Roland de Lattre (1840) Mathieu/A Victor Hugo

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Le début de l'ouvrage est une dédicace envoyée à Victor Hugo pour lui demander de glorifier Roland de Lassus comme cet illustre poète l'avait fait pour Palestrina.

Voir Que la musique date du seizième siècle.

 

Roland De Lattre Page 0 et 1.png

L'envoi


A VICTOR HUGO,

Après une lecture de la pièce intitulée :

QUE LA MUSIQUE DATE DU SEIZIÈME SIÈCLE. (1)

Poète,

tes chants vont à l'âme !
Lorsqu'à ton ombre sainte un nom s'est abrité,
Les cieux disent l'épithalame
Qui l'unit désormais à la célébrité !


(1) Les Rayons et les Ombres.

Le poème


Le bloc vivant de Prométhée
Pour les siècles futurs se ranime à ta voix ;
Point d'illustration qui retombe, portée
Un seul instant sur ton pavois ;

Point de débris auxquels tu ne donnes la vie,
D'ossement oublié qui n'échappe au tombeau,
De dangers qu'on ne brave et de morts qu'on n'envie
Quand tu jettes sur eux l'éclat de ton flambeau !

Sitôt que ton bras les étaie,
Surgissent, le front ceint de rameaux étoilés,
Ces hommes de haute futaie,
Restes contemporains des siècles écoulés.

En vain contre eux la haine aboie,
En vain l'insouciance engendre le dédain ;
Du moment que ton vers flamboie,
Leur nuit s'illumine soudain :

Quand Junot pour sa veuve implore une épitaphe,
Et que du champ des morts Paris veut la bannir,
Ton deuil monumental lui dresse un cénotaphe
D'impérissable souvenir; (1)



(1) Les Rayons et les Ombres.




Ton père, vieux soldat, ruine impériale,
De sa part de triomphe en vain déshérité,
Ne fait, en réveillant ta lyre filiale,
Que changer d'immortalité. (1)

.  .

Comme il reparut grand sur sa base historique
Le géant musical, quand ta main burina
Aux annales d'airain de ta bible homérique,
Le beau nom de Palestrina !

Artiste aux lèvres d'or, son auréole immense
Resplendit alors à nos yeux
Comme un de ces soleils dont le cours recommence,
Après s'être long-temps égaré dans les cieux. —

Mais quand ce noble et fier génie
Croissait aux champs romains, toujours plus applaudi,
Se croyait-il le seul, ce roi de l'harmonie,
Qui régnât sur le Nord comme sur le Midi ?



(1) Les Voix intérieures.




Dans un coin presque obscur de ma pauvre Belgique,
N'était-il donc personne, en cet âge ancien,
Dont la voix répondît à cette voix magique,
Dont le luth inspiré fût un écho du sien?

De Lattre !... mais ce nom, que pour lui je réclame,
O maître, jusqu'à toi n'est pas encor venu,
Et celui de Lassus est le seul qui proclame
Cet aïeul immortel sous tout autre inconnu.

Et de tant de malheurs voilà le plus funeste !
Mourir vieux, exilé, sans foi dans l'avenir, —
Lorsque du cygne de Préneste
On doit atteindre un jour l'éclatant souvenir !

Mourir, sans que son ombre un seul instant s'efface,
Sans reprendre son rang à jamais glorieux !
Sans nous le jeter à la face,
Comme un défi victorieux,

Ce nom qui, du passé dissipant les nuages,
Ne comptera bientôt que des admirateurs; —
Comme un phare allumé sur le monde et les âges
Pour en éclairer les hauteurs !



Mourir, et voir l'oubli sur sa tête descendre,
Son nom, ses titres creux dispersés à tout vent ;
Sans espoir de léguer sa cendre
Aux bords qu'on rêva si souvent !

Mourir, et de l'erreur quand la rouille fatale,
Bien des temps révolus, tout-à-coup disparaît,
Des premiers magistrats de sa ville natale
N'obtenir pas même un regret !

Tel fut son sort. — En vain, moi, son compatriote,
Dans un jour solennel, j'unis ma faible voix
A celle de Bosquier, à celle de Delmotte,
Pour qu'il dormît en paix au tombeau de son choix ;

En vain, comme l'enfant gardien de Bélisaire,
Je suis venu, tendant au plus humble denier
Cette main qui voulait consoler sa misère....
Et les implorai tous, tous.... jusques au dernier !

