Roland de Lattre (1840) Mathieu/La fin

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Cette page introduit des extraits d'un ouvrage intitulé Roland de Lattre écrit en 1840 par Adolphe Mathieu.

Sommaire

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Le texte


Orland eut bientôt à déplorer la perte de son protecteur, on doit même dire de son ami, (1) le duc Albert, qui mourut le 24 octobre suivant.

Il ne pouvait quitter ce prince, suivant Bianconi, parce que, disait-il, avec cet amour de l'art inné chez tous les grands talents, « je préfère un maître qui est connaisseur à tous ceux qui ne sont qu'amateurs. »

Le duc Guillaume V, dit le pieux, professa pour lui autant d'estime que son prédécesseur, et de Lattre n'éprouva, par ce changement de souverain, aucune différence dans sa position, soit sous le rapport des procédés et des égards, soit sous celui des appointements. Guillaume lui assura la continuation de son traitement de quatre cents florins par an, traitement qui avait cessé de droit lors du décès d'Albert.

Grâces à ses économies, de Lattre avait amassé peu à peu une somme de 4,400 florins, et l'avait placée successivement, en quatre fois, dans la caisse du trésor, au taux de cinq pour cent d'intérêt, déjà en usage alors. L'église à cette époque, comme de nos jours, usait de son influence pour défendre aux particuliers laiques de retirer de semblables bénéfices de leurs épargnes, lors même que les puissances séculières y donnaient leur assentiment. De Lattre, après avoir perçu pendant plusieurs années les intérêts de ses fonds, s'alarma, et ses scrupules religieux lui firent considérer sa conscience comme blessée par cette action. Il prit aussitôt sa résolution, et renvoya au duc le montant de tous les intérêts qu'il avait reçus, en déclarant que sa piété ne lui permettait pas de jouir d'un bien que l'église s'était réservé, et qu'il devait ce sacrifice à cette bonne mère qui, par sa doc- trine divine, lui prodiguait tant de consolations pour son bonheur, soit temporel, soit spirituel.


(1) Parmi les marques d'amitié qu'il donna à son maître de chapelle, il composa un panégyrique en son honneur, lorsqu'il revint à Munich, à la mort de Charles IX.

Le duc feignit d'accepter la somme renvoyée, mais il fit délivrer à de Lattre un acte, en date du 6 mars 1580, par lequel une somme équivalente lui fut donnée en propriété, afin de ramener par ce moyen le calme dans sa conscience, sans préjudicier à son avoir. — Je plains ceux, dit Delmotte, qui ne trouveront dans cette anecdote qu'un sujet de sarcasmes.

Le 17 janvier 1587, le duc Guillaume lui fit présent de la propriété du jardin de Meisîng, sur l'Amber, juridiction de Stareberg (1), et le 6 novembre de la même année, il accorda viagèrement à sa femme, en cas qu'elle survivrait à son mari, une pension annuelle de cent florins, payable sur la chambre des domaines du prince.

Indépendamment de cette propriété de Meising, de Lattre en possédait une à Putzburnn, dans le district de WolfarthsHauen. Elle fut vendue en 1588 à un habitant de Munich, pour le prix de 425 florins.

Les travaux quotidiens de la maîtrise, absorbant tout son temps, lui firent désirer d'autant plus d'être délivré de ce service trop rigoureux, qu'il voulait consacrer à la composi- tion les instants que lui enlevaient ses fonctions. Il s'adressa donc à cet effet, en 1587, au duc Guillaume, qui accueillit sa demande et lui permit, le 6 décembre, de se rendre chaque année quelque temps à Meising, dans le sein de sa famille, ou dans tout autre lieu du duché, (2) en lui diminuant toute-



(1) Ce jardin avait 4o aunes de long sur 6o de large. Il tenait par derrière à la grand'route de Furstenfeld et aboutissait du devant au vieux bourg de Draexls. Sa clôture était en planches.
(2) Après en avoir toutefois demandé l'autorisation. — Le duc Guillaume accordait à de Lattre la démission qu'il avait sollicitée de maître de chapelle de la cour, mais ce dernier ne cessait pas cependant entièrement ses fonctions; il était toujours tenu de se rendre à l'invitation du duc, lorsque celui-ci jugeait convenable de le faire rappeler.
La faculté lui était laissée de visiter la chapelle quand bon lui semblerait.

