C de Lihus 1804 Principes d'agriculture et d'économie - Ch1 P1

De Wicri Agronomie
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Principes d'agriculture et d'économie
Table des matières
Préface p. v
PARTIE I
Chapitre 1 p. 1
Chapitre 2 p. 10
PARTIE II
Amontement p. 51
PARTIE III
Mois de mai p. 79
Mois de juin p. 118
Mois de juillet p. 140
Mois d'aoust p. 152
Mois de septembre p. 196
Mois d'octobre p. 223
Mois de novembre p. 252
Mois de décembre et janvier p. 272
Mois de février p. 280
Mois de mars p. 294
Mois d'avril p. 312
Conclusion p. 328
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[1]

PREMIÈRE PARTIE.


INTRODUCTION.


CHAPITRE PREMIER.


Origine et excellence de l’Agriculture.


O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas !
Virgile[1]

Les livres sacrés et profanes font commencer l'Agriculture avec le monde : si Adam fut le premier cultivateur, la fille de Saturne fut Cérès, déesse des moissons, qui inventa l'usage du blé : la fable fit aussi des divinités de Triptolême[2], qui apprit aux Grecs à se servir de la charrue, et de Stercutus[3], dieu du fumier, quoique ce fût [2] Hercule qui ait porté cette découverte en Italie, après avoir détrôné Augias, roi d'Elide. Les deux plus anciennes villes de la Grèce, Athènes et Lacédémone, durent leur élévation à l'art de labourer, et leur chute suivit de près cet art trop négligé. Rome, fondée aussi par des laboureurs et des pâtres, cessa de vaincre quand le luxe et la mollesse lui firent confier la culture à des esclaves[N 1][C 1]. Comment se fait-il, dit Pline, que nous tirions à présent du blé des Gaules, tandis qu'autrefois l'Italie suffisait à nos besoins avec une abondance extraordinaire ? Alors les généraux mêmes étaient cultivateurs, la terre était charmée, pour ainsi dire, de se voir labourée avec une charrue couronnée de lauriers, et conduite par des mains triomphantes : ces guerriers préparaient un terrein avec la même exactitude qu'ils préparaient un camp ; ils le semaient avec le même soin qu'ils rangeaient une armée en bataille[4].

C'est donc une erreur de croire que l'agriculture ne s'est perfectionnée que dans les siècles derniers ; il est hors de doute que les anciens l'avaient portée à son plus haut degré de perfection ; et cela n'est pas étonnant, lorsqu'on considère que cet art tenait alors le premier rang. Ecoutons encore [3] Pline. La récompense des grands capitaines était un arpent de terre ; les tribus rustiques étaient les plus estimées, et le plus grand éloge qu'on pût faire d'un honnête homme, comme le dit Caton, était de l'appeler bon laboureur. Les meilleures maisons de Rome tiraient leur nom de l’agriculture : les Cicéron, les Lentulus, les Fabius portaient le nom des légumes dont leurs pères enseignèrent à cultiver les meilleures espèces. Seranus passa de la charrue au consulat, d'où lui vint le nom de Seranus, qui signifie semeur. On appelait Viateurs, du mot via, les messagers qui allaient chercher dans les champs ceux que le Sénat destinait à commander les armées[5].


Ainsi Rome, aujourd'hui l'arbitre des humains,
Dut l'empire du monde à des rustiques mains.
Georg. l. II, trad. de Delille[6]

Si l'agriculture compte beaucoup de grands hommes parmi ceux dont elle a fait l'occupation, elle peut, à plus juste titre encore, s'enorgueillir de ses écrivains. Les rois Hiéron[7], Philometor[8], Attalus Achelaus en ont laissé des traités ; d'illustres capitaines ont aussi pris la plume, tels que Xénophon[9], Magon de Carthage[10], dont le Sénat romain fit traduire les vingt-huit volumes par Silanus ; sans parler du poète de Mantoue, le grand Caton, Columelle, Palladius ont transmis [4] à la postérité le résultat d'une science consommée et d'une longue expérience. Marcus Varron, qui nous apprend que cinquante auteurs Grecs avaient écrit sur l'agriculture, ne publia qu'à quatre-vingt et un ans ses connaissances et ses recherches. Yo, empereur de la Chine, composa un traité d'agriculture ; Venain, autre empereur, cultivait quelquefois la terre, pour faire comprendre à ses ministres que ce travail n'avait rien de honteux[N 2][C 2]). Homère nous apprend aussi que le vieux roi Exertes fumait son champ lui-même.

