La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 1/L'arrière-garde

De Wicri Chanson de Roland
Fig. 13. — Lorsqu'ils virent la Gascogne, le pays de leur seigneur, — Il n'en est pas un qui ne pleure de tendresse. (Vers 818-822.)
(Composition de Zier.)
L'arrière-garde ; Roland condamné à mort
Les couplets (laisses)
LIX, LX, LXI, LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX,
LXX, LXXI, , LXXII, LXXIII, LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIV, LXXV, LXXVI, , LXXVII, LXXVIII, LXXIX,
LXXX, LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV
Notes originales 
703. Charles le Grand, 712. Heaumes en tête,
791. Lacune comblée, 795. Othon,
795. Bérengier, 797 Girard de Roussillon,
812. Le roi Almaris, 813. Lacune comblée,
853. La statue de Mahomet, 870. Aspre,
892. Roncevaux, 926. Durendal,
973. Saint-Denis, 980. Le soleil n'y luit pas
Facsimilés
Voir aussi

Les couplets (laisses)

LIX

O. => LV
Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 96.jpg
703   Charles le Grand a dévasté l'Espagne,
Abattu les châteaux, violé les cités.
705 « Ma guerre est finie, » dit le roi ;
Et voilà qu'il chevauche vers douce France.
Le jour s'en va, le soir descend.
Le comte Roland a planté son enseigne
Sur le sommet de la colline, droit contre le ciel.
Par tout le pays, les Francs prennent leur campement...
710 Cependant l'armée païenne chevauche par les grandes vallées ,
Hauberts et doubles broignes au dos ,
Heaumes en tête, épées au côté,
Ecus au cou et lances toutes prêtes.
Au haut de ces montagnes il est un bois ; ils y font halte.
715 C'est là que quatre cent mille hommes attendent le lever du jour.
Et les Français qui ne le savent pas! Dieu, quelle douleur ! Aoi.

LX

O. => LVI
Le jour s'en va, la nuit se fait noire.
Le puissant empereur, Charles s'endort.
Il a un songe : il se voit aux grands défilés de Cizre,
720   Tenant entre ses poings sa lance en bois de frêne.
Et voilà que le comte Ganelon s'en est emparé ;
Il la brandit et secoue de telle sorte,
Qu'il Va brisée et mise en pièces entre ses poings,
Et que les éclats en volent vers le ciel...
Charles dormait, point ne s'éveille. Aoi

LXI

O. => LVII
725   Après ce songe, il en a un autre.
Il se voit en France, dans sa chapelle, à Aix.
Un ours le mord si cruellement au bras-droit,
Qu'il lui a tranché la chair jusqu'à Vos.
Puis , du côté de l'Ardenne , il voit venir un léopard
Qui, très férocement, va l'attaquer aussi.
730   Mais alors un lévrier sort de la salle,
Qui accourt vers Charles au galop et par bonds.
Il commence par trancher l'oreille droite de l'ours,
Puis avec fureur s'attaque au léopard.
« Grande bataille! » s'écrient les Français;
735   Et ils ne savent quel sera le vainqueur. . .
Charles dormait, point ne s'éveille. Aoi.

LXII

La nuit s'en va, et l'aube apparaît claire.
Très fièrement chevauche l'Empereur,
Et mille clairons retentissent alors dans toute l'armée :
740   « Seigneurs barons, dit le roi Charles,
« Vous voyez ces passages et ces défilés étroits :
« Qui placerai-je à l'arrière-garde? décidez.
« — Roland, ce sera mon beau-fils Roland, » s'écrie Ganelon ;
« Vous n'avez pas de baron si vaillant,
« Et ce sera le salut de notre gent. »
745   Charles l'entend et lui jette un regard fier :
« Il faut, » lui dit-il, « que vous soyez le diable en personne.
« Une mortelle rage vous est entrée au corps.
« Et qui sera devant moi à l'avant-garde?
« — Ce sera , » dit Ganelon , « Ogier de Danemark.
750   « Point n'avez de baron qui s'en acquitte mieux. » Aoi.

