La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 2/Préludes : Différence entre versions
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Version du 20 juillet 2022 à 07:23
Les préludes de la grande bataille
et la fierté de Roland
Facsimilés
Les couplets (laisses)
LXXXVI
Olivier monte sur une hauteur : | ||
Il regarde à droite parmi le val herbu, | ||
Et voit venir toute l'armée païenne. | ||
1020 | Il appelle son compagnon Roland : | |
« Ah ! » dit-il, « du côté de l'Espagne, quel bruit j'entends venir ! | ||
Que de blancs hauberts! que de heaumes flamboyants ! | ||
« Nos Français vont en avoir grande ire. | ||
« Cette trahison est l'œuvre de Ganelon, ce félon ; | ||
1025 | « C'est lui qui nous lit donner cette besogne par l'Empereur. | |
« — Tais-toi, Olivier, » répond le comte Roland ; | ||
« C'est mon beau-père, n'en sonne plus mot. » | Aoi. |
LXXXVII
Olivier est monté sur une colline élevée : | ||
De là il découvre le royaume d'Espagne | ||
1030 | Et le grand assemblement des Sarrasins. | |
Les heaumes luisent, tout couverts d'or et de pierreries , | ||
Et les écus, et les hauberts brodés, | ||
Et les épieux, et les gonfanons au bout des lances. | ||
Olivier ne peut compter les bataillons ; | ||
1035 | Il y en a tant, qu'il n'en sait la quantité ! | |
En lui-même il en est tout égaré. | ||
Comme il a pu, est descendu de la colline , | ||
Est venu vers les Français, leur a tout raconté. | Aoi. |
LXXXVIII
Olivier dit : « J'ai vu tant de païens, | ||
1040 | « Que nul homme n'en vit jamais plus sur la terre. | |
« Il y en a bien cent mille devant nous avec leurs écus, | ||
« Leurs heaumes lacés, leurs blancs hauberts, | ||
« Leurs lances droites, leurs blancs épieux luisants. | ||
« Vous aurez bataille, bataille comme il n'y en eut jamais. | ||
1045 | « Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force; | |
« Et tenez ferme pour n'être point vaincus. » | ||
Et les Français : « Maudit qui s'enfuira, » disent-ils. | ||
« Pas un ne vous fera défaut pour cette mort ! » | Aoi. |
LXXXIX
Olivier dit : « Païens ont grande force, | |
1050 | « Et nos Français, ce me semble, sont bien peu. |
« Ami Roland, sonnez de votre cor : | |
« Charles l'entendra, et fera retourner son armée. | |
« — Je serais bien fou , » répond Roland ; | |
« Dans la douce France, j'en perdrais ma gloire. | |
1055 | « Non, mais je frapperai grands coups de Durendal; |
« Le fer en sera sanglant jusqu'à l'or de la garde. | |
« Nos Français y frapperont aussi, et avec quel élan ! | |
« Félons païens furent mal inspirés de venir aux défilés : | |
« Je vous jure que, tous, ils sont jugés à mort.» Aoi. |
XC
« Ami Roland, sonnez votre olifant : | ||
1060 | « Charles l'entendra, et fera retourner la grande armée. | |
« Le Roi et ses barons viendront à notre secours. | ||
« — A Dieu ne plaise, » répond Roland, | ||
«. Que mes parents jamais soient blâmés à cause de moi, | ||
« Ni que France la douce tombe jamais dans le déshonneur ! | ||
1065 | « Non, mais je frapperai grands coups de Durendal, | |
« Ma bonne épée que j'ai ceinte à mon côté, | ||
« Vous en verrez tout le fer ensanglanté. | ||
« Félons païens se sont assemblés ici pour leur malheur : | ||
« Je vous jure qu'ils sont tous condamnés à mort. » | Aoi. |
XCI
1070 | « Ami Roland, sonnez de votre olifant. | |
« Le son en ira jusqu'à Charles, qui passe aux défilés, | ||
« Et les Français, je vous le jure, retourneront sur leurs pas. | ||
« — A Dieu ne plaise, » répond Roland, | ||
« Qu'il soit jamais dit par aucun homme vivant | ||
1075 | « Que j'ai sonné mon cor à cause des païens ! | |
« Je ne ferai pas aux miens ce déshonneur. | ||
« Mais quand je serai dans la grande bataille, | ||
« J'y frapperai mille et sept cents coups : | ||
« De Durendal vous verrez le fer tout sanglant. | ||
1080 | « Français sont bons : ils frapperont en braves ; | |
« Les Sarrasins ne peuvent échapper à la mort.» | Aoi. |
XCII
« - Je ne vois pas où serait le déshonneur, » dit Olivier. | |
« J'ai vu, j'ai vu les Sarrasins d'Espagne; | |
« Les vallées , les montagnes en sont couvertes ; | |
1085 | « Et les landes aussi, et toutes les plaines. |
« Qu'elle est puissante, l'armée de la gent étrangère, | |
« Et que petite est notre compagnie ! | |
« — Tant mieux , » répond Roland , « mon ardeur s'en accroît. | |