fois son traitement de moitié (200 florins), mais à dater seulement de 1590. (1) Quoique le duc accordât en même temps, par cet acte, une grande faveur à deux des fils de de Lattre, Ferdinand et Rodolphe, (2) la perte de 200 florins par an parut très pénible à leur père. Il renonça en conséquence à son projet de passer une partie de l'année à la campagne, et il continua de s'acquitter, avec tout le zèle possible, de ses fonctions de maître de chapelle, consacrant le surplus de son temps à composer de nouveaux ouvrages ou à perfectionner les autres. Dans une note qu'a écrite sa femme Regina, on remarque cette phrase : « Et il a toujours dit que Dieu lui ayant donné la santé, il ne lui était pas permis de rester à rien faire. »

En travaillant avec plus d'ardeur, il voulut témoigner à Guillaume, qui aimait passionnément la musique, sa gratitude pour la faveur accordée à ses fils. Cette assiduité opiniâtre, dans un moment où le repos lui


(1) Par suite de l'ordre sévère établi dans les dépenses de l'État et de la cour de Bavière, on voulut après le décès d'Orland mettre à exécution les dispositions de cet acte, relatives à la diminution de son traitement. On demanda donc à Regina de restituer au trésor ce qui lui avait été payé de trop, prétendait-on; mais elle répondit que son défunt époux avait prié lui-même le duc de changer cet article de l'acte. Il est probable que sa juste réclamation aura été accueillie; les actes existant encore se taisent sur ce point.
(2) Ferdinand était alors au service de Fréderic, comte de Zollern. Le duc, en acceptant la démission de son père, lui accordait, à condition de quitter le service du comte, une place dans sa chapelle avec 2oo florins d'appointements et le droit d'être admis à la table des officiers de la cour, s'il ne préférait qu'on lui payât son ordinaire. Il était obligé de remplir, lorsque son père serait absent, les fonctions de ce dernier, ou celles du sous-maître de chapelle, Jean à Tosta.
Rodolphe, par le même acte, obtenait du duc la permission, qu'il avait demandée, de se marier, et une place d'organiste au traitement de 2oo florins, à condition d'apprendre à chanter aux jeunes gens faisant partie de la chapelle de la cour, et de les instruire dans la composition musicale ou en toute autre chose selon qu'il lui serait ordonné.

était si nécessaire, eut des suites funestes pour sa santé. Sa vie avait été la plus laborieuse qu'on puisse se figurer, et son imagination féconde, toujours en activité, avait enfanté une multitude de compositions telle que leur nombre nous effraie, (1) et que nous nous refusons presque à croire qu'elles puissent être l'œuvre d'un seul homme. Cette tension continuelle d'esprit exigeait impérieusement du calme, de la dis- traction; au lieu de s'arrêter, il redoubla ses travaux ; aussi la nature épuisée lui refusa-t-elle un secours dont il avait abusé. Ses facultés mentales, assure-t-on, l'abandonnèrent tout-à-coup. Regina, un jour qu'elle revenait de Meising, le trouva dans un état très alarmant; il avait, ajoute-t-on, tout-à-fait perdu l'esprit, et il ne la reconnut plus. Dans sa frayeur, elle fut aussitôt avertir la princesse Maximilienne, sœur du duc Guillaume, qui envoya à l'instant même son médecin, le docteur Thomas Mermann, auprès du malade.

Par ses soins, la santé de de Lattre s'améliora, mais, s'il faut en croire Delmotte, sa raison ne revint point. Toujours est-il que dès cet instant, il fut triste, rêveur, absorbé dans des pensées mélancoliques et qu'il parlait constamment de la mort.

Le duc lui fit annoncer, par Mermann, qu'il continuerait, malgré son état, à jouir de l'intégralité de son traitement; mais cette nouvelle ne put le ranimer.

Son extérieur tranquille n'eût pas laissé deviner l'agitation interne qui le minait; une lutte violente avait lieu dans ses facultés morales. Abattu, énervé par ces pénibles combats, il écrivit au duc dans un moment d'accablement et peut-être de démence, « qu'il avait l'intention de quitter entièrement le service de la cour, s'il voulait lui laisser les 400 florins que déjà son illustre père, le duc Albert V, lui avait promis, en y ajoutant encore une somme quelconque à sa volonté. »

Sa femme, craignant les résultats de cette folle démarche, eut


(1) Il excède 2,ooo.

encore recours, pour y parer, à la duchesse Maximilienne, qui transmit à son frère une requête de la malheureuse Regina, où entre autres choses elle disait : « Que son altesse sérénissime ne veuille pas rejeter sur la pauvre famille d'Orland les torts que se fait à lui-même ce malheureux père par ses fantaisies bizarres, suites de trop d'efforts d'esprit pour son art et d'un travail trop assidu. Mais que le duc daigne lui faire continuer son traitement comme il l'a fait jusqu'à présent, car, ajoute-t-elle douloureusement, ce serait le faire mourir que de le mettre hors du service de la chapelle. »

Guillaume fit savoir à de Lattre que tout resterait pour lui comme par le passé ; que s'il faisait une nouvelle demande, elle ne serait pas accueillie, et qu'il pourrait alors, s'il le voulait, s'en aller avec congé.

