La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 2/Mort d'Olivier

De Wicri Chanson de Roland
Fig. 19. — « C'est aujourd'hui, » dit Roland à Olivier, « le jour où nous serons douloureusement séparés. »
( Vers 1977.) (Composition de Zier.)

Facsimilés

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Les couplets (laisses)

CLXXI

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O. => CXLIII
Quand Roland aperçoit la gent maudite
Qui est plus noire que de l'encre
Et n'a de blanc que les dents :
1935   « Je suis très certain, » dit Roland;
« Oui, je sais clairement que nous mourrons aujourd'hui.
« Frappez, Français; car pour moi, je vais recommencer la bataille. »
Et Olivier : « Malheur aux plus lents ! » s'écrie-t-il.
A ces mots, les Français se jettent dans le milieu même des ennemis. Aoi.

CLXXII

1940   Les païens, quand ils s'aperçoivent qu'il y a si peu de Français,
En sont remplis d'orgueil et tout réconfortés entre eux :
« Non, non, » disent-ils l'un à l'autre, « le droit n'est pas pour l'Empereur. »
Le Calife montait un cheval roux;
De ses éperons d'or il le pique ,
1945   Frappe Olivier par derrière dans le milieu du dos,
Dans le corps même lui brise les mailles du blanc haubert ,
Et la lance du païen passe de l'autre côté de la poitrine :
« Voilà un rude coup pour vous, » lui dit-il;
« Charles fut mal inspiré de vous laisser aux défilés.
1950   « L'Empereur nous fit tort, mais n'aura guère lieu de s'en louer;
« Car sur vous seul j'ai bien vengé tous les nôtres. » Aoi.

CLXXIII

Olivier sent qu'il est blessé à mort,
Et plus ne veut tarder à se venger.
Dans son poing est Hauteclaire, dont l'acier fut bruni :
Il en frappe le Calife sur le heaume aigu couvert d'or,
1955   Et il en fait tomber à terre les pierres et les cristaux ;
Il lui tranche la tête jusqu'aux dents;
Il brandit son coup, et l'abat raide mort :
« Maudit sois-tu, païen! » lui dit-il ensuite.
« Je ne dis pas que Charles n'ait rien perdu ;
1960   « Mais, certes, ni à ta femme ni à aucune autre dame
« Tu n'iras te vanter, dans le pays où tu es né,
« D'avoir pris à l'Empereur la valeur d'un denier,
« Ni de lui avoir fait dommage soit de moi, soit d'autrui. »
Puis : « Roland! » s'écrie-t-il, « Roland! à mon secours! » Aoi.

CLXXIV

1965   Olivier sent qu'il est blessé à mort ;
Jamais il ne saurait assez se venger.
Aux païens il distribue grands coups de Hauteclaire,
Dans la grand'presse frappe en baron,
Tranche les écus à boucles et les lances,
Les pieds, les poings, les épaules et les flancs des cavaliers.
1970   Qui l'eût vu démembrer ainsi les Sarrasins,
Jeter par terre un mort sur l'autre,
Celui-là eût eu l'idée d'un bon chevalier.
Mais Olivier ne veut pas oublier le cri de Charles :
« Monjoie ! Monjoie! » répète-t-il d'une voix haute et claire.
1975   II appelle Roland, son ami et son pair :
« Compagnon, venez vous mettre tout près de moi.
« C'est aujourd'hui le jour où nous serons douloureusement séparés ! »
Et l'un se prend à pleurer en pensant à l'autre. Aoi.

CLXXV

Roland regarde Olivier au visage.
Il est pale, violet, décoloré, livide ;
1980   Son beau sang jaillit et coule tout clair de son corps,
Les ruisseaux en tombent par terre :
« Dieu! » dit Roland, « je ne sais maintenant que faire.
« Quel malheur, ami, pour votre courage !
« Jamais plus on ne verra homme de votre valeur.
1985   « douce France ! tu vas donc être veuve
« De tes meilleurs soldats; tu seras confondue, tu tomberas.
« L'Empereur en aura grand dommage. »
A ce mot, Roland sur son cheval se pâme. Aoi.

