La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Conclusion

De Wicri Chanson de Roland

Conclusion

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 193.jpg[cxcij]


XIX. — quelques mots sur cette nouvelle édition du roland. — conclusion

Nous venons d’énumérer tous les travaux de vulgarisation et de critique dont notre Chanson a été l’objet depuis le commencement de ce siècle ; nous avons cité les éditions de MM. F. Michel, Génin et Müller, les traductions de MM. Génin, Saint-Albin et d’Avril, les analyses de MM. Delécluze et Vitet. Et 50px[cxciij] voici que maintenant nous croyons entendre ce cri de tous nos lecteurs : « Une nouvelle Édition, une Traduction nouvelle, étaient-elles nécessaires ? » À cette question très-légitime, nous allons répondre très-simplement, en exposant ce que nous avons fait dans notre Introduction, dans notre Texte, dans notre Traduction, dans nos Notes. Tels sont, en effet, les quatre éléments de notre œuvre.

Dans notre Introduction, nous nous sommes uniquement attaché à raconter l’histoire de notre vieux poëme. Nous avons écrit sa biographie[1], s’il est permis de parler de la sorte, et nous ne voyons pas, en effet, pourquoi ce mot ne s’appliquerait pas tout aussi bien à la vie d’une œuvre d’art qu’à celle d’un homme. L’Œuvre d’art a un germe, une naissance, un développement, une vieillesse et une mort : nous voudrions avoir exposé clairement cette vie de notre Roland et avoir fait un récit attachant de toutes ces péripéties de son existence qui fut longue, diverse et agitée. Si, pour bien raconter la vie d’un homme ou d’un poëme, il suffisait de les aimer, nous aurions réussi.

Le Texte est ce qui nous a le plus longtemps arrêté. C’était la partie délicate de notre œuvre.

Tout d’abord nous avons voulu voir, de nos propres yeux, le manuscrit de la Bodléienne. Si admirable que soit l’édition de M. Müller, nous avons pu y relever quelques erreurs de détail. De même pour les manuscrits de Venise, et nous avons passé de longues heures avec eux dans la Bibliothèque de Saint-Marc, où l’obligeance de M. l’abbé Valentinelli ne nous a point fait défaut. Le plus récent de ces deux textes, qui ressemble de très-près à celui de Versailles, n’avait pas été examiné avec assez de soin. Nous devons à l’amitié de M. G. Paris d’avoir pu étudier le manuscrit de Lyon, que M. Müller n’a 50px[cxciv] point utilisé. Quant au texte de Paris, nous avions eu le projet de le publier à la suite du nôtre, et déjà la copie en était préparée ; mais M. Fr. Michel nous a dispensé de ce soin en le publiant lui-même dans la seconde édition de son Roland. Nous avons, comme M. Müller, puisé dans tous ces manuscrits d’excellentes variantes. C’est ainsi que nous avons pu rétablir la mesure exacte d’un certain nombre de vers plus ou moins tronqués ; réduire à la forme décasyllabique quelques alexandrins « involontaires » ; rendre leur véritable physionomie à une foule de mots altérés. Mais jusque-là notre travail se rapprochait beaucoup de celui de nos devanciers : voici où il commence à s’en distinguer nettement.

Nous avons prétendu publier un « Texte critique ». Nous avons voulu faire, pour la Chanson de Roland, ce qu’a fait M. Natalis de Wailly pour l’Histoire de saint Louis, de Joinville.

Après avoir dressé le Glossaire complet de notre poëme, nous l’avons étudié mot par mot au point de vue grammatical. Nous avons pu enfin déterminer les règles positives de la « Grammaire du Roland », et, en particulier, celles de la Déclinaison. Or ces règles ne sont observées, par le scribe de notre manuscrit, que six ou sept fois sur dix, tantôt davantage et tantôt moins. Eh bien ! dans notre édition, nous les avons observées partout.

Partout et toujours (pour prendre un exemple frappant) nous avons écrit, avec une s finale au nominatif singulier, les substantifs ou adjectifs masculins dérivés de la seconde déclinaison latine. Or l’écrivain très-ignare auquel nous devons le texte d’Oxford, avait très-souvent violé cette règle primordiale que nous avons partout et toujours rétablie. Il en est de même pour vingt, pour cinquante autres règles que nous avons observées, alors même que notre scribe les avait oubliées et enfreintes. Voilà un premier travail qui, dans notre édition, a donné lieu à près de deux mille corrections.

