La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/1872/Introduction/Oxford
Les chansons de geste, le texte d’Oxford
le texte d’oxford
Le poëme que nous publions n’est certainement pas notre plus ancienne épopée nationale. Avant l’auteur de la Chanson de Roland, plusieurs poëtes s’étaient déjà donné la tâche de rassembler et de fondre, en une œuvre unique, la matière de vingt cantilènes préexistantes. Par malheur, ces premiers essais ne sont point parvenus jusqu’à nous, et M. G. Paris a donné de leur disparition une raison excellente : « C’est, dit-il, que l’écriture ne descendait pas encore à reproduire les chants vulgaires. » Néanmoins on est peut-être allé et l’on va trop loin dans cette voie. Toutes les fois que l’on rencontre dans le Roland quelque allusion aux antécédents de notre héros : « C’était évidemment, s’écrie-t-on, le sujet d’un poëme disparu. » Nous
pensons, d’accord cette fois avec M. P. Meyer[1], qu’il y a là quelque exagération. D’après certains vers de notre vieux poëme, nous admettrons volontiers qu’avant la Chanson de Roland on ait pu écrire une Prise de Pampelune, une Prise de Nobles et, peut-être même, un autre Roland. Nous sommes surtout persuadé, d’après un texte célèbre d’Orderic Vital, qu’il existait déjà plusieurs branches de la geste de Guillaume et, d’après une ligne souvent citée de la chronique de Turpin[2], qu’Ogier le Danois était le héros d’un ou de plusieurs poëmes. Mais il nous est scientifiquement interdit de risquer d’autres hypothèses. Vienne le jour où quelque érudit trouvera, dans la poussière d’une bibliothèque d’Espagne ou d’Italie, le texte vingt fois précieux d’une de ces Chansons perdues !
Plaçons sous nos yeux, pour nous consoler, la Chanson attribuée à Theroulde. Déterminons le caractère de cette œuvre. Elle ressemble sans doute à toutes celles du même temps que nous ne possédons plus, et nous ferons par elle connaissance avec toutes les autres...
Le manuscrit qui nous l’a conservée est un de ces petits volumes à l’usage des jongleurs, qu’ils portaient avec eux sur tous les chemins et où sans doute ils rafraîchissaient leur mémoire. Nous ne pensons pas qu’il ait été écrit avant la seconde moitié du XIIe siècle, et nous en placerions l’exécution vers les années 1150-1160[3]. Il est l’œuvre d’un scribe fort médiocre sujet à de trop nombreuses distractions, et qui, sans doute, a fort inexactement copié un excellent original. Il a omis plus d’une fois des laisses ou des couplets tout entiers que nous essaierons plus loin de reconstruire. Grâce à sa négligence, un grand nombre de vers sont boiteux, et il nous faudra aussi les remettre fortement sur leurs pieds. Enfin il a interverti l’ordre de quelques strophes, et n’a quelquefois tenu aucun compte de l’exactitude
des assonances. Il pensait visiblement à autre chose : cette besogne ne devait pas lui être bien payée. Le manuscrit, d’ailleurs, n’a pas été favorisé. Après le scribe, un correcteur est venu, qui a changé quelques termes trop archaïques, réparé quelques omissions, rectifié la mesure de quelques vers, complété ou ajouté quelques mots, effacé ou gratté çà et là quelques lettres superflues. Ses additions (qui sont placées soit en interligne, soit en marge), ses suppressions et ses corrections sont généralement sans critique et sans valeur. Peut-être faut-il y voir l’œuvre d’un jongleur qui voulait un peu rajeunir son texte vieilli. Quel que soit le correcteur, il est digne du scribe.
Et tel est le célèbre manuscrit conservé à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford[4]. Quelle que soit sa valeur, il n’est pas, comme on le voit, tel encore que nous le voudrions. Mais nous avons par bonheur quelque moyen d’en combler les lacunes et d’en corriger les erreurs.