CLXXVI

Voyez-vous Roland, là, pâmé sur son cheval,
1990   Et Olivier qui est blessé à mort?
Il a tant saigné, que sa vue en est trouble ;
Ni de près, ni de loin, ne voit plus assez clair
Pour reconnaître homme qui vive.
Le voilà qui rencontre son compagnon Roland ;
1995   Sur le heaume orné de pierreries et d'or, il frappe un coup terrible,
Qui le fend en deux jusqu'au nasal,
Mais qui, par bonheur, ne pénètre pas en la tête.
A ce coup, Roland l'a regardé,
Et doucement, doucement, lui fait cette demande :
2000   « Mon compagnon, l'avez -vous fait exprès ?
« Je suis Roland, celui qui tant vous aime.
« Vous ne m'aviez point défié, que je sache.
« — Je vous entends, » dit Olivier, « je vous entends parler,
« Mais point ne vous vois : Dieu vous voie, ami.
2005   « Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi.
« — Je n'ai point de mal, répond Roland ;
« Je vous pardonne ici et devant Dieu. »
A ce mot, ils s'inclinent l'un devant l'autre.
C'est ainsi, c'est avec cet amour que tous deux se séparèrent. Aoi.

CLXXVII

2010   Olivier sent l'angoisse de la mort;
Ses deux yeux lui tournent dans la tête ;
Il perd l'ouïe, et tout à fait la vue,
Descend à pied, sur la terre se couche,
A haute voix fait son mea culpa,
2015   Joint ses deux mains et les tend vers le ciel,
Prie Dieu de lui donner son paradis,
De bénir Charlemagne, la douce France,
Et son compagnon Roland par-dessus tous les hommes.
Le cœur lui manque, sa tête s'incline :
2020   II tombe à terre, étendu tout de son long.
C'en est fait, le Comte est mort.
Et le baron Roland le regrette et pleure.
Jamais sur terre vous n'entendrez un homme plus dolent. Aoi.

CLXXVIII

Quand Roland voit que son ami est mort,
2025   Quand il le voit là, la face tournée vers l'Orient,
Il ne peut retenir ses larmes et ses sanglots;
Très doucement se prend à le regretter :
« Mon compagnon, » dit-il, « quel malheur pour ta vaillance !
« Bien des années, bien des jours, nous avons été ensemble.
« Jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t'en fis;
2030   « Quand tu es mort, c'est douleur que je vive. »
A ce mot, le Marquis se pâme
Sur son cheval, qu'on appelle Veillantif :
Mais il est retenu par ses étriers d'or fin :
Où qu'il aille, il ne peut tomber. Aoi.

CLXXIX

2035   A peine Roland a-t-il repris ses sens,
A peine est-il guéri et revenu de sa pâmoison,
Qu'il s'aperçoit de la grandeur du désastre.
Tous les Français sont morts, il les a tous perdus,
Excepté deux, l'Archevêque et Gautier de l'Hum.
2040   Celui-ci est descendu de la montagne,
Où il a livré un grand combat à ceux d'Espagne.
Sous les coups des païens vainqueurs tous ses hommes sont morts :
Bon gré, mal gré, il s'est enfui dans ses vallées,
Et voilà qu'il appelle Roland : « A mon aide ! à mon aide!
2045   « Hé! » s'écrie-t-il, « noble comte, vaillant homme, où es -tu?
« Dès que je te sentais là, je n'avais jamais peur.
« C'est moi, c'est moi, Gautier, qui conquis Maëlgut;
« C'est moi, le neveu du vieux Drouon, de Drouon le chenu ;
« C'est moi que mon courage avait rendu digne d'être ton ami.
« Je me suis tant battu contre les Sarrasins,
2050   « Que ma lance en est rompue et mon écu percé ;
« Mon haubert est en lambeaux,
« Et mon corps est criblé de coups de lance.
« Je vais mourir, mais je me suis chèrement vendu. »
A ce mot, Roland l' entendu;
2055   II pique son cheval et galope vers lui. Aoi.

