La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Auteur : Différence entre versions

De Wicri Chanson de Roland
(De l’auteur de la chanson de Roland)
(De l’auteur de la chanson de Roland)
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On lit au milieu de notre poëme ces quatre vers<ref>Vers 2,095-2,098.</ref>, bien faits pour fixer l’attention des érudits : ''Ço dit la Geste e cil ki el camp fu, — Li ber (seinz) Gilie por qui Deus fait vertuz — E fist la chartre el muster de Loüm : — Ki tant ne set ne l’ad prod entendut''. Le mot ''seinz'' du second vers n’est pas dans le manuscrit, et a été restitué d’après les manuscrits de Venise et de Paris. Restaient donc ces trois mots : ''li ber Gilie'', qui induisirent en erreur M. P. Paris<ref>''Histoire littéraire'', XXII. Notice sur la ''Chanson de Roland'', pp. 727 et suivantes.</ref> et quelques autres critiques. À tout prendre, il ne pouvait être question dans ce passage que d’une chronique ou de chartes {{sc|dont notre poëte se serait servi}}, et le poëme lui-même n’était aucunement en litige. Mais il est trop évident qu’il s’agit ici d’une de ces fausses citations qui sont trop communes, hélas ! chez tous nos trouvères, et qu’ils se permettaient trop aisément pour attester leur véracité et capter la confiance de leurs lecteurs. Saint Gilles, bien qu’il ait en réalité vécu sous Charles Martel, a été mêlé par la tradition à la légende de Charlemagne. C’est lui qu’une voix céleste instruisit, dit-on, de ce grand péché que le fils de Pépin avait criminellement caché. Il faut, d’ailleurs, le considérer comme le grand thaumaturge du {{s|VIII}} : les mots ''por qui Deus''
 
On lit au milieu de notre poëme ces quatre vers<ref>Vers 2,095-2,098.</ref>, bien faits pour fixer l’attention des érudits : ''Ço dit la Geste e cil ki el camp fu, — Li ber (seinz) Gilie por qui Deus fait vertuz — E fist la chartre el muster de Loüm : — Ki tant ne set ne l’ad prod entendut''. Le mot ''seinz'' du second vers n’est pas dans le manuscrit, et a été restitué d’après les manuscrits de Venise et de Paris. Restaient donc ces trois mots : ''li ber Gilie'', qui induisirent en erreur M. P. Paris<ref>''Histoire littéraire'', XXII. Notice sur la ''Chanson de Roland'', pp. 727 et suivantes.</ref> et quelques autres critiques. À tout prendre, il ne pouvait être question dans ce passage que d’une chronique ou de chartes {{sc|dont notre poëte se serait servi}}, et le poëme lui-même n’était aucunement en litige. Mais il est trop évident qu’il s’agit ici d’une de ces fausses citations qui sont trop communes, hélas ! chez tous nos trouvères, et qu’ils se permettaient trop aisément pour attester leur véracité et capter la confiance de leurs lecteurs. Saint Gilles, bien qu’il ait en réalité vécu sous Charles Martel, a été mêlé par la tradition à la légende de Charlemagne. C’est lui qu’une voix céleste instruisit, dit-on, de ce grand péché que le fils de Pépin avait criminellement caché. Il faut, d’ailleurs, le considérer comme le grand thaumaturge du {{s|VIII}} : les mots ''por qui Deus''
 
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''fait vertuz'' sont la traduction de ces paroles liturgiques que nous avons citées ailleurs : ''{{lang|la|Ægidius miraculorum coruscans virtutibus}}''<ref>V., pour plus de détails, la note du v. 2,096.</ref>. Dans la ''{{lang|da|Karl Magnus’s Kronike}}'', qui est le résumé populaire en langue danoise de la ''Karlamagnus saga'' islandaise, le nom de saint Gilles est mêlé à l’énumération des prodiges qui annoncèrent la mort de Roland. « Il se fit aussi obscur que s’il eût été nuit. Saint Gilles dit que ce miracle arrivait à cause de Roland, parce qu’il devait mourir ce jour-là<ref>Édition de Copenhague, en 1867, p. 130.</ref>. » On voit, par tout ce qui précède, que l’intervention de saint Gilles dans notre poëme est absolument ''légendaire''...
 
