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Les nouvelles frontières de la connaissance (2014) CSRT, partie 1, section B

De Wicri France

Cette page contient la deuxième section de la première partie du rapport « Les nouvelles frontières de la connaissance» rédigé en 2014 par le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie (CSRT)

 
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La connaissance dans la crise

Il est donc temps d'aborder maintenant la question de la connaissance dans la crise.

Le survol précédant conduit à quelques conclusions. Ce qui est qualifié de crise porte sur un champ beaucoup plus large que les seuls dysfonctionnements financiers. Il s'agit en réalité de mutations radicales de l'organisation de l'économie, d'une accélération de la mondialisation, de la mise en place de nouveaux équilibres démographiques, de la modification des régulations naturelles de la planète, de la perception concrète des limites des ressources terrestres, d'une nouvelle révolution technologique avec le numérique. L'ensemble de ces modifications, par leur simultanéité, par leurs interactions et redondances, provoquent une vraie rupture de l'ordre établi après la seconde révolution industrielle, la seconde guerre mondiale et les « trente glorieuses ». Le présent ne s'inscrit plus dans la logique du passé, et l'avenir est devenu indéchiffrable. Pour dire les choses simplement, la crise, telle que notre société la conceptualise et la vit, n'est pas la conséquence des ébranlements des piliers de notre civilisation mais le résultat de notre incapacité à percevoir la réalité des mutations et de s'adapter à celles-ci pour construire les bases du monde futur. La crise n'est pas une fatalité immanente, elle est d'abord l'effet de notre aveuglement et de notre pusillanimité.

Ce rappel fait, il est maintenant possible d'aborder sur des bases plus solides la question de la connaissance dans la crise.

  • Notre cheminement commencera par quelques clarifications préalables sur la Connaissance, tant il semble que le mot recouvre des concepts aussi variés que nébuleux, à l'image des confusions de notre temps.
  • Nous esquisserons ensuite une description de la connaissance actuelle, elle-même emportée par des mouvements qui peuvent être qualifiés de « critiques », illustrée par relations troubles de la science et de la société.
  • Mais si la connaissance connaît les secousses de mutations brutales, elle demeure l'une des portes de sortie de crise, et nous tenterons d'établir la pertinence du rétablissement de la confiance dans l'esprit humain.
  • Ce message de volontarisme conduira à une clarification des « nouvelles frontières » identifiées par une double lecture :
    • celle des limites à la progression de la connaissance, et des obstacles à son portage par la société
    • celle des perspectives et des ouvertures offertes par la découverte de nouveaux horizons.

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Clarifications sur la connaissance

Des clarifications nécessaires

Paradoxalement, le concept de connaissance appelle plus que jamais, dans le contexte mouvant de l'époque, à l'heure où les certitudes et les convictions se brouillent, quand les valeurs se dissolvent et que les nouveaux repères n'émergent pas encore, un effort de clarification. Il est nécessaire pour la qualité de la démonstration comme pour la bonne compréhension du présent rapport. La démarche de clarification prend place naturellement, avec prudence et modestie, dans le débat intellectuel permanent sur la connaissance. Elle s'organisera autour de quelques points de réflexion ; le champ de la connaissance, la nature de la connaissance, son positionnement social et ses valeurs.

