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Les nouvelles frontières de la connaissance (2014) CSRT, partie 1, section B

De Wicri France
Révision datée du 6 août 2014 à 15:23 par imported>Jacques Ducloy (Science et société : le paradoxe contemporain)

Cette page contient la deuxième section de la première partie du rapport « Les nouvelles frontières de la connaissance» rédigé en 2014 par le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie (CSRT)

 


La connaissance dans la crise

Il est donc temps d'aborder maintenant la question de la connaissance dans la crise.

Le survol précédant conduit à quelques conclusions. Ce qui est qualifié de crise porte sur un champ beaucoup plus large que les seuls dysfonctionnements financiers. Il s'agit en réalité de mutations radicales de l'organisation de l'économie, d'une accélération de la mondialisation, de la mise en place de nouveaux équilibres démographiques, de la modification des régulations naturelles de la planète, de la perception concrète des limites des ressources terrestres, d'une nouvelle révolution technologique avec le numérique. L'ensemble de ces modifications, par leur simultanéité, par leurs interactions et redondances, provoquent une vraie rupture de l'ordre établi après la seconde révolution industrielle, la seconde guerre mondiale et les « trente glorieuses ». Le présent ne s'inscrit plus dans la logique du passé, et l'avenir est devenu indéchiffrable. Pour dire les choses simplement, la crise, telle que notre société la conceptualise et la vit, n'est pas la conséquence des ébranlements des piliers de notre civilisation mais le résultat de notre incapacité à percevoir la réalité des mutations et de s'adapter à celles-ci pour construire les bases du monde futur. La crise n'est pas une fatalité immanente, elle est d'abord l'effet de notre aveuglement et de notre pusillanimité.

Ce rappel fait, il est maintenant possible d'aborder sur des bases plus solides la question de la connaissance dans la crise.

  • Notre cheminement commencera par quelques clarifications préalables sur la Connaissance, tant il semble que le mot recouvre des concepts aussi variés que nébuleux, à l'image des confusions de notre temps.
  • Nous esquisserons ensuite une description de la connaissance actuelle, elle-même emportée par des mouvements qui peuvent être qualifiés de « critiques », illustrée par relations troubles de la science et de la société.
  • Mais si la connaissance connaît les secousses de mutations brutales, elle demeure l'une des portes de sortie de crise, et nous tenterons d'établir la pertinence du rétablissement de la confiance dans l'esprit humain.
  • Ce message de volontarisme conduira à une clarification des « nouvelles frontières » identifiées par une double lecture :
    • celle des limites à la progression de la connaissance, et des obstacles à son portage par la société
    • celle des perspectives et des ouvertures offertes par la découverte de nouveaux horizons.

Clarifications sur la connaissance

Des clarifications nécessaires

Paradoxalement, le concept de connaissance appelle plus que jamais, dans le contexte mouvant de l'époque, à l'heure où les certitudes et les convictions se brouillent, quand les valeurs se dissolvent et que les nouveaux repères n'émergent pas encore, un effort de clarification. Il est nécessaire pour la qualité de la démonstration comme pour la bonne compréhension du présent rapport. La démarche de clarification prend place naturellement, avec prudence et modestie, dans le débat intellectuel permanent sur la connaissance. Elle s'organisera autour de quelques points de réflexion ; le champ de la connaissance, la nature de la connaissance, son positionnement social et ses valeurs.

Le champ de la Connaissance

Le présent rapport n'a bien entendu pas d'ambition ou de vocation encyclopédique. Il n'a donc pas pour objet de brosser un tableau général de la connaissance ni même de dresser un catalogue de principaux chapitres de la connaissance contemporaine. Pour autant il s'inscrit dans la logique d'une vision élargie de la connaissance, assez proche dans sa philosophie du mouvement encyclopédique. Il vise donc à sortir du cadre étroit d'une approche utilitariste de la connaissance telle qu'elle est illustrée par le discours officiel sur « l'innovation moteur de l'économie » comme il refuse l'enfermement dans l'académisme. Le choix de ce rapport est une approche transversale, ouverte de la connaissance, brisant les catégories artificielles opposant les sciences dures et les sciences humaines et sociales, les sciences fondamentales et appliquées, la science et la philosophie. Il ne s'agit évidemment pas de nier les apports déterminants des différentes approches et des diverses disciplines. Mais l'émiettement actuel de la Connaissance, amplifié par la spécialisation croissante des disciplines est générateur d'incompréhensions stériles. S’ajoute à ces effets la vision polarisée autour de l’espace et de l’histoire occidentale qui affecte la pensée moderne, la structure dans un cadre pré déterminé, la prive d’une richesse des expériences, des analyses et des visions que pourraient fournir d’autres univers culturels issus d’autres civilisations. Ces approches parcellaires et restreintes bloquent l’émergence des grandes avancées conceptuelles globales qui permettraient de sortir de la crise.