''fait vertuz'' sont la traduction de ces paroles liturgiques que nous avons citées ailleurs : ''{{lang|la|Ægidius miraculorum coruscans virtutibus}}''<ref>V., pour plus de détails, la note du v. 2,096.</ref>. Dans la ''{{lang|da|Karl Magnus’s Kronike}}'', qui est le résumé populaire en langue danoise de la ''Karlamagnus saga'' islandaise, le nom de saint Gilles est mêlé à l’énumération des prodiges qui annoncèrent la mort de Roland. « Il se fit aussi obscur que s’il eût été nuit. Saint Gilles dit que ce miracle arrivait à cause de Roland, parce qu’il devait mourir ce jour-là<ref>Édition de Copenhague, en 1867, p. 130.</ref>. » On voit, par tout ce qui précède, que l’intervention de saint Gilles dans notre poëme est absolument ''légendaire''...
  

Version du 20 juillet 2022 à 16:25

De l’auteur de la chanson de Roland


IX. — de l’auteur de la chanson de roland. — en quel pays
en quel dialecte a-t-elle été écrite


Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 063.jpg

Avant de dire ce qu’était l’auteur du Roland, il faut montrer ce qu’il n’était pas. Or, des deux attributions qui ont été hasardées jusqu’ici, la première est radicalement fausse ; la seconde paraît très-douteuse. On a fait tour à tour honneur de notre chef-d’œuvre à un certain Gilles, et à ce Turoldus qui est nommé dans le dernier vers de la Chanson. Discutons ces deux systèmes.

On lit au milieu de notre poëme ces quatre vers[1], bien faits pour fixer l’attention des érudits : Ço dit la Geste e cil ki el camp fu, — Li ber (seinz) Gilie por qui Deus fait vertuz — E fist la chartre el muster de Loüm : — Ki tant ne set ne l’ad prod entendut. Le mot seinz du second vers n’est pas dans le manuscrit, et a été restitué d’après les manuscrits de Venise et de Paris. Restaient donc ces trois mots : li ber Gilie, qui induisirent en erreur M. P. Paris[2] et quelques autres critiques. À tout prendre, il ne pouvait être question dans ce passage que d’une chronique ou de chartes dont notre poëte se serait servi, et le poëme lui-même n’était aucunement en litige. Mais il est trop évident qu’il s’agit ici d’une de ces fausses citations qui sont trop communes, hélas ! chez tous nos trouvères, et qu’ils se permettaient trop aisément pour attester leur véracité et capter la confiance de leurs lecteurs. Saint Gilles, bien qu’il ait en réalité vécu sous Charles Martel, a été mêlé par la tradition à la légende de Charlemagne. C’est lui qu’une voix céleste instruisit, dit-on, de ce grand péché que le fils de Pépin avait criminellement caché. Il faut, d’ailleurs, le considérer comme le grand thaumaturge du VIIIe siècle : les mots por qui Deus

Chanson de Roland (1872) Gautier, I, page 064.jpg

fait vertuz sont la traduction de ces paroles liturgiques que nous avons citées ailleurs : Ægidius miraculorum coruscans virtutibus[3]. Dans la Karl Magnus’s Kronike, qui est le résumé populaire en langue danoise de la Karlamagnus saga islandaise, le nom de saint Gilles est mêlé à l’énumération des prodiges qui annoncèrent la mort de Roland. « Il se fit aussi obscur que s’il eût été nuit. Saint Gilles dit que ce miracle arrivait à cause de Roland, parce qu’il devait mourir ce jour-là[4]. » On voit, par tout ce qui précède, que l’intervention de saint Gilles dans notre poëme est absolument légendaire...

Passons à Théroulde.

M. Génin n’a pas craint d’imprimer en gros caractères, sur la première page de son édition du Roland : La Chanson de Roland, poëme de Théroulde. Il s’appuie sur le dernier vers de notre poëme : Ci falt la geste que Turoldus declinet, et part de là pour attribuer notre chanson à un certain Théroulde, bénédictin de l’abbaye de Fécamp[5], auquel le roi Guillaume, après la bataille d’Hastings, donna l’abbaye de Malmesbury, qui fut transporté en 1069 à celle de Peterborough et mourut en 1098[6]. Que ce Théroulde fût un moine médiocre et un homme énergique, je n’en doute pas, et M. Génin n’a pas eu de peine à consacrer vingt pages très-animées à cette intéressante biographie. Mais que l’on puisse, en faveur de ce Théroulde, comme auteur de notre Roland, alléguer seulement un centième de preuve véritable et directe, c’est ce qu’on ne fera point. M. Génin n’essaie que d’un seul argument : « Dans l’armoire aux livres de la cathédrale de Peterborough, il existait, dit-il, deux exemplaires de la Guerre de Roncevaux en vers français. » Et il ajoute : « Comment ces manuscrits se trouvaient-ils là ? Apparemment ce n’étaient pas les moines saxons qui les y avaient fait venir. N’est-il pas plus croyable qu’ils avaient été