Le champ de la Connaissance

Le présent rapport n'a bien entendu pas d'ambition ou de vocation encyclopédique. Il n'a donc pas pour objet de brosser un tableau général de la connaissance ni même de dresser un catalogue de principaux chapitres de la connaissance contemporaine. Pour autant il s'inscrit dans la logique d'une vision élargie de la connaissance, assez proche dans sa philosophie du mouvement encyclopédique. Il vise donc à sortir du cadre étroit d'une approche utilitariste de la connaissance telle qu'elle est illustrée par le discours officiel sur « l'innovation moteur de l'économie » comme il refuse l'enfermement dans l'académisme. Le choix de ce rapport est une approche transversale, ouverte de la connaissance, brisant les catégories artificielles opposant les sciences dures et les sciences humaines et sociales, les sciences fondamentales et appliquées, la science et la philosophie. Il ne s'agit évidemment pas de nier les apports déterminants des différentes approches et des diverses disciplines. Mais l'émiettement actuel de la Connaissance, amplifié par la spécialisation croissante des disciplines est générateur d'incompréhensions stériles. S’ajoute à ces effets la vision polarisée autour de l’espace et de l’histoire occidentale qui affecte la pensée moderne, la structure dans un cadre pré déterminé, la prive d’une richesse des expériences, des analyses et des visions que pourraient fournir d’autres univers culturels issus d’autres civilisations. Ces approches parcellaires et restreintes bloquent l’émergence des grandes avancées conceptuelles globales qui permettraient de sortir de la crise.

La nature de la connaissance

Le choix de l'ouverture s'impose donc. Il repose sur la reconnaissance de la pluralité des divers types de connaissance, rationnelle et irrationnelle, individuelle et collective, mais il n'entend pas alimenter un relativisme qui affaiblit la perception et la réalité de la connaissance. Le vrai et le faux demeurent des repères pertinents et permanents. Certes la connaissance doit se nourrir de multiples apports et s'enrichir d'approches diverses pour progresser. Mais sa finalité doit être clairement réaffirmée : elle a pour but de viser à la vérité, de renforcer le pouvoir de l'humanité et d'ouvrir de nouveaux espaces de liberté aux individus. Une relecture intellectuelle et politique de la connaissance, une réaffirmation de ses fondamentaux serait sans doute utile. De même que des clarifications doivent être apportées face au illusions de l'explosion numérique: le connu simple ne suffit pas s'il ne repose pas sur le compris, la science théorique ne peut se soustraire à la validation expérimentale qui elle-même la nourrit...Mais cette réflexion sur la nature de la connaissance, tout en consolidant ses fondamentaux, doit aussi dépasser le seul cadre de référence construit par la pensée occidentale depuis deux millénaires et puiser dans l'étude des autres civilisations du monde un enrichissement qui permettra d'ouvrir de nouveaux horizons.

Le statut de la connaissance

Au-delà de la réflexion sur sa nature, c'est bien la place de la connaissance dans la société qui fait aujourd'hui question. La vision européenne historique de la connaissance comme pilier de la civilisation s'effondre, et entraîne dans sa chute l'abandon du concept de progrès qui a été l'un des moteurs de l'histoire des trois siècles passés. Il est temps de réaffirmer que la connaissance a de la valeur, et que celle-ci ne peut être mesurée à la seule aulne de l'intérêt financier. Il faudra donc aborder, à l'heure de Google, la question de la privatisation de la connaissance. De même il faudra poser la question du partage de la connaissance. D'abord au coeur de nos sociétés par une réaffirmation des vertus de l'éducation et de la culture, mais aussi par l'intégration de la question scientifique dans le champ démocratique. Cela renvoie à de véritables interrogations sur les rapports des citoyens et de la science comme sur la place des savants dans la cité. Mais le partage de la connaissance ne peut se limiter à l'hexagone national, ni même à l'espace européen. La réalité de notre monde est l'ensemble de la planète, notre avenir est lié à celui des autres nations, et on doit donc aujourd'hui conjuguer la connaissance comme outil de développement économique, social et politique local, avec son partage dans le cadre des relations Nord Sud. Le futur ordre -ou désordre- mondial passe aussi par de nouvelles règles et de nouvelles pratiques de partage.

Ces quelques point abordés ici, en première approche, seront précisés, approfondis et recevront quelques esquisses de réponse plus loin. On se contentera de rappeler que chacune de ces questions justifierait une réflexion solide de la part des intellectuels, des politiques et des citoyens, car elles conditionnent largement le type de société dans lequel vivront les générations qui nous suivent. Disons qu'il semble indispensable de réintroduire la question de la connaissance dans le débat public, de redéfinir son positionnement dans notre société et d'affirmer sa vocation à constituer un des fondements de notre civilisation.