CLXXX

« Sire Gautier, d lui dit le comte Roland,
Vous avez eu grande bataille contre la gent païenne ;
« Or vous étiez un brave et un vaillant
« Et m'aviez emmené mille bons chevaliers.
« Ils étaient à moi, c'est pourquoi je vous les demande.
« Rendez-les-moi, car j'en ai grand besoin.
« — Morts, » répond Gautier. « Plus ne les verrez,
« Et j'ai laissé tous leurs corps sur le champ douloureux.
« Nous avons là-haut trouvé tant de Sarrasins !
« II y avait des Chananéens, des Géants, des Arméniens et des Turcs,
« Et ceux de Balise, qui sont leurs meilleurs soldats,
« Sur leurs chevaux arabes qui vont si vite.
« Nous avons si rudement mené cette bataille,
« Que pas un païen ne s'en vantera.
« Soixante mille sont morts et gisent à terre
« Ah! nous nous sommes bien vengés, à coups de nos épées d'acier,
« Mais nous y avons perdu tous nos Français.
« Les pans de mon haubert sont en pièces,
« Et j'ai tant de blessures aux côtés et aux flancs,
« Que le sang clair coule de toutes parts.
« Tout mon corps va s' affaiblissant,
« Et je sens bien que je vais mourir.
« Je suis votre homme, Roland, et vous tiens pour mon seigneur et mon appui.
« Si je me suis enfui, ne m'en blâmez.
« — je n'en veux rien faire, » dit le comte Roland.
« Mais, tant que vous vivrez, aidez-moi. »
Roland est tout en sueur, de colère et de douleur.
Il tranche en deux les pans de son bliaud
Et se met à bander les flancs de Gautier.   Aoi.

CLXXXI

Roland est plein de douleur, Roland est plein de rage.
Dans la grande mêlée, il commence à frapper;
Il jette à terre vingt -cinq païens d'Espagne, raides morts.
Gautier en tue six, l'Archevêque cinq.
2060   <r Quels terribles hommes! » s'écrient les païens.
« Prenons garde qu'ils ne s'en aillent vivants :
« Honte à qui n'ira pas les attaquer !
« Honte surtout à qui les laisserait échapper ! »
Alors recommencent les cris et les huées,
2065   Et de toutes parts les païens envahissent les trois Français.
Que Dieu, qui jamais ne mentit, que Dieu vienne à leur aide ! Aoi.

Notes originales

2023. Jamais sur terre

2023.↑ Jamais sur terre, etc Les Remaniements de Paris et de Lyon nous offrent ici un incident qui n'était évidemment pas dans le texte primitif. Il s'agit de la communion symbolique d'Olivier, qui lui est administrée par Roland :

Trois poiz a pris de l'herbe verdoiant.
Li ange Dieu i descendent à tant;
L'amne de lui emportent en chantant. (Lyon).

Nous avons parlé ailleurs de ce singulier sacrement, que l'on peut rapprocher de ces confessions faites à un laïque, dont nous avons aussi plus d'un exemple dans nos Chansons de geste. Il s'agit de la communion eucharistique reçue par les chevaliers sous l'espèce de l'herbe ou de la verdure. A défaut de prêtres, à défaut d'hosties consacrées, les chevaliers se communient avec des feuilles d'arbre, avec des brins d'herbe. Élie de Saint-Gilles rencontre un chevalier mourant. Plein de charité, il s'élance vers lui :

Entre ses bras le prist,
Prist une fuelle d'erbe, à la bouce li mist.
Dieu le fait aconoistre et ses peciés gehir.
L'amne part.
(B. N. anc. Lav. 80, f° 77.)

Dans Raoul de Cambrai, Savari communie Bei uiei après l'avoir confessé :

-Trois fuelles d'arbre maintenant li rompi ;
Il les receut per corpus Domini.
(Edit. Leglay, p. 327.)

Et, dans le même poème, on voit, avant la bataille, tous les chevaliers de l'armée se donner la communion sous la même espèce :

Chacuns frans hon de la pitié plora ; —
Mains gentishon s't acumenia
De trois pous d'erbe, qu'autre prestre n'ia .
(Ibid., p. 95.)

Dans Renaus de Montauban, Richard s'écrie :

Car descendons à terre et si nos confessons,
Et des peus de cette herbe nos acomenion.

(Édit. Michelant, p. 181, vers 26, 27.)

Dans Aliscans, la communion de Vivien est réellement sacramentelle : Guillaume, par un étonnant privilège, a emporté avec lui une hostie consacrée, et c'est avec cette hostie qu'il console et divinise les derniers instants de son neveu. Quant à la communion par le feuillage, IL FAUT LA CONSIDERER UNIQUEMENT comme symbolique, et c"est ce que prouvent jusqu'à l'évidence les vers plus haut cités de Raoul de Cambrai : Trois fuelles d'arbre receut per corpus domini. Bref, on ne se confesse à un laïque qu'a défaut de prêtre, on ne communie avec des feuilles qu'a défaut d'hostie. De ces deux rites il n'existe aucune trace dans le Roland, dont l'auteur nous paraît théologiquement plus exact que tous nos autres épiques.


Voir aussi