apportés et mis dans ce dépôt par l’abbé Théroulde, comme son œuvre ou plutôt celle de son père, le précepteur de Guillaume le Conquérant[7] ? » C’est là tout au plus une présomption : ce n’est pas une preuve.

Nous ferons tout d’abord observer que M. Génin a peut-être mal compris le dernier vers de notre poëme, et nous le remettons à dessein sous les yeux de notre lecteur : Ci falt la geste que Turoldus declinet. Quatre fois seulement[8], dans la Chanson, notre poëte parle de « la geste, » et il en parle toujours comme d’un document historique qu’il a consulté et dont il invoque le témoignage en même temps que celui des chartes et des brefs. Qu’était-ce donc que cette « Geste », qui est plus explicitement appelée par notre poëte « geste Francor » ? C’était sans doute une plus ancienne Chanson ; c’était peut-être une Chronique, plus ou moins traditionnelle et écrite, comme le fragment de la Haye, d’après un poëme antérieur. Toujours est-il qu’on la met sur le compte d’un nommé Turoldus. C’est de cette geste enfin, et non pas de notre poëme, que Turoldus serait l’auteur. Notre poëte, ayant terminé sa chanson d’une manière un peu brusque, veut s’en expliquer auprès de ses lecteurs : « C’est ici, dit-il, que me fait défaut[9] la geste de Turoldus, cette geste dont je me servais. » Voilà une explication nouvelle de ce vers tant discuté, et nous la croyons digne de quelque attention.

Mais, même en admettant que ce mot « geste » s’applique à notre poëme, que de doutes, que de ténèbres encore ! Cet autre mot : declinet, est malheureusement des plus obscurs. Oui (comme nous l’avons dit ailleurs)[10], « declinet[11] signifie : quitter,

Modèle:Tiret2, finir une œuvre, ou bien encore, en grammaire, conjuguer un verbe, et, par extension, raconter tout au long une histoire, une geste, etc. Tels sont les deux sens principaux de ce vocable français qui, comme le latin declinare, a été employé assez vaguement en des acceptions assez diverses. La première de ces deux significations nous paraît la meilleure. Qu’en conclure ? Il est possible qu’un Turold ait achevé la Chanson de Roland. Mais est-ce un scribe qui a achevé de la transcrire, un jongleur qui a achevé de la chanter, un poëte qui a achevé de la composer ? Tout au moins il y a doute. »

Rien n’est, d’ailleurs, plus commun que ce nom de Theroulde, Therold, Touroude. M. Génin l’avoue de fort bonne grâce, et M. F. Michel en a cité de nombreux exemples en Angleterre et en Normandie[12]. Le fameux abbé de Peterborough[13] n’a donc pour lui, au milieu de tant d’homonymes, que ces deux manuscrits de Roncevaux trouvés dans l’armoire de la Cathédrale de Peterborough. Il n’y a point là matière à certitude, et ce fait, encore un coup, peut fort naturellement s’expliquer de toute autre façon[14].

À défaut d’un nom certain, il serait tout au moins utile de connaître le pays où fut composée la Chanson...

Le texte d’Oxford est certainement écrit dans le dialecte normand, et sa langue n’est mélangée d’aucun élément anglo-

Modèle:Tiret2, finir une œuvre, ou bien encore, en grammaire, conjuguer un verbe, et, par extension, raconter tout au long une histoire, une geste, etc. Tels sont les deux sens principaux de ce vocable français qui, comme le latin declinare, a été employé assez vaguement en des acceptions assez diverses. La première de ces deux significations nous paraît la meilleure. Qu’en conclure ? Il est possible qu’un Turold ait achevé la Chanson de Roland. Mais est-ce un scribe qui a achevé de la transcrire, un jongleur qui a achevé de la chanter, un poëte qui a achevé de la composer ? Tout au moins il y a doute. »

Rien n’est, d’ailleurs, plus commun que ce nom de Theroulde, Therold, Touroude. M. Génin l’avoue de fort bonne grâce, et M. F. Michel en a cité de nombreux exemples en Angleterre et en Normandie[15]. Le fameux abbé de Peterborough[16] n’a donc pour lui, au milieu de tant d’homonymes, que ces deux manuscrits de Roncevaux trouvés dans l’armoire de la Cathédrale de Peterborough. Il n’y a point là matière à certitude, et ce fait, encore un coup, peut fort naturellement s’expliquer de toute autre façon[17].