De Lattre ne vécut pas long-temps dans cet état, espèce de mort anticipée; bientôt il expira.

Peu de temps auparavant, il légua une distribution d'aumônes, à perpétuité, à faire chaque année aux pauvres, dans l'hôpital du St.-Esprit à Munich. Elle avait lieu le dimanche après la St.-Michel. Il fonda, aussi à perpétuité, un anniversaire à célébrer le jour de la S'.-Jean-Baptiste, dans l'église de Meising. Cet anniversaire consistait en deux messes et un requiem en musique.

Il mourut à Munich le 5 juin 1595. Ses restes y furent déposés dans le cimetière de l'église des Franciscains, où on lui éleva un superbe tombeau en marbre rouge, haut de trois palmes et demie (2 pieds 4 pouces), et large de sept (4 pieds 8 pouces). Ce tombeau, divisé dans sa longueur en deux parties, contient dans le centre de la partie supérieure, un bas- relief représentant l'ensevelissement du Christ; on compte sur ce bas-relief sept figures, dans le fond, à droite, on distingue Jérusalem; à gauche le Calvaire. Sur la tombe du Christ est sculptée la date MDXCV. Aux deux côtés du bas-relief sont deux cartouches sculptés sur lesquels se lit


l'épitaphe suivante, composée par Sébastien Baner, de Haidenkaim :

Orlandi cineres, eheu! modo dulce loquentes
Nunc mutos, eheu ! flebilis urna premit.
Lassae sunt flendo charites tua funera Lasse,
Principibus multum, chareque caesaribus.
Belgica quem tellus genitrix dedit ingeniorum,
Ingeniorum altrix Boja fovit humus.
Corporis exuvias eadem quoque Boja texit,
Post lustra ac hyemes sena bis acta duas.
Robora, saxa, feras Orpheus, at hic Orphea traxit,
Harmoniaeque duces perculit harmoniâ.
Nunc quia complevit totum concentibus orbem,
Victor cum superis certat apud superos.

Dans la partie inférieure du sarcophage se trouvent, au centre, les armoiries de de Lattre et celles de sa femme. Sur la droite, on compte huit figures de femmes agenouillées; la première avis-à-vis d'elle un enfant au maillot; la deuxième, un écusson écartelé sur lequel on distingue les armoiries d'Orland (1) et probablement celles du seigneur d'Ach , époux de Regina, fille aînée de de Lattre (2). La première de ces femmes est Regina Weckinger, épouse du défunt; la seconde est Regina de Lassus. Les six autres, qui portent toutes la coiffure de demoiselles, sont les filles et les petites- filles d'Orland. Son épouse et sa fille Regina sont seules revêtues de vêtements de dames. Au côté opposé, sont aussi représentés, à genoux, de Lattre lui-même et neuf fils ou petits-fils. (3) Ce tombeau resta dans le cimetière de l'église des Francis- cains jusqu'en 1800; il fut sauvé, lors de la destruction de ce lieu de sépulture, par M. Heigel, artiste du théâtre de la cour, grand admirateur de de Lattre. Il le déposa dans son


(1) Les attributs distinctifs de ces armoiries sont un dièze, un bémol et
un bécarre.
(2) Voir la note p. 4 et s.
(3) Un inconnu a fait graver, en taille-douce, les armoiries de de Lattre sculptées sur sa tombe, et les a dédiées à la mémoire de ce grand musicien en les accompagnant des vers suivants :

Orlandi Lassi quicunque insignia iconis,
Siste parum; vigili singula mente nota.
Ut sol illustrat totum pulcherrimus orbem,
Orlandum mundi sic plaga quaeque canit.
Herculeo cedunt animantia cuncta leoni,
Cedit et Orlando musica turba lubens.
Crux monstrat veteris tibi religionis amicum
Caetera tu tanto pectore volve, licet.

H. I,.

jardin qui devint la propriété de Mademoiselle de Manntich, et qui appartenait encore à cette demoiselle en 1850.

L'épouse de de Lattre fonda, deux ans après la mort de son mari (vers 1597), pour lui et pour elle, ainsi que pour tous leurs descendants, un obit perpétuel chez les Franciscains. Ce service funèbre annuel, qui devait être célébré dans leurs cloître et église, la veille ou le lendemain du jour de St.-Vieth, martyr, consistait en une messe, des vigiles et un office pour les morts.