M. N. de Wailly s’était arrêté là : nous avons été plus loin, et c’est ici que nous avons pris une initiative peut-être téméraire. Pour la faire bien saisir de nos lecteurs, nous avons besoin de toute leur attention…

50px[cxcv] Tout le monde sait que l’Orthographe n’a point existé au moyen âge. Comme le disait spirituellement notre excellent maître, M. Guessard, « l’Orthographe est un contrat social en matière d’écriture, et il ne paraît point que ce contrat ait été signé avant le xviie siècle, avant Vaugelas. » Rien n’est plus vrai, et le même mot nous apparaît, durant tout le moyen âge, écrit de quatre ou cinq façons différentes dans un seul et même texte. Ajoutons cependant que sous ces variantes une certaine orthographe, d’origine latine, a persévéré quand même. Ajoutons surtout (et cette proposition nous paraît absolument scientifique) que, si le même mot peut revêtir quatre ou cinq formes différentes dans le même document, il en est une, presque toujours, qui est préférable à toutes les autres. C’est quelquefois parce qu’elle est la plus étymologique ; c’est, le plus souvent, parce qu’elle est dans un rapport plus exact avec le Dialecte et la Phonétique du document où elle se trouve. Eh bien ! nous avons, pour notre texte du Roland, fait notre choix entre ces différentes formes ; nous avons adopté celle qui nous a paru scientifiquement la meilleure[2]. Nous avons enfin, s’il faut dire le grand mot, ramené notre texte à l’unité orthographique.

Nous nous sommes dit que la Chanson de Roland est véritablement un texte exceptionnel et qu’elle méritait ce labeur. Avant que l’Iliade eût revêtu sa forme définitive, elle a dû subir, dans sa langue originale, bien des corrections analogues ou semblables. Pourquoi ne donnerions-nous pas scientifiquement à notre vieille Chanson, à notre Iliade, toute la pureté de texte dont elle est susceptible ? Nous l’avons tenté, et nous ne pensons pas, d’ailleurs, qu’aucune des formes que nous avons préférées soit inférieure à aucune de celles que nous avons rejetées.

Il convient, toutefois, qu’on ne se méprenne pas sur notre but. Le voici en quelques mots : restituer le texte du Roland tel qu’il aurait été écrit par un scribe intelligent et Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 197.jpg[cxcvj] soigneux, dans le même temps et dans le même dialecte. Chacune de nos corrections a, du reste, été longuement raisonnée dans nos Notes et variantes, où nous avons partout indiqué les leçons exactes du manuscrit d’Oxford. Le lecteur sera donc à même de contrôler un travail que nous sommes le premier à entreprendre. Il décidera si nous avons été trop téméraire ; il n’oubliera pas les extrêmes difficultés et délicatesses de cette partie de notre œuvre ; il sera indulgent pour nos erreurs.

Le texte d’Oxford présente des lacunes considérables qui ont été, pour la plupart, signalées par M. Müller. Nous les avons comblées à l’aide de nos Remaniements et du manuscrit le plus ancien de Venise. Le plus difficile était ici de restituer un texte conforme aux lois de la grammaire et du dialecte. Nous avons tenté cette restitution pour plus de deux cents vers que nous avons ajoutés au texte de la Bodléienne. Mais nous n’avons pas osé faire ces additions dans le corps même de notre texte ; nous les avons reléguées dans nos notes. C’est encore la première fois que cette tâche est entreprise d’après cette méthode.

Pour notre traduction, nous avions à choisir entre deux systèmes. MM. Génin et A. de Saint-Albin avaient franchement traduit notre Chanson en prose, en « simple prose », et le premier (on n’a jamais bien su pourquoi) s’était servi, à cet effet, de la langue du xvie siècle. MM. Jonain et Lehugeur ont, tout au contraire, adopté les vers rimés. M. d’Avril, dont nous avons déjà loué le travail, témoigna d’une plus vive intelligence de son sujet : « Le Rhythme est un caractère essentiel qu’il ne faut pas enlever au Roland. Traduisons-le vers par vers, en décasyllabes. La rime serait d’une difficulté vraiment excessive et nous conduirait aux platitudes. Supprimons la rime et conservons le rhythme. » De là cette bonne et nerveuse traduction de M. d’Avril, laquelle est en vers blancs. J’avoue qu’une telle méthode a d’inappréciables avantages, et qu’elle nous a séduit. Mais nous n’avons pas été longtemps à nous prouver que cette méthode, très-favorable au sentiment du rhythme, ne l’était pas à l’exactitude de la couleur. Or, la couleur, c’est le seul style du Roland. Il est tel vers qu’on traduit plus exactement en vingt

syllabes qu’en dix ; tel équivalent est plus vrai que tel mot servile. Nous avons donc conservé le principe excellent de la traduction vers par vers ; mais nous n’avons pas voulu de ce lit de Procuste qu’on appelle un vers.

Il nous reste à parler de nos Notes et de ce Glossaire où nous avons introduit tous les mots du Roland, avec leurs qualifications grammaticales, leur étymologie et quelques exemples, quand nous l’avons cru nécessaire.