B2 (24)

La crise de la connaissance

La connaissance et la crise ont évidemment un impact mutuel important. On ne peut imaginer que les bouleversements évoqués plus haut dans les domaines de l'environnement, de l'économie, de la société n'aient aucun écho dans celui de la connaissance. Les quelques lignes qui suivent tenteront de répondre à deux questions :

  • Quelle est la part de la connaissance dans l'émergence de la crise actuelle ?
  • Quelles sont les spécificités des mutations actuelles de la sphère de la connaissance ?

B2a (25)

La connaissance co-responsable de la crise ?

Si l'on considère la crise comme le résultat de l'émergence simultanée de mutations dans les secteurs piliers du monde actuel, il est évident que la connaissance n'a aucune responsabilité dans la situation. On voit mal en quoi elle serait impliquée dans la surexploitation des ressources de la planète ou dans l'accélération de la mondialisation, pour ne prendre que deux exemples même si les techniques en ont été les instruments. Mieux, l'outil de production de la connaissance a bien fonctionné. Il a, depuis deux décennies, fourni des analyses, dressé des anticipations et formulé des mises en gardes qui ont été confirmées par les faits. Il n'est pas difficile de multiplier les exemples de ces prédictions fondées sur des approches rigoureuses :

  • les mises en garde des économistes sur les risques de la financiarisation à l'exemple de Stiglitz qui dut son prix Nobel à ses travaux sur la dissymétrie de l'information des agents économiques.
  • Les rapports collectifs multiples du GIEC sur le réchauffement de la planète.
  • Les analyses de l'Agence Internationale de l'Energie annonçant le renchérissement inéluctable des énergies fossiles du fait de leur raréfaction.
  • Les alertes vigoureuses de la FAO sur l'épuisement des ressources de la terre et de la mer avec les risques de pénurie alimentaire liée à la croissance démographique.

En fait, depuis au moins vingt ans, tout a été dit. Les grands bouleversements actuels avaient été annoncés et décrits avec justesse dans leurs conclusions générales. On ne peut donc pas dire aujourd'hui qu'on ne savait pas et que les savants avaient failli. En réalité, ce sont bien les décideurs économiques et politiques, ce sont les citoyens qui n'ont pas voulu entendre les cris d'alerte ou qui n'ont pas voulu prendre les décisions nécessaires au bon moment, préférant la tranquillité du fil de l'eau au changement du cours des événements. Mais si l'on cherche à établir des responsabilités, il faut bien admettre la part des savants eux-mêmes, qui, enfermés dans leur bulle, n'ont pas compris l'enjeu d'une meilleure articulation de leurs recherches avec la société et n'ont pas voulu se donner les moyens de jouer pleinement leur rôle de « passeurs », voire de citoyens actifs en engagés. On peut donc parler de co- responsabilité.


B2b (26)

La connaissance en crise.

Indépendamment de cette implication de la sphère de la Connaissance dans la globalité de la crise, il convient d'apprécier et de décrire la spécificité de la crise de la connaissance, car celle-ci est aussi incontestable.


B2b1 (26)

La connaissance progresse massivement

Certes, on ne peut pas parler d'un effondrement de la connaissance qui serait caractéristique de notre époque. Au contraire, des chiffres et des faits incontestables montrent que celle-ci donne à la connaissance une place qu'elle n'a jamais eue dans l'histoire de l'humanité. Il y a aujourd'hui dans le monde plus de savants qu'il n'y en a jamais eu pendant les millénaires précédents, et, bien entendu, ces cohortes de scientifiques à la fois disposent de moyens financiers et techniques supérieurs à ceux de leurs prédécesseurs et produisent brevets et découvertes en nombres croissants. Quant à la répartition des forces de l'intelligence dans l’histoire moderne, confinées depuis le XVI° siècle dans l'Europe des Grandes Découvertes, elles gagnent de nouveaux territoires en Asie, voire au Brésil, et leur centre de gravité demeure encore l'Amérique du Nord. C'est donc bien une part croissante de l'espace terrestre qui participe à la création de la connaissance.