Une rédaction antique de la Chanson de Roland nous est offerte par un très-précieux manuscrit de Venise[5]. C’est bien là
la version primitive de notre poëme : nous le reconnaissons à sa brièveté magnifique, à sa simplicité, mais surtout à sa versification et à son style. Les variantes y sont nombreuses, mais peu considérables, et elles s’expliquent aisément, si l’on veut bien se rappeler que nos Chansons de geste étaient colportées oralement. Lorsqu’il s’agissait de les dicter au scribe, le trouvère ou le jongleur devaient sans doute le faire un peu différemment, suivant l’exactitude de leur mémoire et, peut-être aussi, suivant la facilité de leur improvisation. Bref, le manuscrit de Venise serait parfait..., s’il n’avait pas deux gros défauts. Tout d’abord il est écrit par un copiste très-ignorant, en un français redoutablement italianisé; et, en second lieu, il ne
nous offre la version primitive que jusqu’au vers 3,682 de notre texte d’Oxford. À partir de là, le copiste italien n’a plus eu sous les yeux qu’un de ces remaniements dont nous allons parler, et qui était orné d’un long récit de la prise de Narbonne par Aimeri. Toujours est-il que nous possédons en double la version primitive d’environ 3,500 vers de notre poëme. Tous les éditeurs du Roland, mais surtout M. Th. Muller, ont su profiter du texte de Venise.
On a trop dédaigné jusqu’ici le texte de nos Remaniements[6], et l’on n’a pas voulu voir qu’ils renfermaient des fragments considérables de la version primitive. Parmi nos refazimenti,
nous offre la version primitive que jusqu’au vers 3,682 de notre texte d’Oxford. À partir de là, le copiste italien n’a plus eu sous les yeux qu’un de ces remaniements dont nous allons parler, et qui était orné d’un long récit de la prise de Narbonne par Aimeri. Toujours est-il que nous possédons en double la version primitive d’environ 3,500 vers de notre poëme. Tous les éditeurs du Roland, mais surtout M. Th. Muller, ont su profiter du texte de Venise.
On a trop dédaigné jusqu’ici le texte de nos Remaniements[7], et l’on n’a pas voulu voir qu’ils renfermaient des fragments considérables de la version primitive. Parmi nos refazimenti,
nul n’est plus précieux à ce point de vue que le manuscrit de Paris. On n’y trouve pas seulement quelques vers du texte original, dispersés çà et là et facilement reconnaissables ; mais des couplets entiers et en grand nombre (quinze laisses masculines et vingt-trois féminines). Versailles en renferme également quelques-unes, mais en bien moins grande quantité : et l’on n’en trouverait ni dans le second manuscrit de Venise, ni dans celui de Lyon. Voilà véritablement l’ordre d’importance dans lequel il faut classer nos Remaniements. Paris tient la tête, et souvent même il est plus précieux que le plus ancien texte de Venise...
Revenons à notre manuscrit de la Bodléienne ; car nous n’avons guère parlé des autres que pour lui faire honneur.
Par quelles circonstances ce manuscrit se trouve-t-il aujourd’hui en Angleterre ? N’y aurait-il pas toujours été ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, d’après le témoignage de Tyrwhitt, il se trouvait, dès le siècle dernier, à la Bodléienne d’Oxford sous le no 1624. Il y est encore aujourd’hui, mais dans le fonds Digby, où il porte le no 23. Nous l’avons tenu longtemps entre nos mains, et, s’il faut tout dire, nous avons été singulièrement ému en l’ouvrant pour la première fois. Quelle que soit l’imperfection de ce texte, la France ne devrait reculer devant aucun sacrifice pour acquérir cet incomparable monument de sa gloire littéraire. La place de ce monument est à notre Bibliothèque nationale : il y viendra.
En attendant que le « texte d’Oxford » devienne ainsi le « texte de Paris », nous offrons à nos lecteurs un de ses feuillets très-exactement reproduit par la photographie. On jugera par là de sa physionomie générale, et les paléographes discuteront la date de son écriture.
Et tel est le portrait matériel de notre vieille Chanson. Il faut en venir à son âme.
- ↑ Bibliothèque de l’École des Chartes, 27e année, p. 39.