On nous permettra d’insister sur nos Notes.

Toutes les fois que nous avons modifié le manuscrit original, nous avons fourni, dans nos Notes, le texte de la Bodléienne, qu’il sera par là facile de reconstruire intégralement. C’est là que nous avons aussi donné toutes les variantes utiles empruntées aux autres manuscrits, et nous avons surtout fait usage de ceux dont M. Muller s’est le moins servi. Les rédactions du Roland qui se rencontrent dans les littératures étrangères, ont été également mises à profit. Le lecteur trouvera, dans nos notes, la traduction de la seconde partie de la Karlamagnus’s Saga et de toute la Keiser Karl-Magnus’s Kronike. C’est la première fois que ces œuvres importantes sont traduites en français.

Tous les changements que nous avons adoptés pour faire de notre texte un texte vraiment critique, nous les avons exposés et défendus dans nos Notes. Ce sera leur seconde utilité, et ce n’est peut-être pas la moins considérable. Nous y avons également inséré toutes les Additions que nous avons proposées. Le jour viendra peut-être où, encouragé par la critique, nous oserons les faire entrer dans le corps même de notre texte.

Il faut tout dire : nos notes renferment un errata, et nous espérons qu’on ne jugera point notre Texte critique sans avoir lu cette partie de notre travail. Il serait injuste, en une tâche si difficile, de ne nous tenir compte que des erreurs, et non point de nos corrections[3].


Le reste de nos notes se rapporte à quatre chefs principaux. Dans nos notes historiques, nous avons écrit très-minutieusement l’histoire poétique ou légendaire de tous les héros de notre vieux poëme : pour y parvenir, nous avons dû résumer toutes les Chansons où ils jouent quelque rôle. Si le lecteur consent à lire ces monographies, il connaîtra tous les antécédents, toute la vie des personnages du Roland. Nous osons attirer son attention sur les Notices consacrées à Charlemagne, à Roland, à Olivier, à Turpin, à Naimes, à Ganelon et à Marsile.

Dans nos notes archéologiques, nous avons traité la question des armures chevaleresques à l’époque où le Roland fut écrit ; nous avons essayé, chose plus difficile, d’en tirer quelques conclusions critiques pour fixer la date de notre Chanson.

Dans nos notes philologiques, nous nous sommes proposé d’écrire toute une Grammaire d’après le texte de la Bodléienne. On en rassemblera aisément les éléments épars, et cette grammaire sera peut-être considérée comme un complément utile de notre Glossaire. Dans nos notes juridiques, nous avons exposé les origines germaniques de la procédure employée contre Ganelon, et, dans nos notes géographiques, nous avons cherché à mettre en leur vraie lumière toutes les localités dont notre vieux poëte a prononcé le nom. Nous y avons été singulièrement aidé par notre confrère et ami, M. P. Raymond, dont nous publions un Mémoire inédit.

Tel a été notre travail ; tels sont les éléments de notre œuvre. Nous n’y avons épargné ni notre temps, ni notre peine, ni le reste. Et même nous avons voulu donner à ce poëme si profondément national, si français, si mâle et si fier, la parure d’une beauté matérielle qui, jusqu’à ce jour, lui avait été presque toujours refusée. Les meilleures presses du monde se sont offertes d’elles-mêmes pour la reproduire en caractères splendides qui raviront les yeux et charmeront l’âme. Mais ce n’était pas assez :

il fallait que l’Art intervînt et, comme un magicien, fît de nouveau couler la vie dans le vieux poëme. Nous avons donc appelé l’Art à notre aide, et les eaux-fortes de M. Chifflart sont là pour prouver que nous avons eu raison. À notre Iliade, d’ailleurs, le talent de M. Chifflart convient merveilleusement : talent rude, agité, chaud, brillant et digne d’être populaire. M. J. Quicherat a bien voulu nous donner deux de ces dessins si exacts dont ses albums sont remplis : nous lui devons la vue d’Ibagueta, et le croquis des deux statues d’Olivier et de Roland au porche de la cathédrale de Vérone. À notre confrère, M. Demay, qui est à la fois un artiste convaincu et un érudit solide, nous avons demandé les dessins précieux qui représentent, d’après nos plus anciens sceaux, toutes les pièces de l’armure offensive et défensive aux xie siècle- et xiie siècles. Mon vieil ami, M. A. Hurel a consenti à graver ces dessins[4]. M. Ehrard est l’auteur de cette carte que nous avons consacrée à l’itinéraire de Charlemagne. Quant à MM. Dujardin, nous leur devons le fac-simile du manuscrit d’Oxford, d’après une photographie que nous avons fait faire en Angleterre et qu’il a fallu grandir à Paris, avec une exactitude scientifique. Pour chaque spécialité, nous nous sommes adressé à l’homme qui la savait le mieux.