Que notre siècle s'éloigne de cette simplicité de mœurs ! On aime l'agriculture, mais seulement dans les livres, et nullement dans la pratique ; on se plaît à la campagne, mais on ne veut pas renoncer aux plaisirs des villes. Hélas ! si on les comparait à ceux du cultivateur paisible au milieu d'un domaine agréable et en bon rapport, on les abandonnerait bientôt. On ne trouvera pas, il est vrai, chez lui ces spectacles brillans et enchanteurs qui deviennent un besoin journalier lorsqu'on n'a rien à faire ; mais on y trouvera le spectacle de la nature, toujours instructif pour celui qui sait penser, toujours varié pour celui qui l'étudie. Ce ne sont plus ces dîners magnifiques où l'on arrive avec grande pompe à l'heure où il [5] faudrait souper ; ces assemblées nombreuses de femmes qui se regardent et d'hommes qui s'écoutent : c'est la douceur du repos après le travail, la satisfaction de retrouver chez soi une compagne toujours aimable, toujours vertueuse, parce qu'elle ne s'occupe que de son ménage et de ses enfans. Ce ne sont plus ces promenades brillantes où le luxe étale ce qu'il a de plus éblouissant et de plus nouveau : c'est une satisfaction plus douce pour une âme sensible ; celle d'aller, un jour de repos, visiter en famille ses vergers, ses moissons, ses prés, ses guérets. Tous les jours on les voit avec intérêt, mais aujourd'hui on les regarde avec transport ; ils semblent aussi être en fête, tout charme, tout ravit. Ici l'enfant se mesure avec les blés, ou se perd dans les verdoyans sainfoins ; plus loin il se pare des fleurs que la nature lui offre ; là il reconnaît son agneau, qui accourt à sa voix, et ne quitte plus son petit bienfaiteur. La variété des campagnes varie aussi la conversation : la mère de famille, que ses occupations domestiques n'éloignent guère de la maison, fait mille questions à son mari, qui lui raconte avec satisfaction ses travaux, ses succès : regarde ces arbres que j'ai plantés, comme ils sont verts et robustes ! Examine ces blés, compare-les avec les voisins !

Je le demande à nos élégantes qui abhorrent la [6] campagne et en éloignent leurs maris : ces promenades ne valent-elles pas bien celles qui leur coûtent une semaine entière de préparation, et dont elles ne reviennent, la plupart du tems, qu'avec le regret de ne pouvoir satisfaire leur luxe, ou le dépit d'avoir été effacées par des femmes plus jolies ou plus brillantes ?

Mais je m'oublie, les délices de la campagne ne sont que pour le sage[N 3][C 3], pour celui qui sait mettre du prix aux jouissances d'un père tendre et d'un bon mari, pour celui qui aime la vie active et occupée. Aussi je veux que mon cultivateur n'imite pas certains agriculteurs modernes qui se croient savans parce qu'ils ont acheté Rozier[11], bornent leur travail pratique à se promener quelquefois dans la plaine, et à y faire semer de tems en tems quelques graines étrangères. Du reste, ils s'occupent de toute autre chose que de la culture : le matin la chasse, le soir la toilette, la compagnie, tout au plus quelques pages d'agriculture. De bonne foi, peut-on se dire cultivateur à ce prix ? Mon cultivateur se comportera tout autrement. Je ne veux pas pour cela qu'il soit farouche, ennemi de toute société : il ne passera pas de jour sans se délasser avec sa famille de ses pénibles [7] occupations ; il ira même quelquefois visiter ses voisins, pour entretenir la concorde et la gaieté ; il recevra quelques amis qui partageront ses goûts et ses inclinations ; il trouvera encore beaucoup de momens pour les arts agréables et l'instruction de ses enfans ; mais il n'en trouvera aucun pour les délassemens les plus innocens : le tems paraît toujours trop court, quand il faut le partager entre les occupations extérieures et celles qui rappellent à la maison. Que le changement d'occupation soit donc le seul délassement que mon cultivateur se permette. Après avoir travaillé quelques heures sur l'agriculture ou quelqu'autre objet intéressant, il se récrée en allant visiter ses champs, donner les ordres nécessaires, et faire quelques observations utiles. Rentré chez lui, il se repose de ses courses, en se livrant au travail du cabinet.

