La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 2/La mêlée
Sommaire
Facsimilés
Les couplets (laisses)
XCIX
C
CI
CII
CIII
CIV
CV
CVI
...
CXI
CXII
CXIII
...
CXXXI
...
CXXXIII
D’autre part est le païen Valdabron | |
1520 | Qui, pour la chevalerie, fut le parrain du roi Marsile. |
Il est seigneur sur mer de quatre cents vaisseaux. | |
Pas de marinier qui ne se réclame de lui. | |
C’est ce Valdabron qui jadis prit Jérusalem par trahison, | |
C’est lui qui viola le temple de Salomon, | |
1525 | Et qui devant les fonts égorgea le patriarche. |
C’est encore lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon, | |
Et qui a donné à ce traître son épée avec mille mangons. | |
Le cheval qu’il monte s’appelle Gramimond : | |
Un faucon est moins rapide. | |
1530 | Il le pique de ses éperons aigus, |
Et va frapper le puissant duc Samson. | |
Il met en pièces l’écu du Français, rompt les mailles du haubert, | |
Lui fait entrer dans le corps les pans de son gonfanon, | |
Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons : | |
« Misérables, » s'écrit-il, « vous y mourrez tous les uns après les autres » | |
1535 | « Frappez, païens, nous les vaincrons. » |
Et les Français : « Dieu ! s’écrient-ils, quel baron nous venons de perdre ! » [Aoi] |
Notes originales
1225. Des deux éperons d'or
Partie brute d'OCR
. « L'épe- ron , aux XI e et XII e siècles , était d'or ou doré. Sa forme générale n'a pas changé. C'est une talonnière, à deux branches recourbées, attachée au pied par une bride et un sous-pied, et portant une tige pointue destinée à aiguillonner le cheval. L'extrémité seule de la tige a varié dans sa disposition. Jusqu'aux pre- mières années du xin e siècle , les sceaux représentent l'éperon armé d'un petit fer de lance qui est de forme conique ou losangée. » (Demay, le Costume de guerre, p. 145.)
1229. Arçons
« Les arçons, ce sont les parties les plus relevées en avant et
en arrière de la selle, dont les Orien- taux ont conservé la forme et le vaste développement. Arciones vocamus ab arcu, quod in niodum arcus sint in- curvi. (Saumaise.) = Plusieurs arçons de derrière , des xn e , xm e et xiv e siècles , sont parvenus jusqu'à nous , les uns en métal repoussé, émaillé ou ciselé, les autres en bois sculpté. = « Pierre de Blois, au xii« siècle, parle de combats de cavalerie peints sur les arçons (?), et le moine Théophile décrit cette orne- mentation comme étant de vogue, et dès longtemps établie. » (Glossaire des émaux, par L. de Laborde, au mot Arçons.)
1523. C’est ce Valdabron qui jadis prit Jérusalem
En 1012[NDLR 1], le calife Hakem persécuta les chrétiens, détruisit la grande église de Jérusalem et fit crever les yeux au patriarche Jérémie. Le retentissement de ces crimes dut être grand en Europe, et ils ont peut-être inspiré l'auteur de notre Roland ou un de ses devanciers. Cf. ce que nous avons dit de Geoffroi d'Anjou (vers 106 et de Richard de Normandie (vers 171), lesquels sont morts tons deux à la fin du Xe siècle, et qui jouent un rôle si important dans notre poème. Ces diverses traditions, qui remontent aux premiers Capétiens, sont venues se joindre, dans notre action épique, à des traditions évidemment carlovingiennes, comme celles du désastre même de Roncevaux et de la mort de Roland.
...
Fin de chapitre brut d'OCR
Fiir. 1C. — Parmi la bataille chevauche Olivier; le bois de sa lance est brisé, il n'en a plus qu'un tronçon au poing. (Vers 13,"Jl , 1352. ) (^Composition de Perat.) I\ MELEE XGIX ^(^5à E neveu de Marsile (il s'appelle Aelroth) Chevauche tout le premier devant l'armée païenne ; Wfe II a de bonnes mines, un fort et rapide ^Sfe cheval. % Quelle injure il jette à nos Français ! ) « Félons Français, vous allez aujourd'hui lutter avec les nôtres; a Qui devait vous défendre vous a trahis; « Votre empereur est fou qui vous a laissés dans ces LA CHANSON DE ROLAND 125 défilés. « C'en est fait aujourd'hui de l'honneur de douce France , 1195 <r Et Charles le Grand va perdre ici le bras droit de son corps. <r L'Espagne enfin sera en repos. » Roland l'entend : grand Dieu, quelle douleur! « Il éperonne son cheval de ses éperons d'or, Du plus rude coup qu'il peut porter, le Comte frappe le païen. Il fracasse l'écu d'Aelroth, lui rompt les mailles de son haubert, Lui enfonce sa grande épée au corps, 1200 Lui tranche la poitrine, lui brise les os, Lui sépare toute l'échiné du dos, Et avec sa lance lui jette l'àme hors du corps. Le coup est si rude , qu'il fait chanceler le corps du Sarrasin , Si bien que Roland, à pleine lance, l'abat mort de son cheval, 1205 Et que le cou du païen est en deux morceaux. Roland cependant ne laissera pas de lui parler : « Va donc, misérable, et sache bien que Charles n'est pas fou, « Et qu'il n'aima jamais la trahison. « En nous laissant aux défilés, il a agi en preux, 1210 « Et la France aujourd'hui ne perdra pas sa gloire. « Frappez, Français, frappez : le premier coup est nôtre. <r C'est à ces gloutons qu'est le tort , c'est à nous qu'est le droit. » Aoi. C Il y a là un duc du nom dr Faussefon I î'est le frère du roi Marsile. 