LXIII

Quand le comte Roland entend qu'on le désigne,
Il se prend à parler en vrai chevalier :
« Sire beau-père, je dois vous bien aimer,
« Vous m'avez fait donner l'arrière-garde.
755   « Le roi qui tient la France, Charles, n'y perdra rien.
« Rien à mon escient, ni palefroi, ni destrier,
« Ni mule, ni mulet sur lequel on chevauche,
« Ni roussin, ni sommier,
« A moins qu'on ne le paye à coups d'épée.
700   « — Vous dites vrai, » répond Ganelon, « et très bien je le sais. » Aoi.

LXIV

Roland, quand il entend qu'on le met à l'arrière- garde ,
Adresse, tout furieux, la parole à son beau-père :
« Ah! traître, méchant homme et de méchante race,
« Tu croyais peut-être que je laisserais tomber le gant,
765   « Comme tu as laissé tomber le bâton devant l'Empereur. » Aoi.


LXV

Le comte Roland interpelle alors Charlemagne :
« Donnez- moi l'arc que vous tenez au poing.
« A mon escient on ne me reprochera pas
Qu'il me tombe des mains comme il arriva à Ganelon ,
770   « Pour votre gant droit, quand il reçut le bâton. »
L'Empereur reste là, tête baissée;
Il tourmente sa barbe, tord ses moustaches,
Et ne peut s'empêcher de pleurer. Aoi.

LXVI

Naimes ensuite est venu,
Qui a barbe blanche et cheveux blancs;
775   II n'est point en la cour de meilleur vassal :
« Vous l'avez entendu, » dit-il au Roi;
« Le comte Roland est en grande colère :
« Il est furieux, il est terrible.
« On lui a confié l'arrière -garde,
« Et certes il n'est pas de baron qui s'en charge à sa place.
780   « Donnez lui l'arc que vous avez tendu
« Et trouvez-lui bonne aide. »
Le Roi lui donna l'arc, et Roland le reçut. Aoi.

LXVII

L'Empereur interpelle son neveu Roland :
« A coup sûr, vous savez, beau sire neveu,
785   « Que je veux vous donner la moitié de mon armée.
« Gardez-la près de vous : c'est votre salut.
« — Non, » dit le Comte, « non, je n'en ferai rien ;
« Et que Dieu me confonde si je démens ma race!
« Je garderai seulement vingt mille Français, vingt mille vaillants.
790   « Pour vous , passez les défilés en toute sûreté ;
« Vous n'avez pas un homme à craindre tant que je vivrai! » Aoi.

LXVIII

Le comte Roland est au sommet d'une montagne,
Il a revêtu son haubert, le meilleur qu'on ait jamais vu,
Lace son heaume fait pour baron,
Ceint Durendal au pommeau d'or
Et suspend à son cou son écu peint à fleurs.
Quant au cheval, il n'en veut pas d'autre que Veillantif.
Il tient sa lance droite, sa lance au gonfanon blanc
Dont les franges d'or descendent jusqu'au pommeau de son épêe.
On va bien voir qui aimera Roland, et qui ne l'aimera pas :
« Nous vous suivrons, » s'écrient les Français.         Aoi.

LXIX

Le comte Roland monte alors sur son destrier :
A ses côtés vient se ranger Olivier, son compagnon;
Puis Gerin, puis Gerier le preux comte,
795   Puis Othon et Bérengier,
Puis Samson et Anséis le fier,
Ive et Ivoire que le roi aime tant.
Girard de Roussillon, le vieux Girard, y est aussi venu,
Avec le Gascon Engelier.
« Par mon chef, » s'écrie l'Archevêque , « j'irai, moi aussi.
800   « — Et j'irai avec vous , » dit le comte Gautier ;
« Je suis l'homme de Roland, et ne dois point lui faillir. »
Ils se choisissent entre eux vingt mille chevaliers. Aoi