Cette alternative de travail et d'exercice paraîtra toujours un délice au cultivateur sage ; j'en parle, il est vrai, par expérience ; mais il ne tardera pas à être de mon avis ; car, que l'on n'oublie point que je n'écris que pour celui qui a reçu une éducation soignée. Quelqu'instruit qu'il puisse être, quelque goût qu'il ait pour les sciences et les belles-lettres, les travaux agricoles ne l'empêcheront pas de suivre son inclination : outre la saison rigoureuse, il est des jours et des [8] momens où il faut absolument rester à la maison, et l'amour de mon cultivateur pour l'étude lui fera trouver de l'agrément où les oisifs et les ignorans ne trouvent que de l'ennui. Les lettres sont de tous les tems et de tous les lieux : Delectant domi, non impediunt foris, pernoctant nobiscum, peregrinantur, rusticantur[N 4][C 4]. Salluste nous apprend qu'à Rome les hommes les plus distingués par leurs talens mêlaient le travail du corps à celui de l'esprit : ingenium nemo sine corpore exercebat[N 5][C 5]. Si Alexandre, au milieu de ses conquêtes, portait toujours avec lui Homère, notre cultivateur, au milieu de ses courses rurales, portera aussi quelque livre d'agrément ou d'instruction ; il trouvera toujours le tems d'y lire, même au milieu des travaux d'Août ; les instans qu'il emploie à se reposer ou à se rafraîchir à l'ombre, il saura les saisir avec avidité pour orner son esprit, en même tems qu'il délassera son corps fatigué.

Une des obligations les plus indispensables du cultivateur, c'est d'avoir un genre de vie toujours uniforme, pour établir l'ordre dans sa maison. Il faut que la règle soit au-dessus de lui, et qu'il n'ait d'autre soin que de la faire exécuter : cette [9] exactitude à la règle fera son bonheur, et lui évitera le désagrément des réprimandes, chacun connaissant son devoir et l'obligation de le remplir exactement. Il joindra à cet amour pour la règle beaucoup de vigilance sur ses domestiques, et saura prendre le juste milieu entre l'avis de Columelle et celui d'Olivier de Serres. Dominus, dit le premier, comiter agat cum colonis, facilemque se prœbeat[12] ; le second veut de la fermeté :

Oignez vilain, il vous poindra ;
Poignez vilain, il vous oindra.[13]

Notes

Notes originales et commentaires

Dans la suite de cette rubrique, sont associées (ligne par ligne) deux éléments complémentaires : les notes originales, telles qu'elles figurent dans l'ouvrage de Chrestien de Lihus (y compris lorsque la recherche montre des inexactitudes), et qui sont intangibles, et les notes additionnelles, issues des recherches effectuées pour compléter les informations lors de la mise en ligne ici, et qui peuvent être amendées par tout contributeur, à l'unique condition d'être précis dans les sources utilisées.

Notes originales (issues de l'ouvrage original) Notes complémentaires (du contributeur "wicrifieur")
  1. Histoire de l'Agriculture ancienne, dont j'ai tiré quelques morceaux dans ce chapitre








  2. Histoire de la Chine, par Martini


  3. Vita rustica justiciae magistra est. Cic. pro Rosc. n° 39 et 75.

  4. Cic. pro Archia, n°16.



  5. Sallust. Catilina, cap. 8
  1. Cette note fait probablement référence à Histoire de l'agriculture ancienne, extraite de l'Histoire naturelle de Pline, avec des éclaircissements et des remarques, livre XVIII, de Bernard-Laurent Desplaces, 1765 (Histoire de l'agriculture ancienne, extraite de l'Histoire naturelle de Pline, livre XVIII... [Texte imprimé]. - Paris : G. Desprez, 1765. - In-12, XLVIII-358 p.). Texte intégral du livre XVIII (Traitant des céréales) de l'Histoire naturelle de Pline, sur le site remacle.org.
    Remarque : dans un premier temps, cette note a soulevé un questionnement. En effet, Jean-Baptiste Rougier, Baron de la Bergerie, a publié Histoire de l'agriculture ancienne des grecs, depuis Homère jusqu'à Théocrite, mais seulement en 1830. Ce qui accentuait la confusion, c'est que le même Rougier a publié en 1804, l'année de parution des Principes d'agronomie et d'économie, un ouvrage consacré aux Géorgiques de Virgile, ce dernier faisant partie des références abondamment citées par Chrestien de Lihus.
  2. Martino Martini, jésuite italien, missionnaire et premier géographe et cartographe de la Chine, auteur de Sinicae historiae dicas prima (Munich, 1658). Texte intégral sur le site European Cultural Heritage Online (Max Planck Institute for the History of Science).
  3. Ceci fait probablement référence à la plaidoirie de Cicéron lors du procès de Sextus Roscio Amerino, connu sous l'appelation pro Roscio Amerino. Texte intégral (en latin) sur le site thelatinlibrary.
  4. Plaidoirie de Cicéron lors du procès de Archia, p. 16. Texte intégral sur le site thelatinlibrary. Traduction juxtalinéaire sur le site Latin, Grec, Juxta :
    [les études] elles nous récréent dans nos foyers, ne nous embarrassent point au dehors ; elles veillent avec nous ; elles nous suivent en voyage, à la campagne.
  5. La conjuration de Catilina, chapitre 8, par Salluste.
    Traduction de Charles Durosoir (1865) : "point d'emploi qui exerçât l'esprit à l'exclusion du corps".
    Traduction de J. P. Charpentier et F. Lemaistre : "nul n'exerçait son esprit à l'exclusion du corps"