1215 11 tient la terre de Dathan et d'Abiron, 126 LA CHANSON DE ROLAND Et il n'est pas sous le ciel d'homme plus insolent ni plus félon. Entre ses deux yeux il a le front énorme, Et l'on y pourrait mesurer un grand demi-pied. A la vue de son neveu mort, il est tout saisi de dou- leur , 1220 Sort de la foule, se précipite, Jette le cri des païens , Et, dans sa rage contre les Français : « C'est aujourd'hui, » dit -il, « que douce France va perdre son honneur. » Olivier l'entend, il en a grande colère : 1225 Des deux éperons d'or pique son cheval Et va frapper Fausseron d'un vrai coup de baron. Il lui brise l'écu , lui rompt les mailles de son hau- bert , Lui plonge dans le corps les pans de son gonfa- non, Et, à pleine lance, l'abat mort des arçons. 1230 Alors il regarde à terre, et, y voyant le misérable étendu , Il lui dit ces très fières paroles : « Point n'ai souci, lâche, de vos menaces. « Frappez , Français , frappez , nous les vaincrons ! » Puis : « Monjoie! » s'écrie-t-il. C'est le cri de l'empe- reur. Aoi. 1225. Des deux éperons d'or. « L'épe- ron , aux XI e et XII e siècles , était d'or ou doré. Sa forme générale n'a pas changé. C'est une talonnière, à deux branches recourbées, attachée au pied par une bride et un sous-pied, et portant une tige pointue destinée à aiguillonner le cheval. L'extrémité seule de la tige a varié dans sa disposition. Jusqu'aux pre- mières années du xin e siècle , les sceaux représentent l'éperon armé d'un petit fer de lance qui est de forme conique ou losangée. » (Demay, le Costume de guerre, p. 145.) 1229. Arçons. « Les arçons, ce sont les parties les plus relevées en avant et en arrière de la selle, dont les Orien- taux ont conservé la forme et le vaste développement. Arciones vocamus ab arcu, quod in niodum arcus sint in- curvi. (Saumaise.) = Plusieurs arçons de derrière , des xn e , xm e et xiv e siècles , sont parvenus jusqu'à nous , les uns en métal repoussé, émaillé ou ciselé, les autres en bois sculpté. = « Pierre de Blois, au xii« siècle, parle de combats de cavalerie peints sur les arçons (?), et le moine Théophile décrit cette orne- mentation comme étant de vogue, et dès longtemps établie. » (Glossaire des émaux, par L. de Laborde, au mot Arçons.) LA CHANSON DE ROLAND 127 CI 1235 II y a là un roi du nom de Corsablis; Il est de Barbarie, d'un pays lointain. Le voilà qui se met à interpeller les autres païens : « Nous pouvons aisément soutenir la bataille : « Les Français sont si peu ! 1240 « Ceux qui sont devant nous sont à dédaigner; « Pas un n'échappera, Charles n'y peut rien, « Et voici le jour qu'il leur faudra mourir. » L'archevêque Turpin l'entend; Il n'est pas d'homme sous le ciel qu'il haïsse autant que ce païen ; 1245 Des éperons d'or fin il pique son cheval Et va frapper sur Corsablis un coup terrible. L'écu est mis en pièces, le haubert en lambeaux; Il lui plante sa lance au milieu du corps. Le coup est si rude, que le Sarrasin chancelle : 1250 A pleine lance, Turpin l'abat mort sur le chemin; Puis regarde à terre et y voit le glouton étendu. Il ne laisse pas de lui parler, et lui dit : « Vous en avez menti , lâche païen ; « Mon seigneur Charles est toujours notre appui, 1255 « Et nos Français n'ont pas envie de fuir. « Vos compagnons, nous saurons bien les arrêter ici , « Et quant à vous, c'est une nouvelle mort qui vous attend. « Frappez, Français : que pas un de vous ne s'oublie. « Le premier coup est nôtre, Dieu merci! » 1260 Puis : « Monjoie! Monjoie! » s'écrie-t-il, pour rester maître du champ. Aoi. Cil Malprime de Brigal est frappé par Gerin ; Son bon écu ne lui sert pas pour un denier : 128 LA CHANSON DE ROLAND La boucle de cristal en est brisée, Et la moitié en tombe à terre. 