B2b2 (26)

Science et société : le paradoxe contemporain

Pour autant, malgré son développement, la crise de la connaissance est une réalité. C'est le paradoxe contemporain. Alors que la science n'a jamais été aussi puissante, sa place se trouve très affaiblie au sein de la société, et les conséquences de cet affaiblissement peuvent être désastreuses pour les sociétés et les territoires. Il est donc de notre devoir de jeter un regard lucide et responsable sur une question qui conditionne largement l'avenir de notre société.

Connaissance et humanité 
des relations ambiguës:
La relation ambiguë de l'humanité et de la science n'est pas nouvelle. C'est même une interrogation permanente que l'homme exprime face à la science et la technique, mais elle est aujourd'hui plus forte que jamais et s'applique à l'ensemble du domaine de la connaissance.
Science, technologie et société entretiennent des liens multiples, complexes mais déterminants. Depuis ses origines, et sous toutes ses formes, la technique a joué un rôle majeur dans l'histoire de l'humanité, de la découverte du feu à celle du nucléaire.
La Connaissance, un des moteurs de l’Histoire
L'évolution de la société n'est cependant pas exclusivement déterminée par celle des techniques. Les religions, la politique, l'organisation des sociétés qui en découlent, les cultures, les événements ou les personnalités jouent aussi un rôle essentiel dans l'Histoire, et cette pluralité causale est heureuse car elle ouvre un espace de liberté.
Même si elle n'en est pas le moteur unique, la science est donc l'un des principaux facteurs de l'histoire, et il serait utile, par un engagement massif des sciences humaines, d'apprécier comment des sociétés aux cultures différentes s'approprient des techniques communes en préservant - ou en perdant- leur identité et leurs racines. La diffusion planétaire des techniques modernes structure nos sociétés mais avec des spécificités et des particularités. L'automobile modifie radicalement la mobilité humaine et explique largement la concentration urbaine de la population sur l'ensemble de la planète mais avec des modalités et des effets sociaux différents : l'automobile facteur de renforcement individuel à Los Angeles facilite les pratiques collectives avec les taxis brousse d'Afrique. De même, il n'est pas certain que l'utilisation et les effets de la diffusion des téléphones mobiles soit de même nature en Europe ou en Afrique...
La rupture de confiance
  • Entre prodige et vertige
Le choc de la science sur les sociétés semble incontestable. Les innovations techniques impactent considérablement le quotidien de l'occidental du XXI° siècle, qu'il s'agisse de son habitat, de sa nourriture, de son travail, de ses déplacements, de ses loisirs, de son information, de son instruction ou sa santé, en milieu rural comme au coeur des villes. Ces nouveautés engendrent des mutations rapides, donc brutales. On balance alors entre prodige et vertige. Prodige, car, globalement, les apports de la science ont engendré d'immenses progrès pour l'humanité. La mort et la douleur reculent globalement, au-delà des drames collectifs d’autant plus insupportables qu’ils sont médiatisés. La liberté et la démocratie s'élargissent. Nous vivons aujourd'hui une situation de bien être inimaginable aux yeux des générations passées qui percevraient notre époque comme un véritable âge d'or. Il conviendrait sans doute de préciser la réalité de ces apports, d'apprécier lucidement le bilan de la science contemporaine, de comparer les gains de confort matériel et le