La nature de la connaissance

Le choix de l'ouverture s'impose donc. Il repose sur la reconnaissance de la pluralité des divers types de connaissance, rationnelle et irrationnelle, individuelle et collective, mais il n'entend pas alimenter un relativisme qui affaiblit la perception et la réalité de la connaissance. Le vrai et le faux demeurent des repères pertinents et permanents. Certes la connaissance doit se nourrir de multiples apports et s'enrichir d'approches diverses pour progresser. Mais sa finalité doit être clairement réaffirmée : elle a pour but de viser à la vérité, de renforcer le pouvoir de l'humanité et d'ouvrir de nouveaux espaces de liberté aux individus. Une relecture intellectuelle et politique de la connaissance, une réaffirmation de ses fondamentaux serait sans doute utile. De même que des clarifications doivent être apportées face au illusions de l'explosion numérique: le connu simple ne suffit pas s'il ne repose pas sur le compris, la science théorique ne peut se soustraire à la validation expérimentale qui elle-même la nourrit...Mais cette réflexion sur la nature de la connaissance, tout en consolidant ses fondamentaux, doit aussi dépasser le seul cadre de référence construit par la pensée occidentale depuis deux millénaires et puiser dans l'étude des autres civilisations du monde un enrichissement qui permettra d'ouvrir de nouveaux horizons.

Le statut de la connaissance

Au-delà de la réflexion sur sa nature, c'est bien la place de la connaissance dans la société qui fait aujourd'hui question. La vision européenne historique de la connaissance comme pilier de la civilisation s'effondre, et entraîne dans sa chute l'abandon du concept de progrès qui a été l'un des moteurs de l'histoire des trois siècles passés. Il est temps de réaffirmer que la connaissance a de la valeur, et que celle-ci ne peut être mesurée à la seule aulne de l'intérêt financier. Il faudra donc aborder, à l'heure de Google, la question de la privatisation de la connaissance. De même il faudra poser la question du partage de la connaissance. D'abord au coeur de nos sociétés par une réaffirmation des vertus de l'éducation et de la culture, mais aussi par l'intégration de la question scientifique dans le champ démocratique. Cela renvoie à de véritables interrogations sur les rapports des citoyens et de la science comme sur la place des savants dans la cité. Mais le partage de la connaissance ne peut se limiter à l'hexagone national, ni même à l'espace européen. La réalité de notre monde est l'ensemble de la planète, notre avenir est lié à celui des autres nations, et on doit donc aujourd'hui conjuguer la connaissance comme outil de développement économique, social et politique local, avec son partage dans le cadre des relations Nord Sud. Le futur ordre -ou désordre- mondial passe aussi par de nouvelles règles et de nouvelles pratiques de partage.

Ces quelques point abordés ici, en première approche, seront précisés, approfondis et recevront quelques esquisses de réponse plus loin. On se contentera de rappeler que chacune de ces questions justifierait une réflexion solide de la part des intellectuels, des politiques et des citoyens, car elles conditionnent largement le type de société dans lequel vivront les générations qui nous suivent. Disons qu'il semble indispensable de réintroduire la question de la connaissance dans le débat public, de redéfinir son positionnement dans notre société et d'affirmer sa vocation à constituer un des fondements de notre civilisation.


La crise de la connaissance

La connaissance et la crise ont évidemment un impact mutuel important. On ne peut imaginer que les bouleversements évoqués plus haut dans les domaines de l'environnement, de l'économie, de la société n'aient aucun écho dans celui de la connaissance. Les quelques lignes qui suivent tenteront de répondre à deux questions :

  • Quelle est la part de la connaissance dans l'émergence de la crise actuelle ?
  • Quelles sont les spécificités des mutations actuelles de la sphère de la connaissance ?

La connaissance co-responsable de la crise ?

Si l'on considère la crise comme le résultat de l'émergence simultanée de mutations dans les secteurs piliers du monde actuel, il est évident que la connaissance n'a aucune responsabilité dans la situation. On voit mal en quoi elle serait impliquée dans la surexploitation des ressources de la planète ou dans l'accélération de la mondialisation, pour ne prendre que deux exemples même si les techniques en ont été les instruments. Mieux, l'outil de production de la connaissance a bien fonctionné. Il a, depuis deux décennies, fourni des analyses, dressé des anticipations et formulé des mises en gardes qui ont été confirmées par les faits. Il n'est pas difficile de multiplier les exemples de ces prédictions fondées sur des approches rigoureuses :

  • les mises en garde des économistes sur les risques de la financiarisation à l'exemple de Stiglitz qui dut son prix Nobel à ses travaux sur la dissymétrie de l'information des agents économiques.
  • Les rapports collectifs multiples du GIEC sur le réchauffement de la planète.
  • Les analyses de l'Agence Internationale de l'Energie annonçant le renchérissement inéluctable des énergies fossiles du fait de leur raréfaction.
  • Les alertes vigoureuses de la FAO sur l'épuisement des ressources de la terre et de la mer avec les risques de pénurie alimentaire liée à la croissance démographique.

