (Ibid., p. xxxviii.)