sentiment du bonheur vécu. Cependant, pour nos ancêtres, la notion aujourd'hui « archaïque » de progrès aurait toute sa pertinence. Et pourtant, malgré ces évidences, notre époque semble se méfier de la science. Ce n'est pas nouveau : le procès de Galilée, les terreurs inspirées par les premiers chemins de fer, les résistances à la révolution de Pasteur, les grandes découvertes scientifiques n'ont jamais été admises facilement par les sociétés dans la mesure où, par nature, elles introduisaient des ruptures de la pensée et des remises en cause de l'ordre ancien.
  • De la confiance à la méfiance
Notre société ne semble donc plus accorder sa confiance à une science à laquelle elle doit tant. De multiples signaux témoignent de cette prise de distance : la perception négative de la science exprimée dans les sondages d'opinion, mais aussi des comportements non rationnels sur les OGM, des craintes irraisonnées sur les antennes des réseaux mobiles, des blocages sur les nanotechnologies, des emballements médiatiques et des émotions collectives massives avec la publication non maîtrisée comme l’illustre le rapport Seralini...
  • Les phases de la confiance et de la méfiance
Cette attitude de défiance qui caractérise l'opinion actuelle n'a pas toujours prévalu. On esquissera ici les différentes phases permettant d'identifier les relations de la société et de la science.
La « belle époque » et l’illusion scientiste
La fin du XIX° siècle, avec la « Belle Epoque », semble être une période apaisée. Elle bascula même dans l'illusion scientiste. Tout paraissait possible à l'esprit humain. Et, d'une certaine façon, en effet, tout était possible avec les inventions majeures issues des machines à vapeur, de la fée électricité et du moteur à explosion, qui ont créé le monde contemporain.
Les premières interrogations
Les premières fractures apparurent avec l'utilisation de la science par un projet de domination et de mort lors des deux guerres mondiales et au travers de la montée des totalitarismes. Puis est venu le temps de la rupture, en plusieurs étapes.
Les années cinquante ont été encore largement marquées par le mythe de l'an 2000 et les promesses d'une science toute puissante et bienfaitrice.
Une interrogation, annonciatrice de questionnements plus radicaux, émergea du choc politique et moral d'Hiroshima.
Les trente glorieuses ont rapidement effacé ces interrogations. Elles renouvelèrent le mythe du progrès scientifique, porté par la prospérité retrouvée et la diffusion massive d'applications spectaculaires des avancées techniques dans le domaine des transports, de la production industrielle et agricole, des communications et de la santé.
Les décennies de la rupture
A l'opposé, les trois dernières décennies ont été marquées, en particulier en Europe, par une crise globale qui a contribué à accélérer la rupture de confiance : crise économique, donc sociale, et qui affecte le regard sur la science et la technique. Des événements dramatiques et fortement médiatisées ont accentué la rupture :
L'accident de Tchernobyl, dont on a « célébré » le vingtième anniversaire, a relayé la terreur inspirée par Hiroshima en 1945. La catastrophe récente de Fukushima, par la force des images diffusées et par la durée de ses effets a amplifié la peur et légitimé le rejet.
Dans le domaine du vivant, le scandale du sang contaminé fut, pour l'opinion, une crise majeure. Il mettait en cause la médecine, supposée au service de la vie. La crise de la vache folle, quelques années plus tard, constitua une piqûre de rappel aggravant la rupture.

