La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Versification
De la versification du Roland
La Chanson de Roland, comme nos plus anciens poëmes[1], est écrite en vers décasyllabiques. Elle en renferme quatre mille[2] ; mais le manuscrit, comme nous l’avons dit, présente d’assez nombreuses lacunes. Nous avons dû, pour les combler, ajouter au texte d’Oxford environ deux cents vers. C’était donc un poëme de 4,200 vers. Et telle est, croyons-nous, la proportion moyenne de nos premières Chansons.
Il y a deux espèces de décasyllabes : l’un (qui est celui du Girart de Roussillon provençal et d’une partie de notre Aiol et Mirabel), a sa césure après la sixième syllabe sonore[3]. L’autre a son repos après la quatrième syllabe accentuée. Ce dernier vers est celui de la Chanson de saint Alexis ; c’est aussi celui de notre Roland et de tous nos autres poëmes.
À la fin du premier comme du second hémistiche, les syllabes muettes ne comptent point : Damnes Deu pere n’en laiser hunir France. Sont assimilés à l’e muet les e non accentués qui sont suivis d’un s, d’un t, d’un nt : « Li empereres est par matin levez. — Iço vus mandet reis Marsilies libers. — Il n’en est dreit que paien te baillisent[4]. Il est à regretter qu’on n’ait pas
Modèle:Tiret2 dans notre versification moderne ces heureuses libertés de l’ancienne rhythmique.
La seule lettre qui s’élide, en règle générale, c’est l’e, et
encore cette élision est-elle laissée à la volonté du poëte et n’est-elle pas constante. Nos pères n’avaient pas l’oreille si délicate aux hiatus, et il en est de très-doux qu’ils supportaient volontiers...
Ces vers ainsi scandés sont distribués en un certain nombre de couplets que l’on appelle laisses. Toute laisse, comme on l’a dit avec justesse, forme une division naturelle du récit. Dans
le Roland, le couplet se compose en moyenne de douze à quinze vers. Mais, dans nos poëmes postérieurs, les laisses s’allongeront, « soit par le développement de chacune d’elles, soit par la
suture de deux ou plusieurs laisses d’abord distinctes. » C’est ce qu’il serait facile de prouver, en prenant dans une main le manuscrit de la Bodléienne et dans l’autre le remaniement de Versailles ou de Lyon, et en comparant les deux textes couplet par couplet, vers par vers.
Quel est l’élément constitutif de la laisse ? En d’autres termes, quel est le lien de tous les vers dans un même couplet ? C’est l’Assonance. À défaut d’un mot barbare tel que « mono-assonancés », on a employé un mot scientifiquement inexact, lorsqu’on a dit que c’étaient là des couplets « monorimes. » Ne confondons pas la
rime avec l’assonance. La rime, qui est un raffinement, atteint toute la dernière syllabe ; l’assonance, qui est un procédé primitif, n’atteint que la dernière voyelle. Dans un poëme rimé, le mot corage, à la fin d’un vers, exige à la fin des vers suivants des mots tels que vasselage, bernage, gage, eritage, otrage ; mais dans le Roland et dans toutes nos anciennes Chansons qui sont assonancées, corage s’accorde parfaitement avec halte, atarget, altre, Charles, Calabre, salse, marche et vaillet. Disons tout en deux mots : « La rime est pour l’œil, l’assonance pour l’oreille. » Tant que nos vieux poëmes furent écoutés, l’assonance leur suffit. Dès qu’ils furent lus, la rime fut nécessaire.
L’assonance existe encore aujourd’hui, mais seulement dans les Chants populaires… Approchez-vous de ce descendant des jongleurs qui s’est installé sur la place publique ; écoutez les vers qu’il chante en s’accompagnant de son maigre violon. C’est le « Cantique spirituel sur la vie et la pénitence de saint Alexis ». Nous y trouvons exactement, — après sept ou huit cents ans écoulés, — les mêmes assonances que dans la Chanson de Roland :
J’ai un voyage à faire
Aux pays étrangers.
