La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 2/Dernière bénédiction
Sommaire
Les couplets (laisses)
CXC
Païens s'enfuient, courroucés et pleins d'ire; | ||
2165 | Ils se dirigent en hâte du côté de l'Espagne. | |
Le comte Roland ne les a point poursuivis, | ||
Car il a perdu son cheval Veillantif. | ||
Bon gré, mal gré, il est resté à pied. | ||
Le voilà qui va aider l'archevêque Turpin ; | ||
Il lui a délacé son heaume d'or sur la tête; | ||
Il lui a retiré son blanc haubert léger; | ||
Puis il lui met le bliaud tout en pièces, | ||
Et en prend les morceaux pour bander ses larges plaies. | ||
Il le serre alors étroitement contre son sein | ||
2175 | Et le couche doucement, doucement, sur l'herbe verte. | |
Ensuite, d'une voix très tendre, Roland lui fait cette prière : | ||
« Ah! gentilhomme, donnez-m'en votre congé. | ||
« Nos compagnons, ceux que nous aimions tant, | ||
« Sont tous morts ; mais nous ne devons point les laisser ici. | ||
2180 | « Écoutez; je vais aller chercher et reconnaître tous leurs corps; | |
« Puis je les déposerai à la rangette devant vous. | ||
« — Allez, » dit l'Archevêque, « et revenez bientôt. | ||
« Grâce à Dieu, le champ nous reste, à vous et à moi! » | Aoi. |
CXCI
Roland s'en va. Seul, tout seul, il parcourt le champ de bataille ; | ||
2185 | Il fouille la montagne, il fouille la vallée; | |
Il y trouve les corps d'Iuon et d'Ivoire; | ||
Il y trouve Gerier et Gerin, son compagnon; | ||
Il y trouve le Gascon Engelier ; | ||
Il y trouve Rérenger et Othon ; | ||
Il y trouve Anséis et Samson ; | ||
Il y trouve Gérard, le vieux de Roussillon. | ||
2190 | L'un après l'autre, il emporte les dix barons; | |
Avec eux, il est revenu vers l'Archevêque, | ||
Et les a déposés en rang aux genoux de Turpin. | ||
L'Archevêque ne peut se tenir d'en pleurer; | ||
Il élève sa main, il leur donne sa bénédiction : | ||
2195 | « Seigneurs, » dit-il, « mal vous en prit. | |
« Que Dieu le glorieux ait toutes vos âmes ! | ||
« Qu'en paradis il les mette en saintes fleurs ! | ||
« Ma propre mort me rend trop angoisseux : | ||
« Plus ne verrai le grand Empereur. » | Aoi. |
CXCII
2200 | Roland s'en retourne fouiller la plaine : |
Sous un pin, près d'un églantier, | |
Il a trouvé le corps de son compagnon Olivier, | |
Le tient étroitement serré contre son cœur, | |
Et, comme il peut, revient vers l'Archevêque. | |
Sur un écu , près des autres Pairs , il couche son ami , | |
2205 | Et l'Archevêque les a tous bénis et absous. |
La douleur alors et les larmes de redoubler : | |
« Bel Olivier, mon compagnon, » dit Roland, | |
« Vous fûtes fils au bon comte Renier | |
« Qui tenait la marche de Gênes. | |
2210 | « Pour briser une lance, pour mettre en pièces un écu, |
« Pour rompre et démailler un haubert, | |
« Pour conseiller loyalement les bons, | |
« Pour venir à bout des traîtres et des lâches, | |
« Jamais, en nulle terre, il n'y eut meilleur chevalier. » Aoi. |
CXCIII
2215 | Le comte Roland, quand il voit morts tous ses pairs | |
Et Olivier, celui qu'il aimait tant, | ||
Il en a de la tendreur dans l'âme; il se prend à pleurer ; | ||
Tout son visage en est décoloré. | ||
Sa douleur est si forte, qu'il ne peut se soutenir ; | ||
2220 | Bon gré, mal gré, il tombe en pâmoison; | |
Et l'Archevêque : Quel malheur, » dit-il, « pour un tel baron ! » | Aoi. |
CXCIV
L'Archevêque, quand il vit Roland se pâmer, | ||
En ressentit une telle douleur, qu'il n'en eut jamais de si grande. | ||
Il étend la main et saisit l'olifant. | ||
2225 | En Roncevaux il y a une eau courante ; | |
Il veut y aller pour en donner à Roland. | ||
Il fait un suprême effort, et se relève ; | ||
Tout chancelant, à petits pas, il y va; | ||
Mais il est si faible, qu'il ne peut avancer; | ||
Il n'a pas la force, il a trop perdu de son sang. | ||
2230 | Avant d'avoir marché l'espace d'un arpent, | |
Le cœur lui manque, il tombe en avant : | ||
Le voilà dans les angoisses de la mort. | Aoi. |
CXCV
Alors le comte Roland revient de sa pâmoison, | ||
Il se redresse ; mais , hélas ! quelle douleur pour lui ! | ||
2235 | II regarde en aval , il regarde en amont ; | |
Au delà de ses compagnons, sur l'herbe verte, | ||
Il voit étendu le noble baron, | ||
L'Archevêque, le représentant de Dieu. | ||
Turpin s'écrie : « Mea culpa ! » lève les yeux en haut , | ||
2240 | Joint ses deux mains et les tend vers le ciel, | |
Prie Dieu de lui donner son paradis... | ||
Il est mort, Turpin ; il est mort au service de Charles, | ||
Celui qui par grands coups de lance et par très beaux sermons | ||
N'a jamais cessé de guerroyer les païens. | ||
2245 | Que Dieu lui donne sa sainte bénédiction! lacune | Aoi. |
CXCVI
- Quand Roland voit que l'Archevêque est mort,
- Jamais n'eut plus grande douleur, si ce n'est pour Olivier.
