C de Lihus 1804 Principes d'agriculture et d'économie - Préface

De Wicri Agronomie
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Principes d'agriculture et d'économie
Table des matières
Préface p. v
PARTIE I
Chapitre 1 p. 1
Chapitre 2 p. 10
PARTIE II
Amontement p. 51
PARTIE III
Mois de mai p. 79
Mois de juin p. 118
Mois de juillet p. 140
Mois d'aoust p. 152
Mois de septembre p. 196
Mois d'octobre p. 223
Mois de novembre p. 252
Mois de décembre et janvier p. 272
Mois de février p. 280
Mois de mars p. 294
Mois d'avril p. 312
Conclusion p. 328
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[v] PRÉFACE DE L’AUTEUR.

ANNIBAL, se trouvant à Ephèse chez Antiochus, alla entendre un philosophe nommé Phormion, qui parla pendant plusieurs heures des devoirs d'un bon général. Tous les auditeurs furent très-satisfaits de ce discours, qui déplut singulièrement au Carthaginois : avec raison, dit Cicéron, en rapportant ce trait d'histoire ; car quelle témérité à un homme qui n'avait jamais vu un camp, de donner des préceptes à Annibal ? Et tel est le jugement que je porte de tous ceux qui veulent enseigner aux autres ce qu'ils n'ont pas pratiqué[N 1][C 1].

C'est cette pensée de l'orateur latin qui m'a fait prendre la plume et triompher de la répugnance que je me sentais d'abord à écrire sur une matière traitée, depuis quelques années, par un grand nombre de savans. Aussi, ce n'est pas comme savant, ni pour des savans que j'écris ; c'est comme cultivateur et [vi] pour des cultivateurs. Le simple cultivateur, je le sais, est un homme si commun qu'à peine on a pour lui la sorte d'estime que l’humanité inspire ; et un auteur judicieux[N 2][C 2] l'avait pensé avant moi. Néanmoins, je ne changerai rien à ma manière de penser, et je soutiendrai toujours qu'il vaut mieux ne dire que ce qu'on sait par expérience, que d'annoncer, avec pompe, une savante théorie dont on ne pourrait assurer le succès.

L’agriculture, comme l'art militaire, ne peut s'apprendre que par des exercices assidus dirigés par de bons maîtres : or, je le demande, à quels travaux d'agriculture se sont livrés la plupart des modernes qui ont écrit sur cette science ? Peu ont habité les campagnes, et ceux qui y ont fait quelque séjour, ont presque toujours cultivé par les yeux d'autrui : je ne dis pas, par les mains, car, pour cultiver il ne faut que voir ; mais il faut voir, et voir sans cesse ; et c'est ce que n'ont certainement pas fait nos savans agronomes. Arthur Young, dans son voyage en France, s'étonne de ce que dans la Société d'Agriculture de [vii] Paris[1], il n'y avait qu’un seul laboureur-pratique[N 3][C 3]. Il critique aussi beaucoup l'inscription que Rozier[2] avait fait mettre, à Lyon, sur sa porte :

Laudato ingentia rura,
Exiguum colito.

Mauvaise apologie, dit-il, pour n'avoir pas de ferme du tout[N 4][C 4].

Quant à moi, on ne me fera pas le même reproche ; et je dirai comme Olivier de Serres dans sa préface : (depuis dix années) mon inclination et l’état de mes affaires m'ont retenu aux champs durant les guerres civiles du royaume[3]. Je puis donc parler agriculture ; et on ne me saura pas mauvais gré, j'espère, de faire part au public des réflexions qui sont tout à la fois le fruit de mes expériences, de mes travaux et de mes lectures.