Nous avons beaucoup à remercier M. Gaston Paris de la bienveillance avec laquelle il a mis toute sa bibliothèque à notre disposition. Nous espérons bien, d’ailleurs, que la publication de notre Roland ne l’empêchera pas de publier le sien. La science a trop d’intérêt à ce qu’il ne renonce pas à son projet. La route est belle et large : on y peut marcher deux. Puis, il s’agit de rendre à notre vieille poésie nationale sa gloire trop longtemps méconnue. Pour suffire à une si noble tâche, nous ne serons jamais trop nombreux.




J’ai écrit ces pages durant le siége de Paris, en ces heures lugubres où l’on pouvait croire que la France était à l’agonie ; je les ai écrites, tout enveloppé de tristesse et des larmes plein les yeux. Je les achève, en proie à cette même douleur, en entendant les éclats sinistres du canon prussien. Je ne puis dire jusqu’à quel point, en ces rudes moments, j’ai trouvé d’actualité à notre vieux poëme. Qu’est-ce après tout que le Roland ? C’est le récit d’une grande défaite de la France, d’où la France est sortie glorieusement et qu’elle a efficacement réparée. Eh bien ! quoi de plus actuel ? Nous n’avons encore, il est vrai, assisté qu’à la défaite ; mais il n’est pas sans quelque gloire, ce Roncevaux du xixe siècle, et demain nous saurons bien le réparer par quelque grande et belle victoire de Saragosse. Dieu n’arrêtera point pour nous le soleil dans les cieux ; mais il saura bien nous protéger de quelque autre manière, il saura bien nous sauver. Il suscitera le Charlemagne qui nous fait si absolument défaut ; il le suscitera, vous dis-je, et l’emploiera à nous remettre en honneur. Il n’est vraiment pas possible qu’elle meure, cette France de la Chanson de Roland qui est encore la nôtre ; cette France, malgré tout si chrétienne, si fidèle, si bien faite pour être le « premier ministre de Dieu au département des affaires catholiques ». Où étaient-ils, quand notre Chanson fut écrite, où étaient-ils, nos orgueilleux envahisseurs ? Ils erraient en bandes sauvages sous l’ombre de forêts sans nom : ils ne savaient, comme nous le disions plus haut, que piller et tuer. Quand nous tenions d’une main si ferme notre grande épée lumineuse près de l’Église armée et défendue, qu’étaient-ils ? Des Mohicans ou des Peaux-Rouges. Ils n’égorgeront pas la France, si la France veut répondre à sa mission, qui est de défendre la Vérité. Je sais que mon pauvre pays est en ce moment livré à leur rage ; je sais qu’ils sont vainqueurs, qu’ils triomphent. Nos villes sont brûlées, nos cathédrales déshonorées, nos campagnes désertes, nos villages en cendres, nos plus belles provinces ruinées. Mais, même à la voir ainsi, j’aime la France. Je l’aime autant, je l’aime plus encore qu’au temps de sa florissante beauté, qu’avec ses villes splendides, ses champs

couverts de moissons et tous les trésors que Dieu lui a si libéralement prodigués. Et devant cette France qu’ils croient avoir avilie et déshonorée, je ne puis m’empêcher de redire en pleurant, mais avec un espoir immense, ce beau vers de la Chanson de Roland, que j’ai si souvent répété depuis six mois : « Tere de France, mult estes dulz païs ! » Et je m’empresse d’ajouter : « Damnes Deus pere, n’en laiser hunir France ! »



8 Décembre 1870.






  1. Déjà dans le t. I de nos Épopées françaises, nous avons eu à écrire la même biographie, mais, comme nous l’avons dit, en l’étendant à toutes nos Chansons de geste. Nous avons eu l’occasion de corriger souvent notre travail de 1865 dans celui de 1870, et, quand nous avons été forcé d’exposer les mêmes idées, nous avons toujours eu soin de les reproduire ici avec un tout autre plan et sous une forme toute nouvelle.
  2. Il peut arriver quelquefois que deux formes sont aussi acceptables l’une que l’autre, mais alors le choix n’a rien de périlleux.
  3. Nous ne pouvons mieux faire que de répéter ici les paroles de M. Brachet, en l’Introduction de son Dictionnaire étymologique, bel et bon livre sorti récemment des presses de M. Claye : « Dans un pareil travail, les fautes d’impression ne peuvent manquer d’être nombreuses. » Nous aurons peut-être droit comme lui à l’indulgence du lecteur, en rappelant que chaque vers de notre Roland renferme le plus souvent une ou plusieurs mutations de texte.
  4. M. Fichot a remis sur bois les dessins de MM. Quicherat et Demay, et il a dessiné lui-même le médaillon du vitrail de Chartres qui représente « Roland fendant le rocher ».