- Il dit alors un mot qui perce le cœur :
- « Chevauche, Charles de France, le plus vite que tu pourras,
- « Car il y a grande perte dès nôtres à Roncevaux.
- « Mais le roi Marsile y a aussi perdu son armée,
- « Et contre un de nos morts, il y en a bien quarante des siens. Aoi.
CXCVII
Le comte Roland voit l'Archevêque à terre. | |
Ses entrailles lui sortent du corps, | |
Et sa cervelle lui bout sur la face, au-dessus de son front. | |
Sur le milieu de sa poitrine, entre les deux épaules, | |
2230 | Roland lui a croisé ses blanches mains, les belles. |
Et tristement, selon la mode de son pays, lui fait son oraison : | |
« Ah ! gentilhomme , chevalier de noble lignée , | |
« Je vous remets aux mains du Glorieux qui est dans le ciel. | |
« Il n'y aura jamais homme qui le serve plus volontiers ; | |
2255 | « Non, depuis les Apôtres, on ne vit jamais tel prophète |
« Pour maintenir chrétienté, pour convertir les hommes. | |
« Puisse votre âme être exempte de toute douleur. | |
« Et que du paradis les portes lui soient ouvertes ! » Aoi. |
Notes originales
2208. Renier
2208.↑ Renier. Le comte Renier de Gennes joue un rôle très important dans le roman de Girars de Viane, lequel est moins profondément traditionnel que notre Roland, mais d'une antiquité encore respectable.
Renier esl fils de Garin de Montglane ; il est frère de Girart de Vienne, de Mile de Pouille et d'Hernaut de Beaulande. Après avoir soulagé la misère de son vieux père. il part avec Girart, et arrive, en quête d' aventures, à la cour de Charlemagne. (Édit. P. Tarbé, pp. 1-12.)
Il ne s'y fait d'abord connaître que par ses brutalités, et force ainsi l'Empereur à le prendre à son service. (Ibid., pp. 11-20.)
Alors il fait oublier sa grossièreté el son orgueil, en se rendant véritablement utile au roi de France el en délivrant les environs de Paris des brigands qui les infestaient. Mais sa nature violente reprend bientôt le dessus, et il réclame à Charles la récompense de tant de services. {Ibid., pp. 20-32.)
Le roi de Saint-Denis s'empresse de se débarrasser de ce dangereux ami. Il l'envoie à Gennes épouser la fille du feu duc. (Ibid., pp. 30-32.)
Renier part, épouse la dame et fortifie sa ville : car il ne rêve que de guerre. (Ibid., pp. 32-33.) Il a bientôt deux beaux enfants; l'un est Olivier, l'autre est Aude. Durant le siège de Vienne par Charlemagne, le premier révèle son courage, et la seconde sa beauté. D'ailleurs, les fils de Garin chargent alors de leur querelle le seul Olivier, qui combat plusieurs jours contre le champion de l'Empereur, contre Roland. C'est sous les murs de Vienne que Roland se prend pour Olivier d'une amitié que rien ne pourra plus éteindre : c'est là qu'il aime la belle Aude et devient son fiancé, (Ibid.,p. 53 et suiv.)
2245. Lacune comblée
2245.↑ Voir la note du vers 330[NDLR 1].
Facsimilés
Voir aussi
- Notes de la rédaction
- ↑ L'ouvrage initial contient ici 318. Or la note visée est celle du vers 330. Nous avons donc modifié le texte pour pointer sur la bonne note.