La musique en Lorraine (1882) Jacquot

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Titre
La musique en Lorraine : étude rétrospective d'après les archives locales
Auteurs
Albert Jacquot
contributeurs : Jules Gallay
éditeur scientifique : Charles Gounot
En ligne
Sur Gallica - https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9622372z/

Cette page introduit un ouvrage écrit en 1882 sur l'histoire de la musique en Lorraine.

Premières pages et dédicace

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A

CHARLES GOUNOD

Cher et illustre Maître,

Permettez-moi de vous offrir ce livre, résultat de mes
recherches sur les origines de l'art musical dans le vieux
pays lorrain.

L'auteur de Gallia, qui a daigné encourager ce premier
essai, accueillera, je l'espère, avec indulgence cet humble
témoignage de mon admiration pour le Maître qui m'honore
de son affectueuse bienveillance.

Veuillez agréer, cher Maître, l'expression de
mes sentiments respectueux.

ALBERT JACQUOT.
Nancy, Octobre 1882.


Avant propos


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Le mouvement est aux études rétrospectives. Ce retour vers le passé tient à deux causes : les loisirs créés à nombre d'esprits délicats par les agitations de l'heure présente; l'effacement de l'art contemporain, obligé de satisfaire à tous les besoins d'une production hâtive et mercantile. On se retourne vers l'archéologie, par comparaison, par curiosité, par désœuvrement, et — disons-le aussi à l'honneur de notre époque — par un besoin de vérité qui lui est propre.

Monographies, rééditions de livres rares, exhumations de documents inédits, catalogues critiques et raisonnés, on dirait d'une vaste enquête nationale où toutes les branches de l'activité artistique sont successivement passées en revue et soumises à une révision scrupuleuse des sources originelles; c'est à qui trouvera un filon nouveau dans ce champ déjà retourné par tant de mains savantes. Quelle joie, lorsqu'on peut découvrir au fond d'une bibliothèque, dans les registres de quelque mairie


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éloignée, dans les archives d'une ancienne famille, un document, une correspondance, un état civil oublié, un texte donnant la clef d'un passage jusqu'alors obscur et discuté !

Le hasard joue parfois ici son rôle : une rencontre inattendue, une excursion dans un pays inexploré, un nom retrouvé sur un instrument démodé suffisent à mettre un esprit curieux sur la voie d'une inspiration juste, et bientôt un travail original vient s'ajouter à cette savante encyclopédie qui semblait interdite au simple dilettante.

C'est un peu de cette façon imprévue que s'est déclarée la vocation du jeune historiographe que nous présentons au lecteur. Le séjour en Lorraine, une prédilection particulière pour la musique, le sentiment de fierté nationale qui pousse un enfant à honorer la patrie restreinte, l'ont inspiré et guidé dans son intéressant travail.

De toutes les provinces de France, en effet, nulle autre mieux que la vieille terre de Lorraine ne pouvait tenter un musicien. Par sa situation entre deux pays d'égale valeur musicale, elle devait participer à l'inspiration, aux inventions, aux progrès accomplis dans chaque nation, et, par l'éclat de sa cour souveraine, par le goût éclairé de ses princes pour les pompes, les fêtes et les cérémonies, elle devait non moins attirer les artistes nomades qui, de la France à l'Allemagne, promenaient leur destinée errante.

Il suffit d'interroger les monuments, l'architecture intérieure des palais, les tapisseries, les verrières, tous ces vestiges d'ornementation qui reproduisaient si fidèlement les habitudes, les costumes, les usages de la vie


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domestique aux siècles passés, pour se représenter le faste des maisons ducales et des grandes seigneuries; pour comprendre en quoi il différait essentiellement du luxe déployé aujourd'hui par les détenteurs du pouvoir et de la fortune.

Ce qui frappe surtout, dans ces tableaux d'intérieur, c'est moins le contraste né de l'opposition des usages, du progrès et du bien-être moderne, que la variété et la profusion des éléments qui composaient, soit l'existence d'une grande famille, soit le personnel d'une maison princière; et c'est justement dans la coexistence de ces éléments aujourd'hui disséminés que l'on trouve l'origine du patronage et de l'influence exercés sur les artistes.

On a fait remonter au règne de nos premiers rois chrétiens la protection accordée aux chanteurs et aux instrumentistes, auxiliaires du clergé dans la célébration du service divin; ils occupent, dès cette époque, une position privilégiée dans la maison du prince. Bientôt, le développement de la musique sacrée amènera la formation des corps de musique, complément de l'organisation des grandes seigneuries.