« Oh! par pitié pour lui, par respect pour vous-mêmes,
Rendez-lui, leur disais-je, au moins un monument,
Rendez-lui des honneurs suprêmes
A lui de la cité le plus bel ornement;



Sur un socle imposant placez son effigie,
Qu'il plane radieux au sein de nos remparts,
Et de ce culte un jour vous verrez la magie
Féconder l'ère des beaux-arts ! »

Inutiles discours! « Dans un mois, une année....
« On pense, on pourra voir.... » Des mots à double sens
Dont on nous leurre à la journée
Depuis tantôt quatre cents ans....

Et celui qui fut grand parmi tant de grands hommes,
Quand à son souvenir le temps a mis le sceau,
N'a pas même une pierre, — ô Belges que nous sommes !-
Sur le sol où fut son berceau !

Toi-même, quand des Arts parcourant le domaine,
Tu réveilles son siècle au seul bruit de tes pas,
Parmi tant de beaux noms que l'écho nous ramène
Il n'en est qu'un, le sien, dont tu ne parles pas ;

Tu passes devant lui sans détourner la tête,
Sans te dire : Il est là, le roi découronné;
Sans que ton âme de poète
S'informe quel il fut, en quels lieux il est né.



Pourtant un mot de toi le rendait à l'histoire,
Un seul mot lui rouvrait un avenir si beau !
Comme un trophée expiatoire,
Un mot lui scellait un tombeau !

Tous ces êtres croupis dans leur indifférence
Se fussent arrêtés à tes hymnes touchants,
Et, comblant, grâce à toi, ma plus chère espérance,
Eussent ouvert l'oreille et le cœur à tes chants ;

Car tes chants ont sur tous un invincible charme,
Et ceux mêmes qui tant de fois
Ont pu me refuser l'aumône d'une larme,
Se seraient émus à ta voix ! ...

L'as-tu donc, ô poète, exclu de ta pensée,
Ou son éclat si pur te semble-t-il terni
Des malheurs incessants de sa triste Odyssée,
Et des outrages de Baini? (1)

Non, j'en crois le dieu qui t'inspire,
J'en crois les hauts destins où tu fus appelé,
Ses titres sur ton cœur reprendront leur empire,
Et De Lattre par toi renaîtra consolé.



(1) Memorie storico-critiche della vita, delle opere di Giovanni Pierluigi de Palestrina, etc. Rome, 1828, 2 vol. in-4°.




Car ta muse est un sacerdoce,
Et la gloire eut toujours d'imprescriptibles droits;
Tu sauras le venger de cet oubli précoce,
Toi, qui dans leur exil as sacré tant de rois.

Cette voix, de si haut et de si loin venue,
Fera ce que n'ont pu mon zèle, mes efforts....
Et pour fêter sa bienvenue
Le ciel m'inspirera peut-être des accords.

Nous verrons rayonner dans sa gloire infinie
Ce père qui, si grand jusque dans sa douleur,
A la royauté du génie
Joint la royauté du malheur. —

C'est un devoir sacré; rien ne peut t'y soustraire.
Pour toutes les splendeurs ton luth doit retentir.
Grand homme, prends pitié d'un frère;
Poète, console un martyr !


15 mai 1840.


La réponse de Victor Hugo

RÉPONSE.[NDLR 1]

Les vers que vous demandez, monsieur, vous les avez faits. Je tâcherai certainement de répondre à votre noble et sympathique appel, mais si vous désirez que votre glorieux compatriote soit constaté par une belle et haute poésie, publiez vos vers, ôtez-en mon nom et n'y laissez que le sien, je vous réponds que vous ferez rayonner son tombeau !

Il y a dans votre esprit l'élévation et la force, la puissance et la gravité, et, quant à moi, je n'hésite pas à vous ranger parmi ces grands embaumeurs de mémoires illustres qu'on appelle les poètes.

Recevez, etc.

VICTOR LE HUGO,

Paris, 11 juillet 1840.


Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Cette lettre est visible à le Bibliothèque centrale de l'Université de Mons