1265 Son haubert est percé jusqu'à la chair, Et Gerin lui plante au corps sa bonne lance. Le païen tombe à terre d'un seul coup. Satan emporte son àme. CIII Le compagnon de Gerin, Gerier, frappe l'Amirafle : 1270 II brise l'écu et démaille le haubert du païen, Lui plante sa bonne lance au cœur, Le frappe si bien, qu'il lui traverse tout le corps, Et qu'à pleine lance il l'abat mort à terre. « Belle bataille! » s'écrie Olivier. Aoi. GIV 1275 Le duc Samson va frapper l'Aumaçour ; Il lui brise l'écu couvert de fleurons d'or; Son bon haubert ne le garantit pas. Samson lui tranche le cœur, le foie et le poumon , Et (qu'on s'en afflige ou non) l'abat raide mort. 1280 « Voilà un coup de baron, » dit l'Archevêque. Aoi. CV Anséis laisse aller son cheval Et va frapper Turgis de Tortosa. Au-dessous de la boucle dorée il brise l'écu, 1263. La boucle. C'est la proéminence qui est au centre de l'écu, l'antique %imbo, que l'on trouve dans le bouclier gaulois, romain et frank. (Voir un dessin très curieux dans Y Histoire du costume, de J. Quicherat, p. 89.) Les bucles des écus étaient composées d'une armature en fer qui faisait saillie, qui formait mamelon. Dans les écus de luxe on ré- servait parfois un creux au milieu de cette armature, et l'on y mettait une boule de métal précieux ou de cristal. De là ces mots : bucle de cristal ou bucle d'or mier. Cf. bucle orée, etc. LA CHANSON DE ROLAND 129 Rompt la double étoffe qui garnit le haubert , 1285 Lui plante au corps le fer de. sa bonne lance, Et le frappe d'un si bon coup, que tout le 1er le tra- verse. A pleine lance il le renverse mort. « C'est le coup d'un brave, » s'écrie Roland. Aoi. G VI Engelier, le Gascon de Bordeaux, 1290 Pique des deux son cheval , lui lâche les rênes , Et va frapper Escremis de Valtierra. Il met en pièces l'écu que le païen porte au cou , Lui déchire la ventaille du haubert , Le frappe en pleine poitrine entre les deux épaules, 1295 Et à pleine lance l'abat mort de sa selle. « Vous êtes tous perdus, » s'écrie -t -il. Aoi. CVII Othon va frapper un païen, Estorgant, Tout au-devant de l'écu, sur le cuir : Il en enlève les couleurs rouge et blanche ; 1300 Puis déchire les pans du haubert, Lui plante au corps son bon épieu tranchant, Et l'abat mort de son cheval courant. « Personne, » dit-il alors, <( personne ne vous sau- vera de la mort. » Aoi. CVI1I Bérengier frappe Estramaris, 1305 Brise l'écu , met le haubert en morceaux , Lui plante au corps son bon épieu tranchant, Et l'abat mort entre mille Sarrasins. 130 LA CHANSON DE ROLAND Des douze pairs païens, dix sont déjà tués; Il n'en reste plus que deux vivants : 1310 Chernuble et le comte Margaris. Aoi. CIX Margaris est un très vaillant chevalier, Beau , fort , léger , rapide ; Il pique des deux son cheval et va frapper Olivier. Au-dessous de la boucle d'or pur, il brise l'écu, 1315 Et lui porte un coup de lance le long des côtes. Dieu préserve Olivier, si bien que le coup ne le touche pas; La lance effleura sa chair, mais n'en enleva point. Margaris alors va plus loin, sans encombre, Et sonne de son cor pour rallier les siens. Aoi. CX 1320 La bataille est merveilleuse, la bataille est une mêlée : Le comte Roland ne craint pas de s'exposer. Il frappe de la lance tant que le bois lui dure; Mais voilà que quinze coups l'ont brisée et perdue. Alors Roland tire Durendal , sa bonne épée nue , 1325 Éperonne son cheval et va frapper Chernuble, Il met en pièces le heaume du païen, où les escar- boucles étincellent, Lui coupe en deux la coiffe et la chevelure , Lui tranche les yeux et le visage, Le blanc haubert aux mailles si fines, 1320. Le heaume où les ercarboncles étincellent. Le heaume, comme nous l'avons dit, est en forme de cône; il est bordé d'un cercle, d'une bande de mê- lai qui est ornementée. Et il est souvent renforcé dans toute sa hauteur par quatre autres bandes de métal, également or- nementées, lesquelles viennent aboutir et se croiser à son sommet. C'est sili- ces bandes et sur le cercle que l'on plaçait des pierres précieuses ou de la verroterie. Voyez Demay, le Costume de guerre, p. 132. LA CHANSON DE ROLAND 131 1330 Tout le corps jusqu'à l'eniburchure Et jusque sur la selle , qui est couverte de lames d'or. L'épée entre dans le corps du cheval, Lui tranche l'échiné sans chercher le joint, Et sur l'herbe drue abat morts le cheval et le cava- lier : 1335 «. Misérable, » lui dit- il ensuite, « tu fus mal inspiré de venir ici ; € Ton Mahomet ne te viendra pas en aide, « Et ce n'est pas par un tel glouton que cette victoire sera gagnée!» Aoi. CXI Par le champ de bataille chevauche le comte Roland, Sa