« Ne plaise à Dieu, ni à ses très saints anges, | |
1090 | « Que France, à cause de moi, perde de sa valeur! |
« Plutôt la mort que le déshonneur. | |
« Plus nous frappons, plus l'Empereur nous aime ! » Aoi. |
XCIII
Roland est preux , mais Olivier est sage ; | ||
Ils sont tous deux de merveilleux courage. | ||
1095 | Puis d'ailleurs qu'ils sont à cheval et en armes, | |
Ils aimeraient mieux mourir qu'esquiver la bataille. | ||
Les comtes ont l'àme bonne, et hautes sont leurs paroles... | ||
Félons païens chevauchent par grande ire. | ||
« Voyez un peu, Roland, » dit Olivier ; | ||
1100 | « Les voici près de nous, et Charles est trop loin. | |
« Ah ! vous n'avez pas voulu sonner de votre cor; | ||
« Le Roi serait ici, et nous ne serions pas en danger. | ||
« Mais ceux qui sont là -bas ne méritent aucun blâme ; | ||
« Jetez les yeux là-haut vers les défilés d'Aspre : | ||
« Vous y verrez dolente arrière-garde. | ||
1105 | " Tel s'y trouve aujourd'hui qui plus jamais ne sera dans une autre. | |
« — Ne parlez pas aussi follement, répond Roland. | ||
« Maudit soit qui porte un lâche cœur au ventre! | ||
« Nous tiendrons pied fortement sur la place; | ||
« De nous viendront les coups, et de nous la bataille ! » | Aoi. |
XCIV
1110 | Quand Roland voit qu'il y aura bataille, |
Il se fait plus fier que lion ou léopard. | |
Il interpelle les Français, puis Olivier : | |
« Ne parle plus ainsi, ami et compagnon ; | |
« L'Empereur, qui nous laissa ses Français, | |
1115 | « A mis à part ces vingt mille que voici. |
« Pas un lâche parmi eux, Charles le sait bien. | |
« Pour son seigneur on doit souffrir grands maux, | |
« Endurer le chaud et le froid , | |
« Perdre de son sang et de sa chair. | |
1120 | « Frappe de ta lance, Olivier, et moi, de Durendal, |
« Ma bonne épée que me donna le Roi. | |
« Et si je meurs, qui l'aura pourra dire : | |
« C'était l'épée d'un noble vassal ! » Aoi. |
XCV
D'autre part est l'archevêque Turpin : | |
1125 | II pique son cheval, et monte sur une colline; |
Puis s'adresse aux Français, et leur fait ce sermon : | |
« Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici, | |
« C'est notre roi : notre devoir est de mourir pour lui. | |
« Chrétienté est en péril, maintenez-la. | |
1130 | « Il est certain que vous aurez bataille; |
« Car sous vos yeux, voici les Sarrasins. | |
« Or donc, battez votre coulpe, et demandez à Dieu merci. | |
« Pour guérir vos âmes, je vais vous absoudre. | |
« Si vous mourez, vous serez tous martyrs; | |
1135 | « Dans le grand paradis vos places sont toutes prêtes. » |
Français descendent de cheval, s'agenouillent à terre, | |
Et l'Archevêque les bénit de par Dieu : | |
« Pour votre pénitence, vous frapperez les païens. » Aoi. |
XCVI
Français se redressent, se remettent en pied; | |
1140 | Les voilà absous et quittes de tous leurs péchés. |
L'Archevêque leur a donné sa bénédiction au nom de Dieu; | |
Puis ils sont montés sur leurs destriers rapides. | |
Ils sont armés en chevaliers | |
Et tout disposés pour la bataille. | |
1145 | Le comte Roland appelle Olivier : |
« Sire compagnon, vous le savez, | |
« C'est Ganelon qui nous a tous trahis ; | |
« Il en a reçu bons deniers en argent et en or. | |
« L'Empereur devrait bien nous venger. | |
1150 | « Quant au roi Marsile, il a fait marché de nous, |
« Mais c'est avec nos épées qu'il sera payé. » Aoi. |
XCVII
Aux défilés d'Espagne passe Roland | |
Sur Veillantif, son bon cheval courant. | |
Ses armes lui sont très avenantes ; | |
1155 | 11 s'avance, le baron, avec sa lance au poing |
Dont le fer est tourné vers le ciel | |
Et au bout de laquelle est lacé un gonfanon tout blanc. | |
Les franges d'or lui descendent jusqu'aux mains. | |
1100 | Le corps de Roland est tout gaillard, son visage est clair et riant. |
Sur ses pas marche Olivier, son ami; | |
Et ceux de France, le montrant : « Voilà notre champion, » s'écrient -ils. | |
Sur les Sarrasins il jette un regard fier, | |
Mais humble et doux sur les Français; | |
Puis leur a dit un mot courtois : | |
1165 | « Seigneurs barons, allez au petit pas : |
« Ces païens, en vérité, viennent ici chercher grand martyre. | |
« Le beau butin que nous aurons aujourd'hui! | |
« Aucun roi de France n'en fit jamais d'aussi riche. » | |
A ces mots, les deux armées se rencontrent. Aoi. |