LXX

Le comte Roland appelle Gautier de l'Hum :
« Prenez mille Français de notre terre de France;
805   « Occupez les défilés et les hauteurs,
« Afin que l'Empereur n'y perde aucun des siens.
« — Pour vous je le dois bien faire, » répond Gautier.
Avec mille Français de leur terre de France,
Gautier parcourt les passages et les hauteurs.
810 Point n'en descendra, si mauvaises que soient les nouvelles,
Avant que sept cents épées aient été tirées du fourreau.
Le roi Almaris, du royaume de Belferne,
Lui livra ce jour môme une formidable bataille. Aoi.

LXXI

Charles est entré dans le val de Roncevaux ;
L'avant-garde a 'pour chef le duc Ogier, le baron:
Donc, rien à redouter de ce côté.
Quant à Roland, il demeure en arrière pour garder l'armée ;
Il demeure avec Olivier, avec les douze Pairs,
Avec vingt mille bacheliers, tous Français de France.
Que Dieu descende à leur secours, ils vont avoir bataille.
Ganelon le sait bien, le félon, le parjure ;
Mais il a reçu de Vor pour ne rien dire, et n'en dit rien.       Aoi.

LXXII

O. => LXV
Hautes sont les montagnes, et ténébreuses les vallées;
815   La roche est noire, terribles sont les défilés.
Ce jour même, les Français y passèrent non sans grande douleur :
A quinze lieues de là on entendit le bruit de leur marche.
Mais, lorsqu'en se dirigeant vers la grande Terre,
Ils virent la Gascogne , le pays de leur seigneur,
820   Alors il leur souvint de leurs fiefs et de leurs domaines ,
Des jeunes filles et de leurs nobles femmes,
Et il n'en est pas un qui ne pleure de tendresse.
Mais, entre tous, le plus angoisseux c'est Charles,
Qui a laissé son neveu aux défilés d'Espagne.
825   Il est pris de douleur, et ne peut s'empêcher de pleurer. Aoi.

LXXIII

O. => LXVI
Les douze Pairs sont restés en Espagne :
Vingt mille Français sont en leur compagnie.
Ils n'ont point peur et ne craignent point la mort.
Quant à L'Empereur, il s'en retourne en France.
Il pleure de ses yeux et tire sa barbe blanche ;
830   Sous son manteau se cache.
A son côté chevauche le duc Naimes :
«Quelle pensée vous pèse ? » dit -il au Roi.
« — Le demander, » répondit Charles, « c'est me faire outrage.
« J'ai si grand deuil, qu'il me faut pleurer :
835 « Par Ganelon France sera détruite.
« Cette nuit je vis, dans une vision d'ange,
« Je vis Ganelon me briser ma lance entre les mains,
« Ce même Ganelon qui fit mettre mon neveu à l'arrière-garde.
« Et j'ai dû laisser Roland en un pays étranger.
840   « Si je perds un tel homme, ô mon Dieu, je n'en trouverai jamais le pareil! » Aoi.

LXXIV

O. => LXVII
Charles le Grand ne peut s'empêcher de pleurer :
Cent mille Français sont pris pour lui de grand'pitié
Et d'une peur étrange pour Roland.
C'est Ganelon, c'est ce félon qui l'a trahi;
845   C'est lui qui a reçu du roi païen riches présents ;
Or et argent, étoffes et vêtements de soie,
Chevaux et mulets, chameaux et lions...
Et voici que Marsile mande ses barons d'Espagne,
Comtes, vicomtes, ducs et aumaçours,
850   Avec les émirs et les fils de ses comtes.
Il en réunit quatre cent mille en trois jours,
Et fait sonner ses tambours dans toute la ville de Saragosse.
Et sur le sommet de la plus haute tour on élève la statue de Mahomet ;
Pas de païen qui ne la prie et ne l'adore.
855   Puis ils chevauchent en très grande furie,
A travers toute cette terre, par vaux et par monts.
Enfin ils aperçoivent les gonfanons de ceux de France.
C'est l'arrière -garde des douze Compagnons :
Point ne manqueront à leur livrer bataille. Aoi.