Durendal au poing, qui bien tranche et bien taille , 1340 Et qui fait grande tuerie des Sarrasins. Ah! si vous aviez vu Roland jeter un mort sur un autre mort , Et le sang tout clair inondant le sol! Roland est rouge de sang; rouge est son haubert, rouges sont ses bras, Rouges sont les épaules et le cou de son cheval. L345 Pour Olivier, il ne se met pas en retard de frapper. Les douze Pairs aussi ne méritent aucun blâme ; Tous les Français frappent, tous les Français mas- sacrent. Et les païens de mourir ou de se pâmer : - Vivent nos barons ! » dit alors l'Archevêque : 1350 « Monjoie! » crie-t-il, « Monjoie! c'est le cri de Charles. » Aoi. 1331. La selle... La selle comprend à cette époque : 1° des arçonnières ; 2° des quartiers coupés carrémeni el en- richis de broderies quadrillées : '-i° deux sangles, distantes l'une de l'autre ; 4° un poitrail formé d'une bande de cuir à s ; 5° des étriers arrondis et sur- baissés, lesquels sont suspendus par des étrivières tantôt de cuir, tantôt de chair nette ; 6° une couvei ture cai rée. Voy, Demay, le Costume de guerre, p, 163. 132 LA CHANSON DE ROLAND GXII Parmi la bataille chevauche Olivier; Le bois de sa lance est brisé , il n'en a plus qu'un tronçon au poing. Alors il va frapper un païen du nom de Mausseron. Il lui brise l'écu , qui est couvert d'or et de fleurons , 1355 II lui jette les deux yeux hors de la tête, Et la cervelle du païen lui tombe aux pieds. Bref il le renverse mort avec sept cents de sa race. Puis il a tué Turgis et Estorgous; Mais cette fois sa lance se brise en éclats jusqu'à son poing : 1360 « Que faites -vous, compagnon? » lui crie Roland, « Ce n'est pas un bâton qu'il faut en telle bataille , « Mais il n'y a de bon que le fer et l'acier. « Où donc est votre épée qui s'appelle Hauteclaire'? « Sa garde est d'or, et son pommeau de cristal. 1365 d — Je n'ai pas le temps de la tirer, » répond Olivier; e J'ai trop besoin de frapper. Aoi. CXIII Monseigneur Olivier a tiré sa bonne épée, Que lui a tant demandée son compagnon Roland, Et, en vrai chevalier, il la lui a montrée. 1370 II en frappe un païen, Justin de Val-Ferrée, Lui coupe en deux morceaux la tête, Lui tranche le corps et le haubert brodé, Avec la bonne selle où brillent les pierreries et l'or 13G3. L'épée Hauteclaire est, d'après plusieurs de nos vieux poèmes, l'œuvre du forgeron Veland ; d'après quelques autres, de Munificant. L'auteur de Gi- rars de Viane nous raconte tout au long l'histoire de cette fameuse épée : « Elle appartenait autrefois à l'empereur de Rome Closamont , qui la perdit dans un bois. Des faucheurs la retrouvèrent et l'apportèrent au Pape. Pépin s'en empara, lorsqu'il vint à Rome; puis il la donna au duc Beuves, qui la vendit à un Juif. Et c'est ce Juif qui la céda à Olivier, au moment même où il allait engager, sous les murs de Vienne, son grand duel avec Roland. » LA CHANSON DE ROLAND 133 Il tranche aussi l'échiné du destrier, 1375 Et abat mort sur le pré le cheval avec le cavalier : « Ah! désormais, » s'écrie Roland, « je vous regarde comme un frère. « Voilà bien les coups qui nous font aimer de l'Em- pereur. » Et de toutes parts on entend ce cri : « Monjoie ! » Aoi. CXIV Voici sur son cheval Sorel le comte Gerin, 1380 Et son compagnon Gerier sur Passe-Cerf. Ils leur lâchent les rênes, et d'éperonner vivement. Tous deux vont frapper le païen Timozel ; L'un l'atteint à l'écu, l'autre au haubert. Ils lui brisent leurs deux lances dans le corps, 1385 Et l'abattent raide mort au milieu d'un guéret. Je ne sais point, je n'ai jamais entendu dire Lequel des deux fut alors le plus rapide... Espreveris était là, le fils de Borel : Il meurt de la main d'Engelier de Bordeaux. 1390 Puis l'Archevêque tue Siglorel, Cet enchanteur qui avait déjà été dans l'enfer, Où Jupiter l'avait conduit par l'art du diable : « Voilà un grand félon, » dit Turpin. « — Le misérable est vaincu, » répond Roland. 1395 « Frère Olivier, ce sont là des coups que j'aime. » Aoi. CXV La bataille cependant est devenue très rude : Français et païens y échangent de beaux coups. 1379. Sorel. Nous avons fait de ■ So- i el o le nom d'un cheval , ce qui nous semble justifié pai le vers suivant : le manuscrit de Lyon donne Morel. Cf. les noms donnés par nos épiques aux che- vaux de nos autres héros : le cheval d'( >gier s'appelle Broiefort , relui <!<• Re- naud de Montauban, Bayard; celui de Guillaume d'Orange , Baucent, etc. etc. Déjà nous connaissons Tencendur el Veillantif.