Plusieurs autres motifs m'ont aussi déterminé à écrire. D'abord, c'est qu'il me semble que presque tous les livres d'agriculture qui ont paru depuis un demi-siècle, traitent moins de l'économie rurale, que de nouvelles [viii] découvertes et de systêmes entièrement opposés aux anciennes pratiques. Cependant il y a, selon moi, une grande différence entre l'art de bien cultiver, et celui de faire valoir avec avantage : bien cultiver, c'est obtenir de la terre d'abondantes productions ; faire valoir avec avantage, c'est, avec peu de dépense, tirer d'une ferme le plus grand revenu possible, tous frais déduits. Or, ce n'est pas sur la pratique et l'économie que nos plus grands maîtres se sont étendus ; j'appellerai encore à mon secours Arthur Young, qui est si révéré des amateurs d'agriculture, me réservant, quand il sera tems, de combattre l'anglomanie de nos cultivateurs français. Visitant, à Lyon, Rozier, j’y essayai deux ou trois fois, de faire tomber la conversation sur la pratique ; il s'élança dans des rayons si excentriques de sciences, que je m’apperçus de l'inutilité de mes tentatives. Un médecin, qui était présent, m’observa que si je voulais connaître la pratique, je devais m’adresser à des fermiers ordinaires, faisant entendre que de pareilles choses étaient au-dessous de la dignité de la science[N 5][C 5]. D'ailleurs, [ix] qu'est-il besoin du suffrage de l’écrivain Anglais ? Ouvrons les livres de nos savans, que contiennent-ils? De superbes descriptions de bâtimens agricoles élevés à grands frais ; des plantations d'arbres rares, tant indigènes qu'exotiques ; l'énumération d'une foule de plantes de pur agrément ; la manière d'enrichir nos tables, par une culture plus soignée des herbes potagères ; l'éducation de troupeaux de race étrangère ; des engrais nouveaux et multipliés qui, en ne laissant pas nos champs oisifs, les couvrent tous les ans d'abondantes récoltes ; enfin, la description d'instrumens aratoires, employés successivement par les hommes et les animaux, pour cultiver la terre et y détruire l'herbe. Mais, qu'on y fasse attention, je prie, presque jamais on n'y balance le produit avec les dépenses nécessaires pour l'obtenir ; et on se contente d'indiquer les moyens de recueillir beaucoup, sans s'embarrasser si la récolte paiera les frais de culture. Les livres anglais sont les seuls, pour ainsi dire, qui se livrent à ce calcul ; mais ils ne sont guère faits que pour les mylords, à cause des avances qu'ils exigent, et parce que leur culture ne veut être pratiquée qu'en grand ; ils ne peuvent presque être d'aucune [x] utilité en France, où l'agriculture n'est pas un goût dominant comme en Angleterre.

Le Français aime trop ses plaisirs et abhorre trop la vie retirée et laborieuse, pour demeurer à la campagne, lorsqu'il est riche. Présentement, que le goût de l'agriculture est plus à la mode que jamais, on remarque peu de gens riches qui s'y livrent ; pourquoi ? Parce que ce goût est contraire au caractère de la nation, et qu'on ne devient cultivateur que parce qu'on ne peut mieux faire, et, pour ainsi dire, par dépit. Examinons ceux qui font valoir de nos jours ; c'est un financier ruiné qui, méprisant l'agiotage et l'usure, et ne pouvant obtenir d'emploi, regarde comme son trésor ce bien rural pour lequel il n'avait jadis que du dédain, parce qu'il ne lui rapportait que trois pour cent ; c'est un ancien magistrat qui, accoutumé à une vie occupée, et ne pouvant plus long-tems rester oisif, quitte la ville, et remplace le travail de cabinet par le travail des champs ; c'est un militaire, las du métier de la guerre, qui aime mieux commander à un nombreux domestique et cultiver paisiblement le champ de ses pères, que de conduire des bataillons à travers les canons [xi] ennemis ; c'est un commerçant qui, après bien des pertes, réalise en bien-fonds les débris de sa fortune et ce qui a pu échapper aux banqueroutiers ou aux corsaires ; enfin, c'est un émigré rentré qui, instruit par ses malheurs, aime le repos et la tranquillité, et n'abhorre le monde que parce qu'il ne peut plus y paraître avec éclat.

Les différentes personnes dont je viens de parler, sont-elles, je le demande, en état de former de grands établissemens, de couvrir leur métairie de bestiaux d'une espèce rare, etc. ? L'acquisition seule des livres agricoles suffit pour les effrayer. Il fallait donc réunir dans un volume portatif, l'art de faire valoir avec économie ; et, en rapportant les découvertes utiles, taire celles dont le bénéfice est au moins incertain : voilà le premier objet que je me suis proposé.