À défaut d’un nom certain, il serait tout au moins utile de connaître le pays où fut composée la Chanson...

Le texte d’Oxford est certainement écrit dans le dialecte normand, et sa langue n’est mélangée d’aucun élément anglo-


  1. Vers 2,095-2,098.
  2. Histoire littéraire, XXII. Notice sur la Chanson de Roland, pp. 727 et suivantes.
  3. V., pour plus de détails, la note du v. 2,096.
  4. Édition de Copenhague, en 1867, p. 130.
  5. Ou à son père, précepteur de Guillaume le Conquérant.
  6. La Chanson de Roland, poëme de Théroulde, Introduction, p. lxxv-lxxxiii.
  7. La Chanson de Roland, poëme de Théroulde, Introduction, p. lxxxiv.
  8. A. Vers 1,684, 1,685 : « Il est escrit es cartres e es brefs, — Ço dist la geste, plus de iiii. millers. » — B. Vers 2,096 : « Ço dist la geste, e cil qui el camp fut, — Li ber (seinz) Gilie… » — C. Vers 3,742-3743 : « Il est écrit dans l’anciene geste — Que Carles mandet humes de plusurs teres. » — D. Vers 3,262 : « Geste Francor xxx. escheles i numbrent. »
  9. Tel est le sens littéral de falt qui, en un sens plus large, est traduit par « finit ».
  10. Épopées françaises, t. II, p. 391.
  11. V. Forcellini ; Raynouard, au mot clin ; Ducange, etc.
  12. Chanson de Roland, 1Modèle:Re édition, Introduction, pp. vii-viii. Encore aujourd’hui ce nom est très-commun dans les départements de la Manche et du Calvados (Thouroude à Saint-Lô, Theroude à Granville, Thouroude à Orbec, à Vire, à Saint-Jean-le-Blanc, etc. etc.). — M. F. Michel cite également (pp. 218, 219,) un grand nombre d’exemples pour prouver combien il était usuel d’employer des noms latins dans un texte roman. — Nous ajouterons que « Turoldus » est un nom unique, et que, l’usage des deux noms (noms « de baptême et de famille ») n’ayant commencé qu’à la fin du xie siècle, nous avons ici un argument de plus en faveur de l’antiquité du Roland.
  13. « Ou son père. »
  14. Le Roland n’est pas, suivant nous, l’œuvre d’un clerc, mais d’un soldat. Nous avons ailleurs développé cette idée qui, si elle est vraie, n’ajoute pas de probabilités au système de Génin. (Épopées françaises, t. I, pp. 161 et ss. — L’Idée religieuse dans la Poésie épique au moyen âge, pp. 7, 19 et suivantes,) etc.
  15. Chanson de Roland, 1Modèle:Re édition, Introduction, pp. vii-viii. Encore aujourd’hui ce nom est très-commun dans les départements de la Manche et du Calvados (Thouroude à Saint-Lô, Theroude à Granville, Thouroude à Orbec, à Vire, à Saint-Jean-le-Blanc, etc. etc.). — M. F. Michel cite également (pp. 218, 219,) un grand nombre d’exemples pour prouver combien il était usuel d’employer des noms latins dans un texte roman. — Nous ajouterons que « Turoldus » est un nom unique, et que, l’usage des deux noms (noms « de baptême et de famille ») n’ayant commencé qu’à la fin du xie siècle, nous avons ici un argument de plus en faveur de l’antiquité du Roland.
  16. « Ou son père. »
  17. Le Roland n’est pas, suivant nous, l’œuvre d’un clerc, mais d’un soldat. Nous avons ailleurs développé cette idée qui, si elle est vraie, n’ajoute pas de probabilités au système de Génin. (Épopées françaises, t. I, pp. 161 et ss. — L’Idée religieuse dans la Poésie épique au moyen âge, pp. 7, 19 et suivantes,) etc.