A dater du XIIIe siècle, ces corps de musique sont régularisés et ordonnancés sur les comptes des princes :

« Il peut y avoir licitement,— dit Jacques II, roi de Maïorque, dans une constitution de l'année 1337, où il réglemente le nombre des musiciens attachés à sa personne — il peut y avoir licitement, ainsi que nous l'apprend l'antiquité, des mimes ou jongleurs dans les maisons des princes, vu que leur office fait naître la joie que les princes doivent rechercher par-dessus tout, et maintenir

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honnêtement autour d'eux, afin que, par ce moyen, ils échappent à toute tristesse et colère, et se montrent plus gracieux pour leurs sujets1. »

Il était intéressant de rechercher dans quelle mesure les musiciens participaient à l'existence souvent si agitée des seigneurs ; un rôle des officiers: de l'hôtel de Louis X le Hutin, en l'année 1315, donne, entre autres, un état complet du corps de musique de ce roi : on y voit figurer des joueurs de trompette, de timbales et de psaltérion, ayant chacun un salaire de trois sous par jour pendant le temps de leur service. Un autre règlement de l'hôtel, donné par le roi Philippe le Long, en 1317, prouve que, dès lors, ces corps de musique, indépendamment du droit de prendre part aux distributions de vêtements, avaient bouche à la cour, c'est-à-dire recevaient pain et viande aux principales fêtes 2,

A lire ces curieux usages qui associaient le musicien d'une manière si intime aux fêtes de la famille, naissances, baptêmes, mariages et pompes. funèbres, on comprend combien était étroit le lien qui unissait l'artiste à la personne du prince.

On sait le rôle que la musique a joué de tout temps dans les fêtes, les sacrifices, les jeux et les festins. De nombreuses fresques et des reliefs antiques nous montrent des joueurs d'instruments au premier rang dans les funérailles. Les flûtes et les trompettes étaient le plus souvent employées : la trompette, quand on les célébrait


(1) Lois palatines de Jacques II, roi de Maïorque; Mabillon, Acta sanctorum ord. S. Bened. mens Junii, t. III, p. xxvii. Rubriq, 28, de Mimis et Joculatoribus.
(2) Recherches sur l'histoire de la Corporation des Ménétriers ou joueurs d'instruments de la ville de Paris, M. Bernard; 1841.


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avec pompe, la flûte, quand la cérémonie funèbre était simple :

Cantabat sacris, cantabat tibi ludis :
Cantabat moestis tibia funeribus.

Comme toutes les maisons seigneuriales, celle des ducs de Lorraine eut des musiciens à ses gages.

Dès le XIVe siècle, au sortir des guerres intestines suscitées pour la régence du Barrois, on voit le luxe des seigneurs briller d'un éclat singulier : ce ne sont que mystères, fêtes, festins, tournois, triomphes, précédés et suivis de corps de musiciens revêtus d'habillements de soie, aux armes du prince. Plus tard, aux obsèques du treizième duc de Lorraine, Jean Ier, ramené de Flandres où il était allé rejoindre l'armée française avec trois mille Lorrains, la cérémonie funèbre est l'occasion d'un déploiement de luxe inouï : « Le corps est enterré à Saint-Georges, et trois chevaux, précédés d'une escorte de chanteurs et de musiciens instrumentistes, sont conduits à l'église comme offrande, l'un en harnois de guerre, l'autre en harnois de joûte, et le dernier en parement de tournois, en signe que tout doit retourner à Dieu 1. »

La musique était aussi au premier rang dans ces jeux dits de piété, qui succédèrent aux fêtes militaires données vers la fin du règne de René Ier (1448); dans ces bals publics célébrés dans les églises, où les processions n'étaient que des spectacles; dans ces représentations instituées en l'honneur de la Fête-Dieu, où la déesse Cybèle trouvait place à côté du dieu Saturne, farces religieuses


(1) H. Etienne, Résumé de l'Histoire de Lorraine.


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mêlées si singulièrement aux pratiques de la dévotion 1,

Dès le commencement du xvir siècle, lors de la pompe funèbre de Charles III (1608), la composition de l'orchestre avec ses basses de viole, ses cornets, ses gros hautbois, qui par la forme rappellent le saxophone moderne, ses violes d'Espagne ou grandes contrebasses, ses théorbes et ses luths, révèle un personnel complet, déjà exercé de musique de chambre et de chapelle, et les funérailles de ce prince sont célébrées avec une telle magnificence qu'elles donnent lieu au proverbe lorrain : Que les plus belles cérémonies du monde sont le couronnement d'un empereur romain, le sacre d'un roi de France et l'enterrement d'un duc de Lorraine.