LXXV

O. => LXVIII
860   Au premier rang s'avance le neveu de Marsile ,
Sur un mulet qu'il aiguillonne d'un bâton.
A son oncle il a dit bellement, en riant :
« Beau sire roi, je vous ai bien servi;
« Pour vous j'ai dû subir bien des peines, bien des douleurs ;
865   « Pour vous j'ai livré bien des batailles, et j'en ai bien gagné !
« Frapper Roland, voilà tout le fief que je vous demande.
« Oui, je le tuerai du tranchant de ma lance,
« Si Mahomet me veut aider,
« Et je délivrerai toute l'Espagne,
870   « Depuis les défilés d'Aspre jusqu'à Durestant.
« Charles sera épuisé, les Français se rendront,
« Et plus n'aurez de guerre en toute votre vie. »
Le roi Marsile alors lui tend le gant. Aoi.

LXXVI

Le neveu de Marsile tient le gant dans son poing,
875   Et très fièrement interpelle son oncle :
« C'est un grand don, beau sire roi, que vous venez de me faire.
« Choisissez-moi donc onze de vos barons,
« Et j'irai me mesurer avec les douze Pairs. »
Le premier qui réponde à cet appel, c'est Fausseron,
880   Frère du roi Marsile :
« Beau sire neveu , nous irons , vous et moi ;
« Tous deux ensemble, nous ferons certainement cette bataille.
« Malheur à l'arrière-garde de la grande armée de Charlemagne !
« Nous la tuerons : c'est dit. » Aoi.


LXXVII

885   D'autre part est le roi Corsablin,
Il est de Barbarie ; c'est une âme perfide et mauvaise ;
Cependant il parle ici tout comme un bon vassal :
« Pour tout l'or de Dieu, je ne voudrais être lâche.
« Et si je trouve Roland, je le défie et l'attaque.
« C'est moi qui suis le troisième compagnon, élisez le quatrième. »
Mais voyez-vous accourir Malprime de Brigal?
890   II court plus vite à pied que ne fait un cheval ,
Et devant Marsile s'écrie à haute voix :
« A Roncevaux ! j'y veux aller,
« Et si j'y trouve Roland, je le tue. » Aoi.

LXXVIII

Il y a là un émir de Balaguer,
895   Qui a le corps très beau, le visage fier et clair,
Et qui, dès qu'il est monté sur son cheval,
Est tout glorieux de porter ses armes.
Son courage est renommé;
S'il était chrétien, ce serait un vrai baron.
900   II vient devant Marsile, et, de toute sa voix :
« A Roncevaux ! » dit-il, « j'y veux aller;
« Et si je trouve Roland, il est mort.
« C'en est fait aussi d'Olivier et des douze Pairs ;
« Et tous les Français périront dans le deuil et la honte.
905   « Quant à Gharlemagne, il est vieux, il radote :
« Il renoncera à nous faire la guerre.
« Et l'Espagne en toute liberté nous restera. »
« Le roi Marsile vingt fois lui en rend grâces. Aoi.

LXXIX

Il y a là un aumaçour de la terre des Maures ;
910   Dans toute la terre d'Espagne il n'est pas un tel félon.
Il vient devant Marsile, et fait sa vanterie :
« À Roncevaux! » dit-il. « J'y veux mener mes gens,
« Vingt mille hommes avec lances et écus.
Si je trouve Roland, je lui garantis la mort;
Les Français mourront dans la douleur et lahonlc,
915   « Et, tous les jours de sa vie, Charlemagne en pleurera. » Aoi