Il faut que je m’en aille,
Dieu me l’a commandé.
Tenez : voilà ma bague,
Ma ceinture à deux tours,
Marque de mon amour.
Et ailleurs, dans le même chant, épousailles rime avec flamme ; courage avec larmes ; richesses avec cachette ; embarque avec orage ; dépêche avec cherchent et avec connaître. Voilà ce qui se chante encore aujourd’hui devant des gens qui ne savent point lire et auxquels ces assonances naïves causent tout autant de plaisir que les rimes les plus luxuriantes de M. Victor Hugo et de toute l’école romantique. Tels étaient, soyez-en certains, les auditeurs de la Chanson de Roland.
Les laisses ainsi assonancées sont « masculines » ou « féminines », suivant qu’elles se composent ou non de vers terminés
par un e muet. Les couplets « féminins » sont devenus de plus en plus rares dans les Chansons plus modernes. Leur proportion dans notre poëme est de 113 sur 298 couplets[5].
Il convient de remarquer que le Couplet épique commençait presque toujours ex abrupto, comme pour permettre au jongleur de commencer son chant où il le voulait. Car il ne faudrait pas se persuader qu’il chantât tout le poëme d’une haleine. Il n’est pas impossible d’indiquer aujourd’hui les parties du poëme, les épisodes que le musicien populaire choisissait pour occuper une de ses « Séances de chant ». Ce sont à peu près les mêmes qui correspondent sans doute à d’anciennes cantilènes, et que nous avons signalés plus haut[6]. Deux pauses évidentes du jongleur sont manifestement indiquées aux vers 703 : Carles li magnes ad Espaigne guastede, et 2609 : Li emperere par sa grant poestet — VII anz tuz pleins ad en Espaigne ested. Il en est de même au vers 3705 : Li empereres est repairet d’Espaigne. Voilà bien, avec les vers 1 et suivants, les quatre débuts de quatre Séances épiques...
Tous les lecteurs du Roland ont remarqué depuis longtemps que, dans plus d’un passage du vieux poëme, deux ou trois couplets consécutifs répètent les mêmes idées à peu près dans les mêmes termes, mais sur des assonnances différentes. C’est ce que nous avons appelé les « Couplets similaires ». Mais un exemple est ici nécessaire pour bien faire saisir notre pensée, et nous prions notre lecteur de vouloir bien ouvrir notre texte et lire attentivement les strophes xl, xli et xlii, ou encore les couplets cxxx et cxxxi. Qu’il oublie pour un moment, s’il le peut, la profonde beauté de ces vers et n’en considère que la lettre, en homme de science et non pas en artiste.
Ces « couplets similaires, » dont il existe au moins neuf exemples dans le Roland[7], peuvent être doubles, triples,
Modèle:Tiret2 et même quintuples[8]. Ils ont été le sujet de vraies discussions entre les érudits… Fauriel, qui connaissait imparfaitement notre Épopée du Nord, a tranché la question d’un coup de plume. Il s’agit tout simplement, suivant lui, « d’un copiste inintelligent qui avait sous les yeux plusieurs leçons diverses d’un même passage et qui, au lieu de choisir la meilleure, les transcrivait à la suite l’une de l’autre[9]. » M. Gaston Paris ne va pas si loin et n’incrimine pas l’intelligence des scribes. Il admet cependant plusieurs « versions différentes » que le rédacteur aurait eues également présentes à l’esprit, et qu’il aurait toutes copiées sur un même feuillet de son manuscrit. Il cite, à l’appui de son opinion, ce texte si précieux de l’oraison funèbre de Roland par Charlemagne. Dans une première laisse, l’Empereur s’écrie : « Quand je serai à Laon, » et dans la seconde : « Quand je serai à Aix. » Le premier de ces couplets serait d’origine capétienne, et le second, plus antique, remonterait à la tradition caroline[10]. Dans l’école de MM. G. Paris et Fauriel, il faut encore placer M. Camille Pelletan : « Les couplets similaires ne sont, dit-il, que des rédactions différentes. Ils ont deux sources : les uns proviennent des diverses manières dont on peut modifier l’assonance d’une laisse ; les autres expriment d’autres traditions[11] ». Tout autre est l’opinion de M. Génin, qui, saisi pour notre vieux poëme d’un enthousiasme que nous ne trouvons pas excessif, s’écrie non sans quelque emportement : « Ces couplets sont l’œuvre d’un artiste, d’un poëte. Quel est « le copiste inintelligent » qui produirait « par hasard » des beautés d’un ordre aussi élevé[12] ? » M. Paulin Paris accorde que les