- ↑ « De hoc vulgo canitur quia innumera fecit mirabilia. »
- ↑ V. le fac-simile ci-contre. — Cf. le fac-simile lithographié de la première édition du Roland, par F. Michel. On aura ainsi la reproduction exacte de deux pages du manuscrit original.
- ↑ Digby, 23. — Autrefois, 1624 de la Bodléienne, et telle est la cote que donne Tyrwhitt dans les Canterbury’s tales of Chaucer.
- ↑ Il existe à la Bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, deux Roland manuscrits. Le plus ancien, celui dont il est ici question, porte le no iv parmi les Manuscrits français. C’est un beau manuscrit du XIIIe siècle, à deux colonnes, avec rubriques, qui, suivant nous, a dû être exécuté vers 1230-1240. Il contient tout d’abord une copie fort italianisée d’Aspremont. Au fo 69 commence Roland, qui renferme 6,000 vers et se termine au fo 98. L’épisode de Narbonne commence au fo 88 : Carlo civalça à la barba florie ; — Guarda su dextra, oit Narbona scosie, etc. M. Hoffmann a publié le texte de Venise en regard de celui d’Oxford dans sa nouvelle édition dont il ne circule encore que trois exemplaires. Nous allons, — pour donner une idée de la langue de ce manuscrit et des ressources que cette rédaction peut offrir aux éditeurs du vieux poëme, — en citer un fragment qui comble une des lacunes du texte de la Bodléienne (vers 1679) :
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Fellon païn orge fer de lor lance
In quit escuz, in li elme ke reflambe :
Fer et acer li rend tel consonance,
Incontra cel ne vola fago et flambe.
Sangue et cervelle ki doncha vedes spander !
Li cont Rollant si n’a dol e pesance,Quand vid morir qui bon vasal çataine.
A lu remembra de le terre de France
E de ses oncle li bon roi Çarlemaine.
Non po muer tut so talento non cançe.
Li cont Rollant se mis per la gran presie,
Mais del ferir no fina e no cesse.
Tint Durindarda sa bona spée traite,
Oberg che rompe e descassa qui elme,
Trencha qui cors et qui pung e le teste,
Tel cent paien çeta morti ver tere,
No i e quel vasal no se cuit esere.
Dux Oliver torna da l’altra part,
Del ben ferir si a pres un asalt.
Tene Altaclera soa bona spea lial ;
Soto el cel no e tal se l’no e Durindal.
Oliver la ten e forment se combat ;
Li sangue vermeil en vola entresque al braç.
« Deo ! dist Rollant, cum quisti son bon vasal !
Tant çentil cont, tant pro et tant lial !
Nostra amisté anco in questo çorno ne fal,
Per gran dolor anco se departira,
E l’Imperer ma no recovrara,
Ne dolce França ma du tel no avra ;
E li franchi homini che per nu pregara,
In santa clesia orason ne fara,
In Paradixo per certo la soa arma çira. »
Oliver lassa sa reina et son cival broça,
In la grant presia à Rollant s’aprosma ;
Dis l’un al altro : « Compagnon, tra vos inça,
Se mort no m’anci, eo ne vos falira. »V. notre restitution de ce passage dans nos Notes et variantes, au v. 1679.