LXXX

D'autre part est Turgis, de Tortosa :
C'est un comte, et cette ville lui appartient.
Faire du mal aux chrétiens, voilà son rêve.
Devant le Roi, il s'aligne avec les autres :
920   « Pas tant d'émoi, » dit-il à Marsile.
« Mahomet vaut mieux que saint Pierre de Rome ;
« Si vous le savez, l'honneur du champ est à nous.
« A Roncevaux j'irai joindre Roland :
« Personne ne le pourra préserver de la mort.
925   « Voyez cette épée, elle est bonne, elle est longue;
« Je la mettrai devant Durendal :
« Quelle sera la victorieuse ? Vous le saurez.
« Si les Français engagent la lutte, ils y mourront.
« Charles, le vieux Charles, n'en tirera que douleur et honte,
630   « Et plus jamais en tête ne portera couronne. » Aoi

LXXXI

D'autre part est Escremis de Valtierra ;
Il est païen et maître de cette terre.
Devant Marsile , au milieu de la foule , il s'écrie :
« A Roncevaux ! J'y vais abattre l'orgueil des Français.
935   « Si j'y trouve Roland, point n'en emportera sa tête,
« Non plus qu'Olivier le capitaine.
« Ils sont condamnés à mort, ils sont perdus, les douze Pairs ;
« Français mourront, France en sera déserte.
« De bons vassaux, Charles n'en aura plus. Aoi.

LXXXII

940   Plus loin est un autre païen, Estorgant,
Avec un sien compagnon, nommé Estramarin,
Mercenaires, traîtres et félons.
Seigneurs, » leur dit Marsile, « avancez.
Vous irez tous deux aux défilés de Roncevaux,
945   « Et m'aiderez à conduire ma gent.
« Sire, » répondent-ils, « à vos ordres.
Nous nous jetterons sur Olivier et sur Roland ;
Rien ne garantira les douze Pairs de la mort.
Nos épées sont bonnes et tranchantes ;
950   « Elles seront bientôt rouges d'un sang chaud.
Français mourront, Charles en pleurera,
Et nous vous ferons présent de la grande Terre.
Sire, vous la posséderez : venez,
Et nous mettrons l'Empereur à votre merci. » Aoi.

LXXXIII

955   Voici venir en courant Margaris de Sévillo,
Qui tient la terre jusqu'à la mer.
Pour sa beauté les dames lui sont amies;
Pas une ne peut le voir sans que son front s'éclaircisse ;
Pas une alors, qu'elle le veuille ou non, ne peut s'empêcher de rire.
960   Nul païen n'est aussi chevalier.
Au milieu de la foule il s'avance, et, d'une voix plus forte que tous les autres :
« Ne craignez rien, » dit-il au Roi.
« A Roncevaux j'irai tuer Roland,
« Et Olivier n'en emportera pas sa vie.
905   « C'est pour leur martyre que les douze Pairs sont demeurés là-bas.
« Voyez cette épée à la garde d'or,
« Que je tiens de l'émir de Primes ;
« Elle sera bientôt, je vous le jure, plongée dans le sang rouge.
« Français mourront, et France en sera honnie.
970   « Quant au vieux Charles à la barbe fleurie,
« Sa douleur et sa colère n'auront plus de fin.
« Avant un an nous aurons mis la main sur la France,
« Et nous coucherons à Saint-Denis. »
Le roi païen s'incline profondément. Aoi.

LXXXIV

975   D'autre part est Chernuble de Noire-Val.
Ses cheveux descendent jusqu'à terre ;
En se jouant, il porte un plus grand faix
Que ne font quatre mulets chargés.
Dans son pays, qu'il vient de quitter,
980   Le soleil ne luit pas, et le blé n'y peut croître.
La pluie n'y tombe point , et la rosée n'y touche point le sol.
Il n'y a pierre qui ne soit noire.
Et plusieurs assurent que c'est la demeure des démons.
« J'ai ceint ma bonne épée, » dit Chernuble,
985   « Je la teindrai en rouge à Roncevaux.
« Si je trouve Roland le preux sur mon chemin,
« Je l'attaquerai, ou je veux qu'on ne me croie plus jamais.
« Je conquerrai l'épée Durendal avec mon épée.
« Français mourront, et France périra. »
990   A ces mots les douze Pairs de Marsile s'assemblent;
Ils emmènent avec eux cent mille Sarrasins,
Qui se hâtent et se précipitent à la bataille.
Sous un bois de sapins ils vont s'armer. Aoi.