Cinquante années plus tard, l'entrée de Charles IV à Nancy est l'occasion de nouvelles fêtes. La musique y tient encore un grand rôle. M. Jacquot nous donne, d'après une gravure du temps, le dessin d'une tribune où sont groupés les instrumentistes, qui figurent les neuf Muses. Les costumes, paraît-il, étaient portés par des artistes hommes ; mais il n'était pas rare de voir des femmes remplir des parties d'orchestre. Dans un excellent Mémoire sur l'histoire de la corporation des ménétriers, M. Bernard rappelle que, parmi les signataires de l'acte d'association de 1321, on remarque un assez grand nombre de femmes ; et qu'à côté des mots jongleurs et menestriers se trouvent toujours ceux de jongleresses et ménestrel les : « Ces faits, dit-il, prouvent qu'à l'instar des anciens collèges


(1) H. Etienne, Résumé de l'Histoire de Lorraine,


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d'instrumentistes romains, la corporation des ménétriers n'avait pas exclu les femmes de la profession, soit qu'elles l'exerçassent en leur propre nom, soit qu'elles ne fissent que continuer le métier de leurs pères ou de leurs maris. » Des miniatures du xive siècle représentent aussi des femmes jouant du rebec, du tympanon à cordes, du luth et de l'orgue portatif1.

Ce coup d'œil rétrospectif nous permet de rappeler que c'est vers i328 qu'un ménétrier lorrain nommé Huet, guette du Roy, et son compagnon, Grare de Pistoye, sujet lombard, fondèrent, à Paris, l'hospice et l'église de Saint-Julien-des-Ménétriers. Le bénédictin Du Breul, dans un naïf récit de cette pieuse fondation, rend hommage au noble sentiment des deux musiciens, qui, émus de pitié pour une vieille mendiante paralytique, achetèrent d'abord l'emplacement où la pauvre infirme recevait les aumônes; puis, à force de zèle et grâce à une contribution consentie par la confrérie ménestrière, réussirent, quelques années plus tard, à ouvrir un véritable asile, spécialement affecté aux artistes malheureux ou nomades2.

Il n'était pas hors de propos d'évoquer ce souvenir, qui honore la mémoire de l'humble ménétrier lorrain.

Revenons à des temps plus rapprochés de nous. Nous savons la place que la musique occupait, dans les fêtes et les solennités, au XVIIe siècle.

Au xviii, siècle, le voisinage immédiat des petites cours allemandes, les dépenses de leurs princes pour les chapelles-musique, et surtout la présence d'artistes distingués


(1) Voy. Laborde, Essai sur l'histoire de la Musique, t. Ier, p. 256 et 287.
(2) Voy. Du Breul, Théâtres des antiquités de Paris ; Paris, 1639, p. 737.


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et encouragés, durent exercer une véritable influence en Lorraine.

Burney écrivait d'Allemagne, en l'année 1772 :

« La suite de S. A. Électorale à Schwatzingen, pen- dant l'été, monte à quinze cents personnes, qui sont toutes logées à ses frais dans ce petit village.

« Pour un étranger qui traverse les rues de Schwa- tzingen en été, le village ne doit lui paraître occupé que par une colonie de musiciens qui se livrent constam- ment aux exercices de leur profession : ici, l'on entend un violoniste; là, un flûtiste; plus loin, un habile haut- boïste; puis, un basson, une clarinette, un violoncelle ou une réunion de tous ces instruments. La musique semble le principal et perpétuel amusement de S. A. ; les opé- ras, les concerts auxquels tous ses sujets sont admis for- ment le jugement et éclairent le goût musical de l'Élec- torat1. »

Plus loin, dans une lettre datée de Ludwigsburg, l'écrivain anglais continue ainsi :

« Le duc de Wurtemberg est accusé de sacrifier à son goût pour la musique les intérêts de ses États et de son peuple; il est vrai que ses dépenses d'opéras excèdent la fortune de ses sujets et ne peuvent qu'accroître la dette publique. »

De son côté, et vers la même époque, Voltaire célé- brait ainsi le dilettantisme et la générosité de Léopold de Lorraine :

« Il prodiguait les présents avec cet art de donner qui est encore au-dessus des bienfaits; il mettait dans ces


(1) Burney, Voyage musical en Allemagne; traduction Le Roy.