A partir de la page 134
134 LA CHANSON 1 DE ROLAND Les uns attaquent, les autres se défendent. Que de lances brisées et rouges de sang ! 1400 Que de gonfanons et d'enseignes en pièces ! Que de bons Français perdent là leur jeunesse! Ils ne reverront plus ni leurs mères ni leurs femmes, Ni ceux de France qui les attendent là-bas, aux défilés. Charles le Grand en pleure et se lamente : 1405 Hélas! à quoi bon? Ils n'en recevront point de se- cours. Ganelon leur rendit un mauvais service, Le jour qu'il alla clans Saragosse vendre sa propre lignée. Mais, depuis lors, il en a perdu les membres et la vie : Plus tard, à Aix, on le condamna à être écartelé, 1410 Et avec lui trente de ses parents, Auxquels on ne fit pas grâce de la mort. Aoi. GXVI (??) Le roi Almaris, avec son corps d'armée, Par un étroit et merveilleux passage, Va joindre Gautier, qui garde la montagne Et les défilés du côté de l'Espagne. « Ali ! Ganelon le traître, » dit Gautier le capitaine, <r Ganelon, pour notre grand malheur, a fait marché de nous. » GXVII (??) Le roi Almaris est venu sur la montagne; Soixante mille païens sont avec lui Qui très vigoureusement attaquent nos Français En grande colère ils les ont tous frappés, 1411. Lacune comblée. A'oir la note du v. 318. LA CHANSON DE ROLAND 135 Ils les ont mis en déroute, tués, massacrés. Plus que tous les autres, Gautier est en rage. Il tire son épêe, serre son écu contre lui, Au petit trot s'en va devant le premier rang des païen*, Leur fait mauvais salut et s'aligne près d'eux. Aoi. CXVIII (??) A peine Gautier s'est-il aligné près des Sarrasins, Que ceux-ci l'assaillent à droite, à gauche, de toutes parts. Son fort écu est brisé en mille pièces, Son blanc haubert est rompu, et la broderie en est perdue. Lui-même il est percé de quatre lances ; Il n'y peut plus tenir, et quatre fois se pâme. Qu'il le veuille ou non, il lui faut quitter le champ. Voilà que de son mieux il descend la montagne Et appelle Roland : « A mon aide, baron, à mon aide ! » Aoi. GXIX A Roncevaux la bataille est merveilleuse et pesante : Olivier et Roland y frappent de grand cœur ; L'archevêque Turpin y rend des milliers de coups ; 1415 Les douze Pairs ne sont pas en retard. Tous les Français se battent et sont en pleine mêlée; Et les païens de mourir par cent et par mille. Qui ne s'enfuit ne peut échapper à la mort : Bon gré, mal gré, tous y laissent leur vie. 1420 Mais les Français y perdent leur meilleure défense, Leurs forts épieux et leurs lances qui tranchent, Leurs gonfanons bleus, vermeils ou blancs. Le fer de leurs épées est brisé. Et que de vaillants chevaliers ils ont perdu* ! 136 LA CHANSON DE ROLAND Quant à eux, ils ne reverront plus ni leurs pères ni leurs familles , Ni Charlemagne qui les attend là-bas... Cependant en France il y a eu une merveilleuse tour- mente : Des tempêtes, du vent et du tonnerre, 1425 De la pluie et de la grêle démesurément, Des foudres qui tombent souvent et menu, Et (rien n'est plus vrai) un tremblement de terre. Depuis Saint-Michel-du-Péril jusqu'aux Saints de Cologne, Depuis Besançon jusqu'au port deWissant, 1430 Pas une ville dont les murs ne crèvent. A midi, il y a grandes ténèbres; Il ne fait clair que si le ciel se fend. Tous ceux qui voient ces prodiges en sont dans l'épouvante , Et plusieurs disent : « C'est la fin du monde, 1435 « C'est la consommation du siècle. » Non, non : ils ne le savent pas, ils se trompent : C'est le grand deuil pour la mort de Roland ! Aoi. cxx Les prodiges sont terribles et l'orage effroyable; En France, il y a plusieurs signes évidents : Dès l'heure de midi jusqu'à celle des vêpres, La nuit y est obscure, et les ténèbres. 1428. Jusqu'aux saints de Cologne; dans le manuscrit d'Oxford on lit seu- lement : jusqu'au sehiz. Nous n'avons- aucune certitude sur le véritable sens de ce dernier mol ; mais nous sommes tenté de croire qu'il s'agit en effet de Cologne, laquelle a été surnommée « la sainte », à raison de ses innombrables reliques. Cinquante martyrs de la légion Tbébéenne y reposaient dans une basi- lique couverte de mosaïques et d'or, qui depuis une haute antiquité portait le nom de Sancti aurei. Nous avons là- dessus un texte de Grégoire de Tours ( De Gloria Martyrum, I, lxii), et une inscription du vi e siècle. Cologne, atout le moins, conviendrait bien comme point extrême de la France : « Du mont Saint-Michel aux saints de Cologne, et de Besançon à Wissant. » = Les mss. de Paris , de Lyon et de Cambridge nous donnent Rains. 1437. Lacune comblée. Voir la note Ldu v. 318. LA CHANSON DE ROLAND 13" Ni le soleil ni la lune n'y jettent leur clarté. Tous ceux qui voient ces choses croient qu'ils vont mourir ; Mais en vérité on peut bien être en telle douleur, Quand celui qui conduit tous les autres, quand Roland meurt. Il n'y eut jamais sur terre un homme de plus haut prix Pour vaincre les païens et conquérir les royaume?. Aoi. CXXI La bataille est formidable; elle est horrible. Tous nos Français y frappent du tranchant de Vépéc, Il n'en est pas un dont l'acier ne soit tout rouge de sang. « Monjoie ! » s'écrient-ils; c'est le nom de la fameuse enseigne. Par toute la contrée s'enfuient les Sarrasins, Que poursuivent les Français, les hommes de la terre chrétienne. Ah ! ils voient maintenant que la mêlée est rude. Aoi. CXXII Les mécréants, la tristesse et la rage au cœur, Laissent le champ et se mettent en fuite, Poursuivis de près par les Français, qui les vou- draient atteindre. Vous pourriez voir la plaine toute couverte de com- battants, Tant de Sarrasins tomber sur l'herbe drue, Tant de blancs hauberts et de broignes qui étin- cellent, Tant de lances brisées et tant de gonfanons en lam- beaux! 