LXXXV

Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine,
995   Qui, pour la plupart, sont doublés d'une triple étoffe.
Sur leurs têtes ils lacent les bons heaumes de Saragosse,
Et ceignent leurs épées d'acier viennois.
Leurs écus sont beaux à voir, leurs lances sont de Valence ,
Leurs gonfanons sont blancs, bleus ou rouges.
1000   Ils laissent là leurs mulets et leurs bêtes de somme,
Montent sur leurs chevaux de bataille, et s'avancent en rangs serrés...
Le jour fut clair, et beau fut le soleil :
Pas d'armure qui ne flamboie et resplendisse.
Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau.
1005   Grand est le tumulte, et nos Français l'entendent :
Sire compagnon, » dit Olivier, « je crois
« Que nous pourrons bien avoir bataille avec les Sarrasins. »
Et Roland :_« Que Dieu nous l'accorde, » répond-il.
« Notre devoir est de tenir ici pour notre roi;
1010   « Car pour son seigneur on doit souffrir grande détresse.
« Il faut endurer pour lui grande chaleur et le grand froid ,
« Et perdre enfin de son poil et de son cuir.
« Frapper de grands coups , voilà le devoir de chacun,
« Afin qu'on ne chante pas sur nous de mauvaises chansons !
1015   « Les païens ont le tort, le droit est pour les chrétiens.
« Ce n'est pas de moi que viendra jamais le mauvais exemple ! » Aoi.
Fig. 14. — Annonce des événements qui vont suivre. (D'après le vitrail de Charlemagne à la cathédrale de Chartres, XIIIe siècle.)



Notes originales

703. Charles le Grand

Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 96.jpg

703.↑ Charles le Grand Il convient de remarquer que le couplet épique débutait presque toujours ex abrupto, comme pour permettre au jongleur de commencer son chant où il le voulait. Il ne faudrait pas se persuader qu'il chantât tout le poème d'une haleine, et il n'est peut-être pas impossible d'indiquer aujourd'hui les parties du poème, les épisodes que le musicien populaire choisissait pour occuper une de ses « séances de chant ».

Deux pauses du jongleur sont indiquées aux vers 703 :

Carles li magnes ad Espaigne guastée ,

et 2609 :

Li Emperere, par sa grant poestest, — VII anz tuz pleins ad en Espaigne estet.

Il en est de même au vers 3705 :

Li Emperere est repairiez d'Espaigne.

Voilà bien (avec les vers 1 et suivants les débuts de quatre « séances épiques ». Or diverses parties de notre poème ne correspondent pas, comme nous l'avions cru, à d'anciennes cantilènes[NDLR 1].

712. Heaumes en tête

712.↑Heaumes en tête. Le poème originel dit plus exactement : Helmes laciez.

O. => CCLIII

On laçait le heaume au capuchon de mailles par un certain nombre de lacs en cuir, cf. le vers 3434.

791. Lacune comblée

791.↑ Lacune comblée. Voir la note du vers 330[NDLR 2].

795. Othon

795.↑ Othon est compté au nombre des douze Pairs dans la Chanson de Roland, l'Entrée en Espagne, Gui de Bourgogne (Oede), la Karlamagnus Saga et Otinel.

Un autre Otes ou Oton figure dans les Remaniements de la Chanson de Roland. Voir notre note du vers 3680.