Il fallait encore, en laissant entrevoir au cultivateur l'espérance d'être dédommagé de ses avances, le prémunir contre cette confiance téméraire qui fait tout entreprendre, parce que tout paraît beau dans les livres ; et voilà le second objet de mon ouvrage. [xii] Désabuser le siècle de l’enchantement de quelques écrivains agricoles : à les entendre, la terre, soumise à celui qui la cultive, ne trompe jamais son espérance, et le paie toujours, avec usure, de ses dépenses et de ses travaux ; la culture est, suivant eux, une source intarissable de richesses, et ils veulent raisonner en agriculture comme en mathématiques. Ce n'était pas ainsi que pensaient les anciens agronomes français : L'un d'eux n'ose produire un art aussi obscur que l'agriculture, qui n’offre que les travaux les plus durs et la pauvreté ; il assure qu'un code général d’agriculture serait peut-être une chimère[N 6][C 6]. En effet, l’agriculture est la science où les préceptes doivent être donnés avec plus de réserve, et il n'y en a qu'un très-petit nombre de généraux, d'où dérivent les autres.

Conclura-t-on de là qu'il ne faut jamais s'écarter des usages ordinaires, et qu'on croirait à tort tirer quelque avantage d'une bonne culture et d'engrais multipliés ? Non certes ; et ce n'est pas là ce que je prétends. Je pense qu'il faut s'élever au-dessus de la coutume [xiii] du pays, mais aussi ne pas changer entièrement des usages déterminés, presque toujours, par le climat et la localité ; faire de tems en tems quelques essais, mais toujours en petit, et ne pas trop s'enhardir dans les expériences nouvelles parce qu'elles auront réussi une fois ; lire les nouvelles découvertes sur l'agriculture, mais se méfier de ceux qui ne parlent que de merveilles et de prodiges ; travailler avec courage et adoucir ses peines par l'espérance, mais néanmoins mettre toujours dans son calcul l'intempérie des saisons et les bizarreries de la nature ; enfin, ne rien épargner pour la culture, mais en même tems regarder l'économie comme le seul moyen de prospérer, parce qu'il est le seul à l'abri des révolutions du tems : et tel est, en peu de mots, tout mon système dans cet ouvrage.

C'est aux nouveaux cultivateurs que je le consacre, c'est-à-dire, à ceux qui, se retirant à la campagne pour y vivre avec économie, sont décidés à y mener une vie active et laborieuse, car pour ceux qui veulent faire valoir en petits-maîtres, et s'y donner toutes les délices et les commodités de la vie, ou veulent seulement pouvoir signer cultivateur, [xiv] ils n'ont pas besoin de lire mon livre ; il n'est pas fait pour eux. Les mylords français, les nouveaux enrichis n'y trouveront pas non plus l'art de faire sans cesse de nouvelles expériences, et de faire valoir par des gens d'affaires. Je les renvoie aux livres anglais et à nos compilateurs modernes. Je n'écris pas non plus pour les gens de la campagne : les fermiers et laboureurs sucent, pour ainsi dire, avec le lait, l'art de la culture, qui consiste principalement dans le travail et l'économie. Le simple cultivateur est en état de donner des leçons au physicien qui n’a jamais labouré[N 7][C 7]. On n'a qu'un défaut à leur reprocher, la routine, et cette réforme appartient aux sociétés d'agriculture.

Je n'ai donc uniquement en vue que ceux qui sont cultivateurs par choix, ou qui, l'étant devenus par nécessité, aiment leur profession et en pratiquent tous les devoirs. Je ne leur parlerai jamais que le langage de la vérité ; je leur ferai part des découvertes dont j'ai senti l'utilité par ma propre expérience ; je leur montrerai l'avantage de certaines pratiques, [xv] sans cependant leur en cacher les inconvéniens ; je leur indiquerai quelques méthodes que l'expérience et la réflexion m'ont apprises ; enfin, je ne m'écarterai jamais de mon but principal, qui est de prouver qu'on ne réussit en agriculture que par l'activité, la prudence et l'économie. L'activité, pour faire chaque chose en son tems, et ne pas perdre des momens précieux qui ne se retrouvent presque jamais ; cuncta in tempore[N 8][C 8]. La prudence, pour ne pas trop entreprendre et se perdre par trop de confiance et de légèreté ; vomer non mutendus est[N 9][C 9]. L'économie, pour calculer sans cesse la dépense avec les produits ; rien de moins avantageux, dit Pline, que de trop bien soigner son champ ; faites ce qui est nécessaire, et rien de plus[4].