138 LA CHANSON DE ROLAND Cette bataille est gagnée par les Français. Mais, Dieu ! comme la peine va s'accroître pour eux ! Charles en perdra sa meilleure aide et toute sa fierté; Grande est la douleur où la France va tomber. Aoi. CXXIII Les Français frappent rudement et de bon cœur, Et les païens de mourir par milliers, par multitudes. 1440 Sur cent mille, il n'en est pas deux qui survivent « Nos hommes sont braves, » s'écrie l'Archevêque. « Et nul roi sous le ciel n'en a de meilleurs. <( Il est écrit dans la geste de France : « Il est de droit , dans la grande terre, « Que nos empereurs aient de vaillants soldats. » 1415 Et les voilà qui vont par la plaine et recherchent les leurs. De deuil et de tendresse leurs yeux sont tout en larmes A cause du grand amour qu'ils ont pour leurs pa- rents. Devant eux va surgir Marsile avec sa grande armée. Aoi. GXXIV Le comte Roland est un bon chevalier ; Olivier aussi et tous les douze Pairs, Et les Finançais qui sont de gra?ide valeur. Ils sont vainqueurs, ils massacrent les païens. Sur cent mille, pas un, pas un n'a pu se sauver, Excepté Margaris, et le voilà qui s'enfuit. 1 \ 13. La geste de France. C'est une de ces prétendues chroniques dont nos épiques citent volontiers le témoignage. Il s'agit sans doute d'une plus an- cienne chanson ou d'une tradition orale. 1448. Lacune comblée. Voir la note du v. 318. LA CHANSON" DE ROLAND 139 Mais, s'il s'enfuit, on ne doit point lui en faire de reproches; Car il peut sur son corps montrer de grandes marques de son courage, Et il est percé de quatre coups de lance. Margaris s'achemine du côté de l'Espagne, Et raconte tout au roi Marsile. Aoi. cxxv Le roi Margaris s'en est donc allé tout seul. Sa lance est brisée, son écu est troué, Et, au-dessous de la boucle, n'est plus long que d'un demi-pied. L'acier de son épée est tout rouge de sang, Son haubert est rompu et démaillé, Et il est lui-même percé de quatre lances. C'est ainsi qu'il revient du champ de bataille, où l'on a donné de si fiers coups. Dieu ! quel baron s'il était chrétien ! Il raconte tout au roi Marsile, Et soudain tombe à ses pieds : « A cheval, Sire, à cheval ! » lui dit -il; « Vous trouverez les Français de France épuisés < .1 force de frapper et de martyriser les nôtres. « Leurs lances sont en pièces, « Une grande moitié d'entre eux sont morts; « Ceux qui restent sont bien affaiblis; « La plupart sont blessés et rouges de leur sang , • Et plus d'armes, ils n'ont plus d'armes pour se défendre ! " Vous n'aurez pas de peine à venger les nôtres. « Sachez-le bien, Sire, les chrétiens sont bons à vaincre. Cependant les Français réclament Roland et Olivier. « A notre aide, les douze Pairs, à notre aide! 140 LA CHANSON DE ROLAND Et l 'Archevêque de leur répondre avant tous autres : « Hommes de Dieu, faites- vous gaillards et fiers; « Voici le jour où les couronnes vont être placées sur vos têtes, « Et où le saint Paradis va vous être donné. » Parmi les chevaliers français, c'est alors grande douleur et pitié. Par très vive amitié l'un pleure sur l'autre, Et, par charité, tous se donnent mutuellement un dernier baiser. « A cheval, maintenant , » s'écrie Roland, « Car voici Marsile et ses cent mille païens. » Aoi. CXXVI Par le milieu d'une vallée s'avance le roi Marsile, 1450 Avec la grande armée qu'il a réunie Et divisée en vingt colonnes. Au soleil reluisent les pierreries et l'or des heaumes, Et ces lances et ces gon fanons, Et les écus et les hauberts brodés. Sept mille clairons sonnent la charge. 1455 Quel bruit dans toute la contrée ! « Olivier mon compagnon, » s'écrie Roland, « mon frère Olivier, « Le traître Ganelon a juré notre mort, « Et sa trahison n'est ici que trop visible. « Mais l'Empereur en tirera une terrible vengeance. 1460 « Quant à nous, nous aurons une forte et rude ba- taille : « Car on ne vit jamais une telle rencontre. « J'y vais frapper de mon épée Durendal ; « Vous, compagnon, frappez de votre épée Haute- claire. « Nous les avons déjà portées en tant de lieux ! LA CHANSON DE ROLAND 141 14C>5 « Avec elles déjà nous avons gagné tant de victoires! « Il ne faut pas qu'on chante sur nous de méchantes chansons. » Aoi. GXXVII Quand nos Français voient qu'il y a tant de païens, Et que la campagne en est couverte de toutes parts, Ils appellent à leur aide Olivier et Roland 1470 Et les douze Pairs, pour qu'ils soient leur défense. L'Archevêque alors leur dit sa façon de penser : «(JPas de lâche pensée, seigneurs barons. « Au nom de Dieu, ne fuyez pas, <i De crainte que les gens de cœur ne chantent contre nous de mauvaises chansons. 1475 « Il vaut mieux mourir en combattant. <( Or il est très certain que nous allons mourir ; « Oui, après ce jour nous ne serons plus vivants. « Mais il est une chose dont je puis vous être garant : « C'est que le saint paradis vous sera ouvert ; 1480 « Demain vous y serez assis tout près des Saints. » A ces mots, les Francs redeviennent gaillards et fiers. Ils éperonnent en avant sur leurs rapides destriers, Et tous de crier : « Monjoie! Monjoie! » Aoi. CXXVIII C'est un très mauvais roi que Marsile : « Ecoulez-moi, » dit-il à ses païens; a Le comte Roland est d'une merveilleuse puissance, <• El ce n'est pas sans peinv qu'on lr vutncfà : « Deux batailles n'y suffiront point. « Eh bien ! si vous y consentez, nous lui en livre- rons trois. 1 i8 _ 2. Lacune comblée. Voir la note du v. 318.