- ↑ Ces Remaniements composent la seconde famille des Manuscrits du Roland : ═ a. Manuscrit de Paris B. N., fr. 860, ancien 72255, seconde moitié du XIIIe siècle ; il y manque environ les 80 premiers couplets. — b. Manuscrit de Versailles. Il est aujourd’hui à la Bibliothèque de Châteauroux, et il en existe une copie moderne à la B. N. (fr. 15,108). Après avoir fait partie de la bibliothèque de Louis XVI, il fut acheté par le comte Germain Garnier. C’est celui dont s’est servi M. Bourdillon pour son édition critique. (XIIIe siècle- s., — 8,330 vers.) M. F. Michel a publié, dans la seconde édition de son Roland, la version de Paris complétée par les 80 premiers couplets de celle de Versailles. M. G. Paris s’apprête, croyons-nous, à éditer de nouveau le premier de ces textes dont nous avons nous-même préparé la publication. — c. Manuscrit de Venise (Bibliothèque Saint-Marc, manuscrits français, no vii). À une colonne, 138 folios, 8,880 vers ; exécuté vers 1250. Le texte, qui n’est pas italianisé, se rapproche beaucoup de celui de Versailles ; mais nous avons eu l’occasion d’y puiser de très-bonnes variantes. — d. Manuscrit de Lyon (no 964) XIVe siècle- s. Les 84 premières laisses y manquent. Dans le dernier couplet, on annonce « la guerre de Grifonel l’enfant ». N’a pas été utilisé par M. Th. Muller, et nous nous en sommes souvent servi. — e. Fragments d’un manuscrit lorrain, 351 vers du XIIIe siècle, publiés par Génin, Chanson de Roland, p. 491 et suiv. — f. Manuscrit de Cambridge (Trinity college, R. 3-32), XVIe siècle, sur papier, mal écrit. Les 17 premières strophes font défaut. Le dernier couplet, en vers de 12 syllabes, nous montre les barons de Charles retournant dans leurs fiefs. — Le lecteur trouvera dans nos Notes et variantes de nombreux fragments des quatre manuscrits a, b, c, d. — Plusieurs manuscrits du Roland ont été perdus. M. P. Meyer a vu vendre, à la vente Savile, un remaniement en vers de 12 syllabes dont il ignore la destinée postérieure. Un de ceux qui étaient autrefois conservés à la cathédrale de Peterborought (K xiv, De bello Valle-Runcie, gallice, The History of the church of Peterburgh, by Simon Gunton, 1686, p. 219), ne serait-il pas le même que le manuscrit actuel de la Bodléienne ?
- ↑ Ces Remaniements composent la seconde famille des Manuscrits du Roland : ═ a. Manuscrit de Paris B. N., fr. 860, ancien 72255, seconde moitié du XIIIe siècle ; il y manque environ les 80 premiers couplets. — b. Manuscrit de Versailles. Il est aujourd’hui à la Bibliothèque de Châteauroux, et il en existe une copie moderne à la B. N. (fr. 15,108). Après avoir fait partie de la bibliothèque de Louis XVI, il fut acheté par le comte Germain Garnier. C’est celui dont s’est servi M. Bourdillon pour son édition critique. (XIIIe siècle- s., — 8,330 vers.) M. F. Michel a publié, dans la seconde édition de son Roland, la version de Paris complétée par les 80 premiers couplets de celle de Versailles. M. G. Paris s’apprête, croyons-nous, à éditer de nouveau le premier de ces textes dont nous avons nous-même préparé la publication. — c. Manuscrit de Venise (Bibliothèque Saint-Marc, manuscrits français, no vii). À une colonne, 138 folios, 8,880 vers ; exécuté vers 1250. Le texte, qui n’est pas italianisé, se rapproche beaucoup de celui de Versailles ; mais nous avons eu l’occasion d’y puiser de très-bonnes variantes. — d. Manuscrit de Lyon (no 964) XIVe siècle- s. Les 84 premières laisses y manquent. Dans le dernier couplet, on annonce « la guerre de Grifonel l’enfant ». N’a pas été utilisé par M. Th. Muller, et nous nous en sommes souvent servi. — e. Fragments d’un manuscrit lorrain, 351 vers du XIIIe siècle, publiés par Génin, Chanson de Roland, p. 491 et suiv. — f. Manuscrit de Cambridge (Trinity college, R. 3-32), XVIe siècle, sur papier, mal écrit. Les 17 premières strophes font défaut. Le dernier couplet, en vers de 12 syllabes, nous montre les barons de Charles retournant dans leurs fiefs. — Le lecteur trouvera dans nos Notes et variantes de nombreux fragments des quatre manuscrits a, b, c, d. — Plusieurs manuscrits du Roland ont été perdus. M. P. Meyer a vu vendre, à la vente Savile, un remaniement en vers de 12 syllabes dont il ignore la destinée postérieure. Un de ceux qui étaient autrefois conservés à la cathédrale de Peterborought (K xiv, De bello Valle-Runcie, gallice, The History of the church of Peterburgh, by Simon Gunton, 1686, p. 219), ne serait-il pas le même que le manuscrit actuel de la Bodléienne ?