Notes additionnelles

  1. Les Géorgiques, livre II, vers 458. Traduction de Delille :
    "Heureux l’homme des champs, s’il connaît son bonheur !"
  2. Dans la mythologie grecque, Triptolème (en grec ancien Τριπτόλεμος / Triptólemos) est le héros grâce à qui l'humanité apprend l'agriculture, et donc la civilisation. Triptolème sur Wikipédia.
  3. Aussi connu sous d'autres noms, comme Sercutius, Sterculus, Stercorius... Il était, dans la Rome antique, le dieu des lieux d'aisances, fumier et excréments. D'après certains, il pourrait aussi s'agir d'un autre nom de Saturne ou de Picumnus. Stercutius sur Wikipédia.
  4. Voir le chapitre IV du livre XVIII de l'Histoire naturelle de Pline, sur le site remacle.org.
  5. Voir le chapitre III du livre XVIII de l'Histoire naturelle de Pline, sur le site remacle.org.
  6. Les Géorgiques, livre II, vers 536-537. La véritable traduction de Delille semble être :
    "Ainsi Rome, aujourd’hui reine des nations,
    Seule en sa vaste enceinte a renfermé sept monts."
  7. Il est probablement fait ici référence à Hiéron II, tyran de Syracuse entre 270 avant J.-C. et 215 avant J.-C. D'abord adversaire de Rome aux côté de Carthage pendant la Première guerre punique, il est défait en 264 avant J.-C., doit se soumettre et verser tribut aux Romains. Lettré, il rédige des livres d’agronomie. Pour en savoir plus, sa biographie sur Wikipédia.
  8. Probablement Attalos III Philometor, roi du royaume de Pergame et dernier des attalides, dont la tradition fait un passionné d'agriculture. Sa biographie sur Wikipédia.
  9. Xénophon, né v. 426 ou 430, mort v. 355 av. J.-C., est un philosophe, historien et maître de guerre de la Grèce antique. Il est cité ici notamment comme auteur de L'Économique, qui traite essentiellement de l’administration d’une propriété agricole. Cet ouvrage qui donne des instructions pour améliorer la production agricole autour de préceptes comme le choix des terres (XVI), leur entretien (XX), les mauvaises herbes (XVI), le labour (XVI), les semailles (XVII), les moissons, le battage, le vannage (XVIII) est considéré par certains comme le premier traité d'agronomie. Biographie de Xénophon sur Wikipédia, texte intégral de l'Économique (en français, traduction de Dacier, bilingue grec / français, traduction de Talbot) sur remacle.org.
  10. Érudit carthaginois du IIIe ou du IIe siècle av. J.-C., Magon de Carthage est l'auteur d'un important traité sur l’agriculture, considéré comme la référence en la matière pendant plusieurs siècles. Ce traité était si fameux et estimé dans l’antiquité qu’il fut, après la destruction de Carthage en -146 par les Romains, le seul ouvrage ramené à Rome puis traduit, sur ordre du Sénat romain. Il est aujourd'hui perdu, et son travail n'est connu que par l’intermédiaire des auteurs romains postérieurs (Pline l'Ancien, Varron, Columelle) et de la compilation en grec Geoponica. Sa biographie sur Wikipédia.
  11. Il est ici question de Jean-Baptiste François Rozier (aussi connu comme l'abbé Rozier), botaniste et agronome français, né le 23 janvier 1734 à Lyon et mort dans la nuit du 28 au 29 septembre 1793 dans cette même ville. Auteur d'un Cours complet d'agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire (10 tomes) ; certains tomes sont accessibles sur Gallica. Sa biographie sur Wikipédia.
  12. Columelle, De l'agriculture, livre I, chapitre 7. Traduction (Louis du Bois) :
    "Il traitera les premiers avec affabilité, se montrera doux"
    Texte intégral sur Itinera Electronica (Université Catholique de Louvain).
  13. Le Théâtre d'agriculture et mesnage des champs, Olivier de Serres, chapitre 6, p. 57. Texte intégral sur Gallica.