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142 LA CHANSON DE ROLAND « Dix de nos colonnes vont se mettre en ligne contre les Français, « Et les dix autres resteront avec moi. « Voici, voici le jour où Charles perdra de son pou- voir <c Et verra tomber la France dans la honte ! » A Grandoigne Marsile donne alors une enseigne brodée d'orfroi Pour conduire sa gent contre les Français : « Vous aurez, » lui dit-il, « commandement de roi.» Aoi. CXX1X Le roi Marsile est resté au haut d'une montagne, Tandis que Grandoigne descend dans le bas de la vallée; Son gonfanon est attaché par trois clous d'or : <r Barons, » s'écric-t-il, a à cheval ! » Mille cors retentissent, mille cors au son clair, Et les Français de dire : « Dieu le Père, que ferons- nous ? « Ah ! maudit soit le jour où nous vîmes Ganelon : « C'est lui qui nous a traîtreusement vendus. « A l'aide, à l'aide, les douze Pairs! » L'Archevêque alors leur répond : « Bons chevaliers, voici le jour où vous recevrez grand honneur : « Dieu vous va donner couronnes et fleurs, « Au paradis, entre les glorieux. « Quant aux lâches, il n'y a point pour eux de place là-haut. « — Nous ferons tout ce que vous voulez, » répondent les Français. « Dussions-nous y mourir, nous ne serons pas félons envers Dieu. » Ils éperonnent des éperons dorés Et se jettent sur ces maudits, sur ces traîtres. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 143 GXXX Le roi Marsile partage en deux son armée : Il en garde dix colonnes avec lui, Et voici que les dix autres chevauchent pour engager la bataille. € Dieu ! » s'écrient les Français, « notre perte est certaine. « Que vont devenir les douze Pairs ? » Et V archevêque Turpin de leur répondre avant tous autres : « Bons chevalier s,, vous clés les amis de Dieu. « Voici le jour où vous allez être fleuris et couron- nes; « Voici le jour où vous reposerez dans les saintes fleurs du paradis. « Quant aux lâches, ils n'y entreront jamais! « — Nous n'y devons pas faillir, » disent les Fran- çais. « SCcest le bon plaisir de Dieu, nous n'y contredi- rons pas. « Donc, nous allons nous battre contre nos enne- mis. « II est vrai que nous sommes peu; mais, pour hardis et preux, nous le sommes. » Lors ils éperonnent pour entrer parmi les païens. Voici les Sarrasins et les Français aux prises. Aoi. CXXXI 11 y a certain païen de Sara gosse Qui possède toute une moitié de la ville : 1 i85 Climorin n'a pas un cœur de baron. C'est lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon Et qui par amitié l'a baisé sur la bouche ; 144 LA CHANSON DE ROLAND Môme il a donné au traître son épée et son escar- boucle. e Je veux, » disait-il, « couvrir de déshonneur le grand pays 1490 « Et enlever sa couronne à Charlemagne. » Glimorin est assis sur son cheval Barbamouche, Plus rapide qu'épervier et hirondelle. Il l'éperonne, il lui lâche les rênes Et va frapper Engelier de Gascogne. 1495 Haubert, écu, rien n'y fait : Le païen lui plante au corps le fer de sa lance Et si bien le frappe, que la pointe passe tout entière de l'autre côté. A pleine lance il le retourne à terre, raide mort : « Ces gens -là, » s'écrie -t-il, « sont bons à vaincre. 1500 « Frappez, païens, frappez, et brisons leurs rangs. « — Quelle douleur ! » disent les Français. « Perdre un si vaillant homme! » Aoi. CXXXII Alors le comte Roland interpelle Olivier : (( Sire compagnon, » lui dit-il, « voici déjà Engelier mort; « Nous n'avions pas de plus brave chevalier. 1505 « Que Dieu me donne de le venger, » répond Olivier. , Il pique son cheval de ses éperons d'or pur; Dans ses mains est Hauteclaire , dont l'acier est rouge de sang. Il court frapper le païen de toute sa force, Tranche le corps, lue le destrier : Il brandit son coup, et le Sarrasin tombe, 1510 Et les démons emportent son âme. 1493. Le frein. Le mors est à branches I en cuir ou en chaînettej se terminent longues, reliées à l'extrémité par une par un anneau de fer ou par un nœud, traverse, laquelle est munie de deux (Voir notre figure du v. 384.) trous où s'attachent les rênes. Celles-ci , I LA CHANSON DE ROLAND 14^ Puis il a tué le duc Alphaïen, Tranché la tête d'Escababi, Et désarçonné sept Arabes Qui plus jamais ne seront bons pour guerroyer. L515 « Mon compagnon est en colère, » dit Roland, « Et il conquiert grand honneur à mes côtés : « Voilà les coups qui, plus encore, nous font aimer de Charles. « — Frappez, chevaliers, » s'écrie Roland , «frappez toujours. » Aoi. CXXXII1 D'autre part est le païen Valdabrun, 1520 Qui, pour la chevalerie, fut le parrain du roi Marsile. Il est seigneur sur mer de quatre cents vaisseaux. Pas de marinier qui ne se réclame de lui. C'est ce Valdabrun qui jadis prit Jérusalem par tra- hison ; C'est lui qui viola le temple de Salomon 1525 Et qui devant les fonts égorgea le Patriarche. C'est encore lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon Et qui a donné à ce traître son épée avec mille man- gons. Le cheval qu'il monte s'appelle Gramimond ; Un faucon est moins rapide. 