795. Bérengier

795.↑ Bérengier. La Chanson de Roland, les Remaniements de Paris, de Venise, etc., la Chronique de Weihenstephan et le Voyage à Jérusalem mettent Bérengier au nombre des douze Pairs. Renaus de Montauban place dans ce corps sacré un « Bérengier le Gallois ».

797. Girard de Roussillon

797.↑ Girard de Roussillon. C'est un des personnages les plus célèbres de notre Épopée nationale : mais il n'est guère ici qu'épisodique. Il est compté au nombre des douze Pairs par la Chanson de Roland et ses Remaniements, par Otinel, etc.

Le Giratz de Rossitho (poème provençal du XIIe siècle) nous fait assister à la lutte de son héros contre Charles Martel, que les poètes de langue d'oïl ont bientôt transformé en Charlemagne. Or Girard tombe un jour dans la plus profonde misère et est réduit à se faire charbonnier, tandis que sa femme Berthe devient couturière. Le poème se termine par sa réconciliation avec l'Empereur.

Dans notre Chanson de Roland, Girard est représenté fort vieux (vers 2409) : ce qui concorde bien avec la donnée de la chanson provençale.

La légende de « Girard du Fraite » s'est probablement fondu la précédente. Ce Girard du Fraite est un vieux rebelle qui, au commencement d'Aspremont, refuse de venir au secours de Charlemagne et qui , dans un passage des Reali calqué sur quelque vieux poème français, va jusqu'à se faire renégat et à briser le crucifix. Mais notre Girard n'a aucun de ces traits dans la Chanson de Roland. Il y vit, il y meurt en vrai chrétien.

812. Le roi Almaris

812.↑ Voir la suite de cet épisode après le vers 1411.

813. Lacune comblée

813.↑ Voir la note du vers 330[NDLR 2].

853. La statue de Mahomet

853.↑ La statue de Mahomet. « Il fit placer ses dieux sur le rempart et leur offrit des sacrifices. » (Keiser Karl Magnus's kronike.) Il est à peine utile de relever une luis de plus l'erreur de notre poète et de tout le moyen âge, qui regardaient les musulmans comme adorateurs d'images et polythéistes. Rien n'est plus contraire à la vérité.

870. Aspre

870.↑ Il s'agit ici du fameux passage des Pyrénées, par Somport et la vallée d'Aspe[NDLR 3].

892. Roncevaux

892.↑ « Je suis allé à Roncevaux il y a environ huit ans. J'ai parcouru tranquillement et attentivement le chemin qui sépare celle abbaye de Saint-Jean-Pied-de-Port. J'ai suivi le chemin du Val-Carlos. Partout la gorge est extrêmement resserrée. Il est impossible que toute l'armée ait passé par ce col ; elle a dû se diviser, et, selon moi, passer par Irun, par le Val-Carlos, par la route qui domine le château Pignon, et aussi par la voie antique de la vallée d'Aspe à Somport (commune d'Urdos). Les passages difficiles du Val-Carlos ont une longueur de dix kilomètres : dans beaucoup d'endroits, deux hommes ne peuvent passer de front. Sur l'autre route, que je n'ai pas suivie, il y avait au moyen âge deux hôpitaux : Orisson et Reculus, Ces deux chemins partent également de Saint-Jean-Pied-de-Port, et viennent se rejoindre, avant Roncevaux, près de l'ancienne chapelle d'Ibagneta. L'abbaye est bien déchue. Si mes souvenirs sont exacts, elle n'offre pas de vestiges d'architecture remontant au delà du XIVe siècle. En 1862, elle était encore occupée par douze chanoines. La bibliothèque m'en a paru fort délaissée. On y montre une paire de souliers de velours violet, comme ayant appartenu à Turpin : ces souliers sont à la mode du temps de François Ier. On y conserve aussi une prétendue masse d'armes de Roland : c'est un boulet de bronze attaché par une chaîne à un solide manche de bois. Et voilà où est aujourd'hui tombé le souvenir de Roland! » (Mémoire manuscrit de M. P. Ravmond.)