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dons la magnificence d'un prince et la politesse d'un ami... A l'exemple de Louis XIV, il faisait fleurir les belles- lettres; les arts, dans les Deux-Duchés, produisaient une circulation nouvelle qui fait la richesse des États. Sa cour était formée sur le modèle de celle de France, et l'on ne croyait presque pas avoir changé de lieu quand on passait de Versailles à Lunéville 1,»

On connaît aussi la lettre à la comtesse d'Argental où Voltaire décrit les fêtes données par Stanislas dans ce petit château de Commercy que le roi s'amusait à embellir ; la musique ducale était alors très complète : des chanteurs et chanteuses célèbres faisaient les délices de la cour de Lunéville, parmi lesquels le père et la mère de Mme Favart.

« ...En vérité, écrit Voltaire, ce séjour est délicieux; c'est un château enchanté, dont le maître fait les hon- neurs...., etc. »

Il est vrai, comme le remarque l'éminent historien de la réunion de la Lorraine à la France, qu'on y repré- sentait tous les soirs et Brutus et Mérope et Zaïre 2,

Tel était le pays, telle était la cour des derniers ducs de Lorraine.

Aussi bien, le lecteur n'a pas besoin d'une plus ample information pour apprécier l'intérêt que présente le curieux travail de M. Jacquot. Une plume autorisée l'a déjà présenté en partie au public, lors de la réunion à la Sorbonne des Sociétés des beaux-arts des départe- ments, et, comme l'a fort bien dit le savant rapporteur,


(1) Voltaire, Siècle de Louis XIV.
(2) D'Haussonville, Histoire de la réunion de la Lorraine à la France.


- XIV (G) -

M. Jouin : « M. Jacquot a tout interrogé, les verrières et les sculptures des églises, les tapisseries de la tente de Charles le Téméraire, les dessins de Claude la Ruelle, de Jean la Hière, les archives de sa région et l'œuvre gravé de cet homme étonnant, le Rabelais de l'eau- forte, Jacques Callot. C'est ainsi que l'historien de la musique en Lorraine n'a rien omis des instruments en usage dans sa province, depuis la seconde moitié du xiv siècle jusqu'au règne de Stanislas. Des instru- ments, M. Jacquot a passé aux musiciens et aux luthiers. C'est une histoire complète qu'il permet d'en- trevoir, et tandis que la pensée suit le narrateur en son récit, l'œil s'attarde à contempler les gravures, les eaux-fortes, les chromolithographies dont M. Jacquot, en homme vraiment prodigue, a enrichi son travail. Que de gais souvenirs, que de fètes et de tournois rappellent ces virtuoses de tout ordre, qui jouent de la viole, de la cornemuse, de la flûte ou du psaltérion ! L'auteur a dédié son ouvrage à la Lorraine, sa province natale. Nous comprenons maintenant les attentions de l'historien pour son ouvrage, et le luxe et l'éclat des illustrations : il est d'un fils bien né de ne rien refuser à une mère en deuil 1 ,»

Nous n'ajouterons qu'un mot à cet éloge mérité : le goût des mêmes études devait nous faire apprécier tout particulièrement le chapitre consacré à la lutherie lorraine et à ses premiers travaux ; nous avons retrouvé dans cette revue rétrospective beaucoup de noms peu connus ou oubliés, bien lorrains, nullement allemands, en dépit de certains musicographes d'outre-Rhin, en


(1) Séance du ia avril 1882.


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quête d'ancêtres, dont le patriotisme va jusqu'à germa- niser les origines de la lutherie italienne. Il a, dans cet intéressant appendice, des documents entièrement nouveaux et une grande sincérité d'information.

La partie consacrée à l'industrieuse ville de Mire- court, — ce comptoir populaire de la lutherie française, berceau de nos luthiers parisiens, — complète heureuse- ment cette consciencieuse étude; c'est en même temps un hommage rendu à ces ouvriers lorrains qui, dès le commencement de ce siècle, s'essayaient à l'imitation des modèles italiens, et qui, en 1873, dignes émules des grandes Écoles de Crémone et de Brescia, envoyaient seuls, ou presque seuls, à l'Exposition universelle de Vienne des instruments qui ont été jugés dignes des premières récompenses 1.

M. Jacquot ne pouvait mieux conclure.

J. GALLAY.


(1) Voy. Rapports de l'Exposition de Vienne, Imprimerie nationale, 1874-


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