XCVIII
1170 | « Point n'ai souci de parler, dit alors Olivier. |
« Vous n'avez pas daigné sonner de votre cor, | |
« Et voici que le secours de Charles vous fera défaut. | |
« Certes, il n'est pas coupable; car il n'en sait mot, le baron , | |
« Et ceux qui sont là-bas ne sont point à blâmer. | |
1175 | « Maintenant chevauchez du mieux que vous pourrez, |
« Seigneurs barons, et ne reculez point. | |
« Au nom de Dieu , ne pensez qu'à deux choses : | |
« A recevoir et à donner de bons coups. | |
« Et n'oublions pas la devise de Charles. » | |
1180 | A ce mot, les Français ne poussent qu'un seul cri : |
« Monjoie! » Qui les eût entendus crier de la sorte, | |
Eût eu l'idée du courage. | |
Puis ils chevauchent, Dieu ! avec quelle fierté ! | |
Pour aller plus rapidement donnent un fort coup d'éperon , | |
1185 | Et (que feraient-ils autre chose?) se jettent sur l'ennemi. |
Mais les païens n'ont pas peur : | |
Voilà Français et Sarrasins aux prises... Aoi. |
Notes originales
1032. Hauberts brodés
1032.↑ Hauberts brodés Le texte porte safret. On mêlait du fil d'archal aux mailles de fer du hauberl , et l'on produisait par là une broderie grossière qui ornait surtout le bas de ce vêtement. Ce sont particulièrement les pans du haubert qui sont safrés (v. 3141). Dans la bataille, rien n'était plus aisé que de les désaffrer (v. 3426).
1042. Blancs hauberts
1042.↑ On a verni en diverses couleurs le métal du hauberl. il y en eut de bleus, de verts, etc. (J. Quicherât, Histoire du costutne t p. 151.) Mais quand le métal n'élail pas vernissé en couleur, quand il ne subis- sait d'autre préparation que le polissage ( c'était le « blanc haubert ».
1059. L'olifant
1059.↑ Il faut établir une distinction entre le cor que porte chaque chevalier et l'olifant. Il y a soixante mille cors dans l'armée de Charles, mais il n'y a qu'un olifant. Après la mort de Roland , Charles dit à Babel el à Guinemant :
- « Vous remplacerez aujourd'hui Roland et Olivier : l'un de vous portera l'épée et l'autre L'olifant, » (Vers 3016, 3017)
Celui-ci esl d'ivoire, comme son nom l'indique, et la légende épique lui prête un son bien plus retentissant qu'à tous les autres cors :
- Sur tuz les astres bundist H olifant. (V. 3119. Cf. 3302.)
Les « olifants » avaient la forme d'une corne; ils étaient parfois très richement sculptés. Nous en reproduisons ici un des plus anciens modèles, il remonte au XIIe siècle. (Voir Mélanges archéologiques du P. Cahier, t. II, p. 36.)
1135. Dans le grand paradis
1135.↑ « Qu'est- ce que la mort laisse subsister chez les héros d'Homère ? Une âme, une vaine image, qui, dès que la vie a abandonné les ossements, s'échappe e1 voltige comme un songe. » (Giguet, Essai d'encyclopédie homérique, p. 626.)
L'auteur du Roland, au contraire, et tous les auteurs de nos Chansons de geste possédaient sur l'autre vie les notions très nettes de la doctrine chrétienne. Le paradis est pour eux le lieu des âmes saintes, le lieu où elles contemplent Dieu, Partout on voit, dans nos poèmes, les Anges emporter au ciel les âmes des élus, et les démons traînent en enfer les âmes des damnés. Il est digne de remarque que nus poêtes ont toujours professé le dogme de l'éternité des peines : Diable emportent l'âme en enfer à tous dis.
Quant aux images dont ils se servent pour peindre le paradis, elles ne sont ni très variées ni très compliquées. La plus populaire est celle-ci : « Les saintes fleurs du paradis. » Se figurer le paradis comme un jardin plein de belles fleurs!
Celle conception est en vérité toute militaire, el s'explique par la loi des contrastes. Tous les vieux soldats aiment les fleurs. (L'idée religieuse dans les Chansons de geste, par L. G. p. 29.)
1187. Voilà Français et Sarrasins aux prises
1187.↑ Toutes les batailles racontées dans nos poèmes se ressemblent. Deux armées arrivent en présence l'une de l'autre ; les plus forts et les mieux armés sortent des rangs et en viennent aux mains. Une bataille alors n'est qu'une série de duels, une partie de barres sanglante. « Suivant le bon ou le mauvais succès de ces engagements particuliers, les masses avancent ou reculent jusqu'au moment où l'un des deux partis cède absolument le champ de bataille. Le lendemain on enterre les morts, et tout recommence de plus belle. » ( Histoire littéraire, xxn, 717.)