En fait, depuis au moins vingt ans, tout a été dit. Les grands bouleversements actuels avaient été annoncés et décrits avec justesse dans leurs conclusions générales. On ne peut donc pas dire aujourd'hui qu'on ne savait pas et que les savants avaient failli. En réalité, ce sont bien les décideurs économiques et politiques, ce sont les citoyens qui n'ont pas voulu entendre les cris d'alerte ou qui n'ont pas voulu prendre les décisions nécessaires au bon moment, préférant la tranquillité du fil de l'eau au changement du cours des événements. Mais si l'on cherche à établir des responsabilités, il faut bien admettre la part des savants eux-mêmes, qui, enfermés dans leur bulle, n'ont pas compris l'enjeu d'une meilleure articulation de leurs recherches avec la société et n'ont pas voulu se donner les moyens de jouer pleinement leur rôle de « passeurs », voire de citoyens actifs en engagés. On peut donc parler de co- responsabilité.


La connaissance en crise.

Indépendamment de cette implication de la sphère de la Connaissance dans la globalité de la crise, il convient d'apprécier et de décrire la spécificité de la crise de la connaissance, car celle-ci est aussi incontestable.


La connaissance progresse massivement

Certes, on ne peut pas parler d'un effondrement de la connaissance qui serait caractéristique de notre époque. Au contraire, des chiffres et des faits incontestables montrent que celle-ci donne à la connaissance une place qu'elle n'a jamais eue dans l'histoire de l'humanité. Il y a aujourd'hui dans le monde plus de savants qu'il n'y en a jamais eu pendant les millénaires précédents, et, bien entendu, ces cohortes de scientifiques à la fois disposent de moyens financiers et techniques supérieurs à ceux de leurs prédécesseurs et produisent brevets et découvertes en nombres croissants. Quant à la répartition des forces de l'intelligence dans l’histoire moderne, confinées depuis le XVI° siècle dans l'Europe des Grandes Découvertes, elles gagnent de nouveaux territoires en Asie, voire au Brésil, et leur centre de gravité demeure encore l'Amérique du Nord. C'est donc bien une part croissante de l'espace terrestre qui participe à la création de la connaissance.


Science et société : le paradoxe contemporain

Pour autant, malgré son développement, la crise de la connaissance est une réalité. C'est le paradoxe contemporain. Alors que la science n'a jamais été aussi puissante, sa place se trouve très affaiblie au sein de la société, et les conséquences de cet affaiblissement peuvent être désastreuses pour les sociétés et les territoires. Il est donc de notre devoir de jeter un regard lucide et responsable sur une question qui conditionne largement l'avenir de notre société.