B2b3 (28)

L’accélération du temps de la connaissance

Le contexte de crise globale a provoqué une lecture totalement négative d'accidents technologiques débouchant sur la stigmatisation de la science. Mais un second élément explique la rupture : l'accélération du temps.

L’accélération des découvertes
L'histoire contemporaine est en effet marquée par une accélération prodigieuse du « temps des découvertes ». Sans remonter à l'aube de l'humanité avec la maîtrise du feu et l'invention de l'agriculture, si l'on s'en tient au XIX° siècle, plusieurs générations furent nécessaires pour « digérer » une avancée technique aussi importante que la machine à vapeur. Plus tard, c'est une génération entière qui se donna le temps d'apprendre l'usage du téléphone ou de la radio. Mais, après la seconde guerre mondiale, le temps des découvertes s'est accéléré : chaque génération dut assumer seule plusieurs ruptures technologiques. Et, dans les secteurs les plus récents et les plus innovants de l'univers numérique, le rythme des changements est encore plus rapide, de véritables nouveautés apparaissant tous les trois ou quatre ans.
L’acceptation des découvertes
  • La disjonction des temps
Cette accélération du temps de l'innovation pose la question de la capacité d'intégration personnelle et collective des mutations. Le temps scientifique n'est pas le temps biologique, psychologique ou social. Il entre en conflit avec la durée d'adaptation nécessaire aux personnes et aux sociétés pour faire face aux nouvelles donnes. Cette discordance des temps est facteur de vertige, de trouble des consciences et de rupture de confiance.
  • Les effets de la discordance
Cette rupture se traduit par une sorte de perte générale des repères. En apparence, jamais les concepts scientifiques et les découvertes technologiques n'ont été aussi largement diffusés. La connaissance partagée est l'un des piliers de la pensée moderne. Néanmoins la méfiance vis à vis de la science persiste. Il en résulte une perte de repère et de sens aggravée par le nombre croissant et la complexité apparente des découvertes. Il en résulte quelques conséquences lourdes :
  • Au plan moral, la perte de confiance dans la science traduit une insatisfaction, voire un sentiment de trahison par rapport à des promesses non tenues, ce qui conduit ou entretient le fatalisme.
  • Au plan social, l'accélération du temps scientifique participe au fractionnement de la société entre ceux qui peuvent s'informer, se former, s'adapter, et les autres. Les inégalités au sein des sociétés et entre les nations se construisent aussi dans l'accès à la connaissance.

B2c (30)

Des questions pour les citoyens

Ces constats débouchent sur trois grandes questions politiques.

La coupure du peuple et des élites

En premier lieu, la perte de confiance dans la science aggrave la coupure du peuple et des élites, singulièrement mais pas uniquement, de la « classe politique ». Elle illustre le caractère fragile, voire illusoire, des démocraties traditionnelles, et conduit à des sanctions politiques comme en témoignent le référendum du 29 mai 2005 et autres consultations...

Le relativisme scientifique

En second lieu, cette réflexion sur l'affaiblissement de la science dans la société conduit au relativisme scientifique systématique et pose la question de la place des savants dans la société et de leur positionnement dans le processus démocratique.

La société sans risque

Enfin, surgit la question de la société sans risque, de la vie sans risque, et, indirectement, du sens de la vie. Nous retrouvons ici la nécessaire convergence des différents types de connaissance. La pression sociale, dans un contexte particulier, a conduit à inscrire le principe de précaution dans le marbre de la Constitution. C'est une démarche illusoire qui confère au politique un pouvoir qu'il ne peut assumer. Cependant cette initiative à la fois frileuse, prétentieuse et démagogique, ouvre la porte au dialogue de la science et de la philosophie, et par voie de conséquence à la politique.

Cette réflexion sur le paradoxe contemporain d'une science à la fois plus que jamais puissante et considérablement affaiblie aux yeux de nos concitoyens pose de nombreuses questions relayées par ce rapport. Mais elle conduit au moins à une certitude : la nécessité de redéfinir la place de la science, et plus généralement de la connaissance, dans la société.


B3 (30)

La connaissance et la sortie de crise

Afin de poursuivre positivement ce cheminement sur la crise et la connaissance, et d'apprécier comment, et à quelles conditions, la connaissance peut participer à la « sortie de crise »il semble indispensable de procéder à quelques rappels.


B3a (30)

Rappel des constats et des choix.

Nous avons tenté de montrer que la crise n'est pas une fatalité immanente issue des seuls dérèglements financiers, mais qu'elle est globalement le résultat de mutations multiples, simultanés et rapides, dans les domaines économiques, démographiques, politiques, environnementaux... auxquelles nos sociétés n'ont pas su s'adapter efficacement. Nous répétons ici que la crise est l'absence d'adaptation à des évolutions certes rapides mais qui sont une constante de l'Histoire.

Nous affirmons, au-delà des circonstances, que l'Histoire ne finit pas, que le destin de l'humanité est encore largement ouvert, il est vrai, pour le meilleur et pour le pire. Et nous manifestons encore notre confiance en la capacité de l'esprit humain à trouver le chemin du progrès par la connaissance.