D'après cela, voici tout le plan de cet ouvrage, divisé en trois parties. La première est une introduction nécessaire pour développer tous les principes d'où dérivent les préceptes et avis que je donnerai sur chaque partie de la culture : cette introduction sera divisée en [xvi] deux chapitres ; le premier traitera, en peu de mots, de l'origine et de l’excellence de l’agriculture, du caractère et des mœurs de celui qui veut faire valoir ; le second renfermera quelques observations préliminaires, que je réduis toutes à trois points principaux, l'activité, la prudence, l'économie. La seconde partie contiendra la manière de monter convenablement une ferme. La troisième décrira les travaux agricoles mois par mois, afin de mener, pour ainsi dire, le lecteur pas à pas, de cultiver, semer et récolter avec lui. J'entremêlerai cet ouvrage de quelques vers choisis d'Olivier de Serres, de Virgile ou de son traducteur l'abbé Delille, afin qu'on puisse retenir plus aisément certaines maximes courtes et importantes. Je ferai aussi précéder chaque mois d'un petit précis de ses productions et de ses travaux, pour diminuer un peu la sécheresse des préceptes et des discussions.

Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.
Horat.[5]

Notes

Notes originales et commentaires

Dans la suite de cette rubrique, sont associées (ligne par ligne) deux éléments complémentaires : les notes originales, telles qu'elles figurent dans l'ouvrage de Chrestien de Lihus (y compris lorsque la recherche montre des inexactitudes), et qui sont intangibles, et les notes additionnelles, issues des recherches effectuées pour compléter les informations lors de la mise en ligne ici, et qui peuvent être amendées par tout contributeur, à l'unique condition d'être précis dans les sources utilisées.

Notes originales (issues de l'ouvrage original) Notes complémentaires (du contributeur "wicrifieur")
  1. Cic. de Oratore.
  2. L'auteur du Préservatif contre l'Agromanie.


  3. Tome I.

  4. Tome I.

  5. Tome II.

  6. L'Auteur du Préservatif contre l'Agromanie, page 2.
  7. Auteur du Préservatif contre l'Agromanie.
  8. Olivier de Serres, épigraph.
  9. Caton.
  1. De Oratore, livre II, XVIII, Cicéron. Traduction consultée reprise des Oeuvres complètes de Cicéron, publiées sous la direction de M. Nisard (1869). Texte intégral sur remacle.org.
  2. Considéré un temps comme anonyme, le Préservatif contre l'Agromanie est attribué à Laurent-Benoît Desplaces. Préservatif contre l'Agromanie, ou l'Agriculture réduite à ses vrais principes, Paris : chez Jean-Thomas Hérissant, 1762, in-12, 197 p.
  3. Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, Tome I (page 278). Texte intégral consultable sur Gallica.
  4. Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, Tome I, page 452. Texte intégral : voir note complémentaire 3.
  5. En fait, tome 1. Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, première traduction complète et critique par Henri Sée (édition Armand Colin, 1931), Tome I, page 452. Texte intégral : voir note complémentaire 3.
  6. Voir la note complémentaire 2.
  7. Voir la note complémentaire 2.
  8. Extrait non retrouvé dans la bibliographie d'O. de Serres.
  9. Extrait non retrouvé. Aucune précision permettant de définir avec certitude s'il s'agit de Caton l'Ancien, bien que ce soit le plus probable (De agri cultura).

Notes additionnelles

  1. En fait, la Société Royale d'Agriculture de France, nouvelle appellation de la Société Royale d'Agriculture de la Généralité de Paris - désormais Académie d'agriculture de France. On peut en retrouver l'historique complet sur le site de l'Académie, dans un article de la Revue des deux mondes (sur wikisource), et sur Wikipédia.
  2. Il est ici question de Jean-Baptiste François Rozier (aussi connu comme l'abbé Rozier), botaniste et agronome français, né le 23 janvier 1734 à Lyon et mort dans la nuit du 28 au 29 septembre 1793 dans cette même ville. Auteur d'un Cours complet d'agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire (10 tomes) ; certains tomes sont accessibles sur Gallica. Sa biographie sur Wikipédia.
  3. Le Théâtre d'agriculture et mesnage des champs, préface, page 4. Texte intégral sur Gallica.
  4. Voir le chapitre VII du livre XVIII de l'Histoire naturelle de Pline, sur le site remacle.org.
  5. L'Art poétique, d'Horace, vers 343 sur remacle.org. Traduction :
    "Pour enlever tous les suffrages, il faut mêler l'utile et l'agréable"