Connaissance et humanité 
des relations ambiguës:
La relation ambiguë de l'humanité et de la science n'est pas nouvelle. C'est même une interrogation permanente que l'homme exprime face à la science et la technique, mais elle est aujourd'hui plus forte que jamais et s'applique à l'ensemble du domaine de la connaissance.
Science, technologie et société entretiennent des liens multiples, complexes mais déterminants. Depuis ses origines, et sous toutes ses formes, la technique a joué un rôle majeur dans l'histoire de l'humanité, de la découverte du feu à celle du nucléaire.
La Connaissance, un des moteurs de l’Histoire
L'évolution de la société n'est cependant pas exclusivement déterminée par celle des techniques. Les religions, la politique, l'organisation des sociétés qui en découlent, les cultures, les événements ou les personnalités jouent aussi un rôle essentiel dans l'Histoire, et cette pluralité causale est heureuse car elle ouvre un espace de liberté.
Même si elle n'en est pas le moteur unique, la science est donc l'un des principaux facteurs de l'histoire, et il serait utile, par un engagement massif des sciences humaines, d'apprécier comment des sociétés aux cultures différentes s'approprient des techniques communes en préservant - ou en perdant- leur identité et leurs racines. La diffusion planétaire des techniques modernes structure nos sociétés mais avec des spécificités et des particularités. L'automobile modifie radicalement la mobilité humaine et explique largement la concentration urbaine de la population sur l'ensemble de la planète mais avec des modalités et des effets sociaux différents : l'automobile facteur de renforcement individuel à Los Angeles facilite les pratiques collectives avec les taxis brousse d'Afrique. De même, il n'est pas certain que l'utilisation et les effets de la diffusion des téléphones mobiles soit de même nature en Europe ou en Afrique...
La rupture de confiance
  • Entre prodige et vertige
Le choc de la science sur les sociétés semble incontestable. Les innovations techniques impactent considérablement le quotidien de l'occidental du XXI° siècle, qu'il s'agisse de son habitat, de sa nourriture, de son travail, de ses déplacements, de ses loisirs, de son information, de son instruction ou sa santé, en milieu rural comme au coeur des villes. Ces nouveautés engendrent des mutations rapides, donc brutales. On balance alors entre prodige et vertige. Prodige, car, globalement, les apports de la science ont engendré d'immenses progrès pour l'humanité. La mort et la douleur reculent globalement, au-delà des drames collectifs d’autant plus insupportables qu’ils sont médiatisés. La liberté et la démocratie s'élargissent. Nous vivons aujourd'hui une situation de bien être inimaginable aux yeux des générations passées qui percevraient notre époque comme un véritable âge d'or. Il conviendrait sans doute de préciser la réalité de ces apports, d'apprécier lucidement le bilan de la science contemporaine, de comparer les gains de confort matériel et le sentiment du bonheur vécu. Cependant, pour nos ancêtres, la notion aujourd'hui « archaïque » de progrès aurait toute sa pertinence. Et pourtant, malgré ces évidences, notre époque semble se méfier de la science. Ce n'est pas nouveau : le procès de Galilée, les terreurs inspirées par les premiers chemins de fer, les résistances à la révolution de Pasteur, les grandes découvertes scientifiques n'ont jamais été admises facilement par les sociétés dans la mesure où, par nature, elles introduisaient des ruptures de la pensée et des remises en cause de l'ordre ancien.
  • De la confiance à la méfiance
Notre société ne semble donc plus accorder sa confiance à une science à laquelle elle doit tant. De multiples signaux témoignent de cette prise de distance : la perception négative de la science exprimée dans les sondages d'opinion, mais aussi des comportements non rationnels sur les OGM, des craintes irraisonnées sur les antennes des réseaux mobiles, des blocages sur les nanotechnologies, des emballements médiatiques et des émotions collectives massives avec la publication non maîtrisée comme l’illustre le rapport Seralini...
  • Les phases de la confiance et de la méfiance
Cette attitude de défiance qui caractérise l'opinion actuelle n'a pas toujours prévalu. On esquissera ici les différentes phases permettant d'identifier les relations de la société et de la science.
La « belle époque » et l’illusion scientiste
La fin du XIX° siècle, avec la « Belle Epoque », semble être une période apaisée. Elle bascula même dans l'illusion scientiste. Tout paraissait possible à l'esprit humain. Et, d'une certaine façon, en effet, tout était possible avec les inventions majeures issues des machines à vapeur, de la fée électricité et du moteur à explosion, qui ont créé le monde contemporain.
Les premières interrogations
Les premières fractures apparurent avec l'utilisation de la science par un projet de domination et de mort lors des deux guerres mondiales et au travers de la montée des totalitarismes. Puis est venu le temps de la rupture, en plusieurs étapes.
Les années cinquante ont été encore largement marquées par le mythe de l'an 2000 et les promesses d'une science toute puissante et bienfaitrice.
Une interrogation, annonciatrice de questionnements plus radicaux, émergea du choc politique et moral d'Hiroshima.
Les trente glorieuses ont rapidement effacé ces interrogations. Elles renouvelèrent le mythe du progrès scientifique, porté par la prospérité retrouvée et la diffusion massive d'applications spectaculaires des avancées techniques dans le domaine des transports, de la production industrielle et agricole, des communications et de la santé.
Les décennies de la rupture
A l'opposé, les trois dernières décennies ont été marquées, en particulier en Europe, par une crise globale qui a contribué à accélérer la rupture de confiance : crise économique, donc sociale, et qui affecte le regard sur la science et la technique. Des événements dramatiques et fortement médiatisées ont accentué la rupture :
L'accident de Tchernobyl, dont on a « célébré » le vingtième anniversaire, a relayé la terreur inspirée par Hiroshima en 1945. La catastrophe récente de Fukushima, par la force des images diffusées et par la durée de ses effets a amplifié la peur et légitimé le rejet.

Dans le domaine du vivant, le scandale du sang contaminé fut, pour l'opinion, une crise majeure. Il mettait en cause la médecine, supposée au service de la vie. La crise de la vache folle, quelques années plus tard, constitua une piqûre de rappel aggravant la rupture.