La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 2/Roland va mourir
Sommaire
Facsimilés
Les chapitres (laisses)
CXCVIII
Roland lui-même sent que la mort lui est proche ; | |
2260 | Sa cervelle s'en va par les oreilles. |
Le voilà qui prie pour ses pairs d'abord, afin que Dieu les appelle. | |
Puis il se recommande à l'ange Gabriel. | |
Il prend l'olifant d'une main (pour n'en pas avoir de reproche), | |
Et de l'autre saisit Durendal, son épée. | |
2265 | II s'avance plus loin qu'une portée d'arbalète ; |
Il s'avance sur la terre d'Espagne, entre un champ, | |
Monte sur un tertre. Sous deux beaux arbres, | |
Il y a là quatre perrons de marbre. | |
Roland tombe à l'envers sur l'herbe verte | |
2270 | Et se pâme, car la mort lui est proche. Aoi. |
CXCIX
Les puys sont hauts, hauts sont les arbres. | ||
Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbre. | ||
Sur l'herbe verte le comte Roland se pâme. | ||
Cependant un Sarrasin l'épie, | ||
2275 | Qui contrefait le mort et gît parmi les autres ; | |
Il a couvert de sang son corps et son visage. | ||
Soudain il se redresse, il accourt. | ||
Il est fort, il est beau et de grande bravoure. | ||
Plein d'orgueil et de mortelle rage, | ||
2280 | Il saisit Roland, corps et armes, | |
Et s'écrie : <s Vaincu, il est vaincu, le neveu do Charles ! | ||
« Voilà son épée que je porterai en Arabie. » | ||
Il la prend en son poing et tire la barbe de Roland; | ||
Mais, comme il la tirait, Roland reprit un peu connaissance. | Aoi. |
CC
Roland sent bien qu'on lui enlève son épée ; | ||
2285 | II ouvre les yeux, ne dit qu'un mot : | |
« Tu n'es pas des nôtres, que je sache! » | ||
De son olifant, qu'il ne voulut jamais lâcher, | ||
Il frappe un rude coup sur le heaume couvert de pierreries et d'or, | ||
Brise l'acier, la tête et les os du païen, | ||
2290 | Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef | |
Et le retourne mort à ses pieds : | ||
« Lâche, » dit-il, « qui t'a rendu si osé, | ||
« A tort ou à droit, de mettre la main sur Roland? | ||
« Qui le saura t'en estimera fou. | ||
2295 | « Le pavillon de mon olifant en est fendu ; | |
« L'or et les pierreries en sont tombés. » | Aoi. |
CCI
/ Roland sent bien que la mort le presse; Il se lève et, tant qu'il peut, s'évertue : Las! son visage n'a plus de couleurs. Alors il prend, toute nue, son épée Dureudal : 2300 Devant lui est une roche brune ;
Par grande douleur et colère, il y assène dix forts
coups ; L'acier de Dureudal grince, peint ne se rompt, point
ne s'ébrèche. < Ah! sainte Marie, venez à mon aide. » dit le comte. « ma bonne Dureudal, quel malheur! 2305 <r A l'heure où je me sépare de vous, plus ne puis en avoir cure; € Avec vous j'ai tant tragné de batailles ! a J'ai tant conquis de vastes royaumes « Que tient aujourd'hui Charles à la barbe chenue! « Ne vous ait pas qui fuie devant un autre! « Tant que je vivrai, vous ne me serez pas enlevée : 2310 « Car vous avez été longtemps au poing d'un bon vassal. « Tel qu'il n'y en aura jamais en France, la terre libre, » Agi.
CCII
Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine. L'acier grince : il ne se rompt pas, il ne s'ébrèche point.
13
LA CHANSON DE ROLAND
Quand le Comte s'aperçoit qu'il ne peut briser son épée, 5 En dedans de lui-même il commence à la plaindre : « ma bonne Durendal, comme tu es claire et
blanche ! « Comme tu luis et flamboies au soleil ! « Je m'en souviens : Charles était aux vallons de
Maurienne, « Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par son ange 10 <r De te donner à un vaillant capitaine.
« C'est alors que le grand , le noble roi la ceignit à
mon côté... « Avec elle je lui conquis l'Anjou et la Bretagne; « Je lui conquis le Poitou et le Maine ; « Je lui conquis la libre Normandie ; >5 « Je lui conquis Provence et Aquitaine, « La Lombardie et toute la Romagne; « Je lui conquis la Bavière et les Flandres, « Et la Bulgarie et toute la Pologne, a Constantinople qui lui rendit hommage, )0 a Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir ; « Je lui conquis Ecosse, Galles, Irlande « Et l'Angleterre, son domaine privé. « En ai- je assez conquis, de pays et de terres, « Que tient Charles à la barbe chenue î >5 « Et maintenant j'ai grande douleur à cause de cette épée : « Plutôt mourir que de la laisser aux païens! a Que Dieu n'inflige point cette honte à la France! i>
Aoi.
CCIII
Pour la troisième fois, Roland trappe sur une pierre
bise : Plus en. abat que je ne saurais dire.
LA CHANSON DE ROLAND 195
2340 L'acier grince, il ne rompt pas :
L'épée remonte en amont vers le ciel. Quand le Comte s'aperçoit qu'il ne la peut briser, Tout doucement il la plaint en lui-même : « Ma Durendal, comme tu es belle et sainte! 2345 <( Dans ta garde dorée il y a bien des reliques :
« Une dent de saint Pierre, du sang- de saint Basile, « Des cheveux de monseigneur saint Denis, « Du vêtement de la Vierge Marie. « Non, non, ce n'est pas droit que païens te pos- sèdent. 2350 « Tu ne dois être servie que par des mains chré- tiennes. « Combien de batailles j'aurai par toi menées à fin, « Combien de terres j'aurai par toi conquises, « Que tient Charles à la barbe fleurie, <( Et qui sont aujourd'hui la puissance et la richesse
de l'Empereur ! « Plaise à Dieu que tu ne tombes pas aux mains d'un
lâche ! « Que Dieu n'inflige point cette honte à la France ! »
Aoi.
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Correspondances
Dans ce chapitre | Dans le manuscrit d'Oxford |
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