Modèle:Tiret2 voulaient, par ces répétitions, « se ménager le temps de bien préparer leurs plus beaux effets, » et qu’ils avaient ainsi à leur disposition une rédaction multiple, « dans la prévision d’un surcroît d’attention[13]. » Quant à M. d’Avril, il n’a pas craint d’accentuer l’opinion de M. Génin. Il voit dans nos laisses similaires un moyen tout littéraire et dramatique. Quand les jongleurs voyaient que certains couplets réussissaient auprès de leur public, vite ils en récitaient un ou plusieurs autres sur des assonances différentes. M. d’Avril apporte d’ailleurs un nouvel argument à la discussion, en citant un procédé analogue dans le Ramayana[14]. Et tel est aujourd’hui l’état de la question sur laquelle il nous reste à donner notre avis...
Nous pensons que la théorie Génin-d’Avril n’est pas admissible pour un certain nombre de « couplets similaires ». Voici, par exemple, les laisses xi et xli où la répétition est presque littérale, vers par vers, mot par mot. Le moment n’est point dramatique et ne prête guère à la redite, au bis. C’est ici que l’on peut accepter la donnée de M. G. Paris et croire que le jongleur, ayant à sa disposition plusieurs strophes à peu près semblables, chantait tantôt l’une, tantôt l’autre. Tel n’est pas d’ailleurs le cas le plus fréquent, et la préoccupation artistique ne peut avoir été étrangère à la rédaction de la plupart de nos laisses plusieurs fois répétées. J’ai eu l’occasion de les lire devant de nombreux auditoires, soit lettrés, soit ignorants. Elles ont produit toujours un puissant effet, et certes le hasard ne fait pas de ces miracles. « Mais c’est là, dira-t-on, affaire de sentiment : il nous faut d’autres preuves. » Eh bien ! j’ajouterai que, le plus souvent, ces « couplets similaires ne sont réellement point semblables ». Voyez les laisses v et vi. Dans l’une, on lit les noms des conseillers de Marsile, qui ne sont point dans l’autre. Marsile, dans le second couplet, parle de se convertir à la foi chrétienne, et cette promesse perfide n’est pas exprimée dans la première strophe. Donc, ces laisses ne font pas double emploi ; donc,
elles se complètent ; donc, ce ne sont pas là de ces variantes entre lesquelles on pouvait faire un choix ad libitum[15].
Nous insisterons sur les célèbres adieux de Roland à Durendal. Ces trois strophes, que l’on cite volontiers comme le type le plus parfait de nos « répétitions épiques », sont, à nos yeux, l’œuvre d’un grand artiste, d’un grand poëte. Elles se ressemblent sans doute ; mais chacune à sa personnalité indépendante. Dans la première, Roland rappelle, sans rien préciser, le souvenir de toutes ses victoires ; dans la seconde, il énumère ses conquêtes par leurs noms et reporte sa pensée au jour où il reçut sa bonne épée des mains de Charlemagne ; dans la troisième enfin, il songe à toutes les reliques qui sont dans le pommeau de Durendal. Si vous supprimez l’une ou l’autre de ces strophes puissantes et pleines de choses, vous laissez dans le poëme une véritable lacune ; vous défigurez, vous tronquez la Chanson. On pourrait dire avec quelque justesse que la première de ces strophes est narrative, la seconde « topographique », la troisième religieuse. Donc, ce ne sont pas des strophes à double ou triple emploi. Des variantes n’ont jamais eu ce caractère d’être essentielles, et de l’être à ce point.