926. Durendal

926.↑ Durendal. Nous allons résumer en quelques propositions l'histoire de la fameuse épée de Roland :

  • 1° Durendal est l'œuvre du célèbre forgeron Galand ou Veland : tel est le témoignage de dix Chansons de geste, et Fierabras est la seule qui l'attribue à Munifican.
  • 2° Suivant la Karlamagnus Saga, elle fut donnée à l'empereur par Maïakim d'Yvon, comme rançon de son père Abraham.
  • 3° Noire poète ajoute que Charles en fit présent à Roland. C'était dans la vallée de Maurienne (?) (le Val- semorien de la Gran Cunquista de Ultramar) , et un ange étail descendu des deux pour enjoindre à l'Empereur, au nom de Dieu, delà donner au meilleur de ses capitaines. =
  • 4° D'après le Karleto, la Cronica gênerai de Espana, et plusieurs autres textes, Durendal est l'épée de cet émir Braibant dont le jeune Charles triomphe en Espagne, au commencement de ses enfances.
  • 5° Une autre version nous est fournie par Aspremont , et la conquête de Durendal est précisément l'objet de ce poème. La fameuse épée appartient ici au jeune Eaumont, fils de l'émir Agoland : Roland tue Eaumont et lui enlève Durendal. Le théâtre de cet exploit est le midi de l'Italie.
  • 6° Nous n'avons point à parler ici de tous les autres exploits que Roland accomplit avec celte arme glorieuse. Il les énumère lui-même en un passage célèbre de notre chanson (v. 2322 et suiv.).
  • 7° Les qualités de Durendal sont merveilleuses, et, suivant le Karl Meinet, elle assure à son possesseur le royaume d'Espagne. Son acier est d'ailleurs célébré parlons nos poètes. Charles l'avait l'ail essayer sur le fameux perron qui se trouvait au seuil de son palais : elle avait résisté, ainsi qu'Almace, l'épée de Turpin. Mais Courtain, l'épée d'Ogier, moins heureuse, fui alors écourtée d'un demi-pied : de là son nom. (Voir Renaus de Montauban, édit. Michêlant, p. 210, et la Karlamagnus Saga, i, 20.)
  • 8° Au portail de la cathédrale de Vérone, Roland es1 représenté tenant une forte épée, sur laquelle le mot Durindarda est écrit en caractères qui sont peut-être postérieurs à la statue. Voir, dans notre Introduction, la reproduction de cette statue.

973. Saint-Denis

973.↑ Ailleurs, dans notre Chanson, c'esl Aix qui esl représenté comme le siège de l'Empire.

Cette partie du poème a sans doute son origine dans une légende ou dans un chant lyrique qui est postérieur d'environ deux siècles aux plus anciens éléments du Roland.

980. Le soleil n'y luit pas

980.↑ Le soleil n'y luit pas, etc . La géographie est, aux XIe - XIIe siècles, mêlée d'un grand nombre de fables, que les anciens nous ont transmises. Honoré d'Autun, décrivant l'Afrique en son Imago mundi, nous signale dans le pays de Saba une fontaine qui est toujours froide durant le jour et brûlante pendant la nuit; il nous parle des Troglodytes, qui atteignent les bêtes féroces à la course, et raconte que l'Océan, là* bas, bout comme de l'eau chaude, etc. etc. On ne saurait trop consulter l'Imago mundi sur l'état de la science à cette époque. Cf. le poème du XIIIe siècle, l'Image du monde.



Facsimilés

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Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. L'ouvrage original donne cantililinène. Il s'agit visiblement d'une coquille
  2. 2,0 et 2,1 L'ouvrage initial contient ici 318. Or la note visée est celle du vers 330. Nous avons donc modifié le texte pour pointer sur la bonne note.
  3. En fait le manuscrit d'Oxford contient « d'Espaigne » et non Aspre