Nous soutenons donc un choix, celui du volontarisme collectif, qui fait singulièrement défaut aux sociétés, particulièrement à la vieille société européenne. Et nous considérons que la connaissance peut encore être l'un des instruments du sursaut.


{CSRT 2014 NFC paragraphe|n=B3b|p=31}}

La contribution de la Connaissance à la sortie de crise

La connaissance peut apporter des réponses aux grandes mutations de l'heure. Une contribution « réaliste »

Il ne s'agit nullement ici de tomber dans un scientisme naïf, mais d'affirmer qu'aucune action pour maîtriser et orienter le cours des événements ne pourra être engagée sans les apports de la connaissance. Quels apports? D'abord l'analyse des faits, de leurs causes, de leurs conséquences, à partir de données objectives établies au terme d'un cheminement rigoureux, rationnel, et non dogmatique, fondations solides du débat public. Ensuite la description de solutions alternatives crédibles, à la mise en oeuvre validée économiquement, soutenable dans la durée. Enfin, par l'intégration des constats et des propositions dans la société, afin d'apprécier sa capacité à s'adapter. On mesure bien ici que, face à des mutations globales, multiples et complexes, la réponse ne peut être étroitement technique mais doit aussi viser à une mobilisation globale des forces de la connaissance dans leur pluralité.

L’ouverture de perspectives

Le cadre étant défini, on évoquera ici par un survol rapide des pistes ouvrant des perspectives aux principaux défis ouverts par les mutations actuelles.
La Connaissance peut :
  • Permettre d'éviter les errements observés depuis quelques décennies dans le secteur de la finance à la lumière de l'histoire et avec les outils modernes de la modélisation mathématique.
  • Contribuer à la maîtrise de la mondialisation obéissant aujourd’hui au seul dogme du libre-échange, en lui opposant la vérité et la rationalité économique, en fournissant aux opinions publiques largement manipulées par des a- priori idéologiques la réalité des faits et des chiffres.
  • Eclairer les décideurs et les citoyens sur les perspectives démographiques de la planète et des nations, afin d'anticiper les évolutions négatives par des politiques adaptées. Au-delà de ces simulations démographiques aujourd'hui largement maîtrisées, la connaissance peut intervenir sur le cours de la vie et de la mort des populations grâce aux avancées de la médecine.
  • Jouer un rôle déterminant dans l'impact des activités humaines sur les ressources et les grands équilibres de la planète. Il convient certes de porter un regard vigilant et critique sur des promesses souvent hasardeuses et même parfois dangereuses. Mais il est évident que la construction d'une relation durable entre l'humanité et la planète devra utiliser pleinement les ressources de la connaissance.
  • Quant à la révolution numérique, qui constitue l'une des bases incontournables du futur, elle peut aussi conduire à des bouleversements redoutables des comportements personnels et des organisations sociales. La connaissance peut préparer nos sociétés à porter à cette révolution plus qu'un regard technique ou économique, mais aussi une vision philosophique et citoyenne.

Les conditions de la réussite

Dans un contexte où les repères positifs sont perdus, il s'agit donc ici d'affirmer l'immense potentiel de la connaissance dans la résolution des grands problèmes de notre époque. Mais cette affirmation est assortie de conditions incontournables.
  • La première, c'est la nécessité d'impliquer la diversité des disciplines dans des programmes globaux afin de répondre à la complexité des interactions des différents domaines.
  • La seconde, c'est d'impliquer massivement les sciences humaines et sociales dans les grands projets scientifiques, y compris ceux qui s'appuient sur les sciences les plus « dures », afin de surmonter la coupure redoutable du monde de la connaissance et de la société.
  • La troisième, c'est de rappeler que la connaissance, même la plus élaborée et la plus solide, ne peut se substituer à la décision des citoyens. Ceux-ci ne peuvent attendre de la connaissance des certitudes sur leur avenir qui, par essence, doit comporter une large part de risque. Parce que la vie elle-même est un risque. Mais ils doivent trouver dans la Connaissance que leur apporte l’éducation les éléments constitutifs de leurs décisions et de leurs choix.