La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Remaniements

De Wicri Chanson de Roland

Les remaniements


xii. — d’un second outrage que reçut le roland
les remaniements


Les Épopées nationales de tous les peuples, ces chants primitifs et presque barbares, subissent la loi commune : ils vieillissent. Il arrive un jour où cette poésie simple n’est plus suffisamment comprise. Tantôt c’est la langue ou la versification de ces vieux poëmes qui paraît décidément trop grossière ; tantôt ce sont leurs idées qui ne semblent plus assez délicates. Cependant on les aime encore, et l’on ne parle pas de les abandonner. Si l’on pouvait seulement les corriger ! Si l’on pouvait polir ce langage trop âpre, adoucir ces vers trop rudes, civiliser enfin ces idées trop sauvages ! Voilà ce que l’on pense, voilà ce que l’on dit, mais d’abord tout bas. Puis, un jour, le grand mot est lâché : « Il faut les rajeunir. » Et il se trouve toujours quelques poëtes de rencontre, charmants d’ailleurs et bien intentionnés, pour tenter cette ingrate besogne. C’est alors que les Iliades sont remises sur le métier ; c’est alors qu’on s’imagine les transformer, en les déformant. On leur enlève tous leurs angles, on les rabote, on les vernit. Les voilà élégantes, hélas ! les voilà à la mode, et ces augustes vieillesses sont couvertes d’oripeaux. C’est le destin, et la Chanson de Roland a dû passer par là.

Notre vieux poëme a donc été remanié, lui aussi. Il a été livré aux « rajeunisseurs ». Mais ce désastre était inévitable, et il faut accorder aux rajeunisseurs trop outragés le bénéfice des circonstances atténuantes.

complut ; le xiie siècle- ne s’y déplut pas trop. Mais voici le XIIIe siècle- : tout change. Le nombre des lettrés augmente. On veut bien encore écouter, mais on lit. Les assonances ne suffisent plus ; la rime devient nécessaire, la rime qui s’empare de toute la dernière syllabe, la rime qui est une assonance perfectionnée et, disons le mot, une « assonance pour les yeux ».

Voilà le point de départ nécessaire de tous nos rajeunisseurs, voilà la raison d’être, voilà l’origine de tous les remaniements de nos Épopées, et, en particulier, de notre Roland. C’est là le point capital qu’il faut mettre en lumière. Tout est sorti de là. Dès que le plus ancien des rajeunisseurs eut, pour la première fois, touché à une assonance de Roland pour la transformer en rime, ce jour-là même tout fut perdu. Cette seule modification en entraîna cent autres, et toute la physionomie de notre vieille Épopée fut irrémédiablement changée. Nous allons le démontrer.

Le rajeunisseur est à l’œuvre… Il ouvre le vieux poëme, et en lit toute la première laisse : « Comment ! voici magne, dit-il, qui rime avec fraindre, et ateignet avec enaimet : c’est intolérable, et presque scandaleux. Mes lecteurs ne veulent plus de ces consonances ridicules, et mes auditeurs eux-mêmes sont devenus moins faciles. Allons, allons, je vais faire rimer en aigne tous les vers de ce couplet. » Et il le fait. Il y va même d’un tel train qu’il écrit treize vers au lieu de neuf. Mais ce résultat est loin de lui déplaire : « Passons, dit-il, au deuxième couplet. » Et il le lit dans le petit manuscrit qu’il a sous les yeux, et où est le texte original. « Hem ! hem ! ajoute ici notre homme en se grattant la tête, que ferais-je bien de ces rimes en uce, umbre, unte, umpe, etc. etc. ? Vais-je choisir entre elles la plus commode, ainsi que je l’ai fait pour le premier couplet ? Mais la plus commode, hélas ! me paraît fort incommode. Bast ! je vais faire un coup d’état et changer toutes les assonances de ce second couplet. Cette laisse sera en er. En er, c’est si facile ! » Et il écrit bravement ses vingt vers au lieu de quatorze. Là-dessus, il se frotte les mains et paraît fort content de lui.

Comme toutes nos Chansons primitives, le Roland avait été fait pour être chanté, et non pour être lu. Le poëte n’avait pensé qu’aux oreilles, et non point aux yeux. De là ces assonances primitives dont nous avons parlé plus haut, ces assonances par la dernière voyelle accentuée, dont savent encore aujourd’hui se contenter les illettrés de nos campagnes. Cette versification était à l’adresse d’une nation qui ne lisait pas. Le XIe siècle s’y