Quant aux rédactions différentes et se rapportant à des époques plus ou moins reculées, nous n’y croyons point. L’exemple qu’a choisi M. G. Paris est certes le plus spécieux, et cependant nous le récusons… Charlemagne est donc là, pantelant, devant le corps inanimé de son neveu qu’il vient enfin de retrouver sur le champ de bataille de Roncevaux : « Ami Roland, je m’en irai en France, et, quand je serai en mon domaine de Laon, les étrangers viendront me demander de tes nouvelles. » Puis, cinq vers plus loin : « Ami Roland, belle jeunesse, quand je serai dans ma chapelle d’Aix, on viendra
me demander ce que tu es devenu. » Faut-il croire que ces deux couplets ont eu tour à tour leur raison d’être, et qu’ils appartiennent à deux rédactions primitives, l’une du ixe siècle, l’autre du xie siècle- ? Faut-il croire que l’un se rapporte, par ses origines, au temps où le siége de l’empire franck était à Aix, et l’autre à l’époque où les premiers Capétiens végétaient à Laon ? Que d’invraisemblances ! Et n’y a-t-il pas une explication cent fois plus naturelle ? Dans ce passage de notre poëme, Charles pense à son retour en France ; il passera d’abord à Laon avant d’arriver à Aix, et, dans ces deux villes, on viendra successivement s’informer auprès de lui de Roland, son neveu, qui est mort. Voilà qui est simple et vrai. Il n’est pas, du reste, une seule de ces quatre ou cinq laisses qui ne complète l’autre par l’introduction de quelque fait nouveau, de quelque nouvelle idée. Donc, ce ne sont là ni des rédactions différentes, ni des variantes à l’usage des jongleurs qui voulaient plus ou moins improviser ou paraître improviser. Non, non ; ce sont des morceaux qui se complètent ; c’est surtout l’œuvre d’un art naïf et populaire. On peut le jurer par l’émotion que l’on ressent à la lecture de ces couplets si littérairement, si utilement répétés.
AOI
Voici encore une difficulté, et c’est la dernière que nous rencontrerons dans ce petit « Traité de la versification française… au xie siècle ».
Le plus grand nombre des couplets du Roland se terminent, dans le manuscrit d’Oxford, par ces trois lettres, aoi, qui ont grandement exercé la patience des érudits. M. F. Michel, dans sa première édition de la Chanson, rapproche aoi de ce mot, euouae, qui se trouve, assure-t-il, « dans une sorte de poëme sur sainte Mildred, mis en musique[16] ». Hélas ! hélas ! sans aller aussi loin, M. Michel aurait pu trouver ce fameux euouae dans son Paroissien noté et dans tous les antiphonaires du monde entier. Il signifie seculorum amen, et non pas Évohe,
court, et il ne nous reste plus, après avoir exposé l’opinion de tout le monde, qu’à confesser fort humblement notre ignorance. C’est ce que nous faisons de grand cœur, en attendant que la science éclaircisse ce point noir. Espérons.
Voir aussi
- Sources
Une dernière opinion est celle qu’exprime l’auteur anonyme du Catalogue de la Bibliothèque de M. Ambroise Firmin Didot : « Je crois, dit-il, que aoi est une abréviation de audite. Ce serait un appel fait par le trouvère aux auditeurs. C’est ainsi que Corneille fait dire à Polyeucte : « Oyez, peuples, oyez tous », et que, dans le Parlement anglais, on entend l’exclamation : hear, hear. » (Col 370.)
Se je suis povres hom, — Dex a assés
Qui le ciel et la terre — a à garder.
Quand Dameldeu vaura, — j’arai assés, etc. (Aiol el Mirabel.)