1530 II le pique de ses éperons aigus Et va frapper le puissant duc Samson. 1523. C'est ce Valdabrun qui prit Jérusalem. En 1012, le calife Hakem persécuta les chrétiens, détruisit la grande église de Jérusalem et lii crever les yeux au patriarche Jérémie. Le reten- tissement de ces crimes dut être grand en Europe, el ils on! peut-être inspiré l'auteur de notre Roland ou un de ses devanciers. Cf. ce que nous avons dit de Geoflroi d'Anjou (v. 106 el de Richard de Normandie (v. 171), lesquels sont morts tons deux à la fin du X e siècle, el qui jouent un rôle si important dans notre poème. Ces diverses traditions, qui remontenl aux premiers Capétiens, sonl venues se joindre, dans notre action épique, à des traditions évidemment carlo vingiennes , comme celles du dé- sastre même de Roncevaux et de ta mort de Roland. 10 146 LA CHANSON DE ROLAND Il met en pièces l'écu du Français, rompt les mailles du haubert, Lui fait entrer clans le corps les pans de son gonfa- non , Et, à pleine lance, l'abat mort des arçons : « Misérables, » s'écrie-t-il, « vous y mourrez tous les uns après les autres. 1535 « Frappez, païens, nous les vaincrons. » Et les Français : « Dieu, » s'écrient-ils, « quel baron nous venons de perdre! » Aoi. CXXXIV Quand le comte Roland vit Samson mort , Vous pouvez bien penser qu'il ressentit une grande douleur. Il éperonne son cheval, et, de toute sa force, prend son élan. 1540 Dans son poing est Durendal, qui vaut plus que l'or fin ; Le baron va donner à Valdabrun le plus rude coup qu'il peut Sur le heaume chargé de pierreries et d'or. Il lui tranche la tête , le haubert , le corps , La selle incrustée d'or et de pierres précieuses, 1545 Et jusqu'au dos du cheval, très profondément. Bref (qu'on le blâme ou qu'on le loue), il les tue tous les deux. « Quel coup terrible pour nous ! » s'écrient les païens. « — Non, » s'écrie Roland, « je ne saurais aimer les vôtres ; « C'est de votre côté qu'est l'orgueil, et non le droit. » Aoi. cxxxv 1550 II y a là un Africain venu d'Afrique : C'est Malquidant, le fils au roi Malquid. LA CHANSON DE ROLAND 147 Ses armes sont toutes d'or battu , Et, plus que tous les autres, il flamboie au soleil. Il monte un cheval qu'il appelle Saut-Perdu ; 1555 Pas de bête qui puisse vaincre Saut- Perdu à la course, Malquidant Véperonne des éperons aigus Et va frapper Anséis au milieu de l'écu, Dont il efface le vermeil et l'azur ; Puis il met en pièces les pans du haubert Et lui plonge au corps le fer et le bois de sa lance. Anséis meurt; il a fini son temps, 1560 Et les Français : « Baron, » disent-ils, » quel mal- heur! » Aoi. CXXXVI Par tout le champ de bataille va et vient Turpin l'archevêque ; Jamais tel prêtre ne chanta messe Et ne fit de telles prouesses de son corps : 1565 « Que Dieu te maudisse! » crie-t-il au païen : « Celui que mon cœur regrette, c'est toi qui l'as tué. » Alors Turpin donne l'élan à son bon cheval, Et frappe Malquidant sur l'écu de Tolède; Sur l'herbe verte il l'abat raide mort. « II frappe bien, notre archevêque, » disent les Français. Aoi. CXXXVII 1570 D'autre part est Grandoigne, un païen, Fils de Capuel, roi de Capadoce. Il a donné à son cheval le nom de Marmoire ; L'oiseau qui vole est moins rapide. Grandoigne lui lâche les rênes, l'éperonne 1575 Et va de toute sa force heurter Geiïn ; 148 LA CHANSON DE ROLAND Il met en pièces l'écu du Français et lui porte un formidable coup : Du même coup son haubert est déchiré , Et le gonfanon bleu du païen lui entre dans le corps ; Il tombe mort sur le haut d'un rocher. 1580 Grandoigne ensuite tue Gerier, le compagnon de Gerin ; Il tue Bérengier, il tue Guyon et Antoine ; Puis il va frapper Austoire, un riche duc Qui tient sur le Rhône la seigneurie de Valence. Il l'abat mort, et les païens d'entrer en grande joie, 1585 Et les Français de s'écrier : « Comme les nôtres tombent! » Aoi. GXXXVIII Le comte Roland tient au poing son épée rouge de sang. Partout il la lève, et partout il la montre. Mais il a entendu les sanglots des Français : Si grande est sa douleur, que son cœur est prêt à se fendre. « Que Dieu, » s'écrie-t-il , « t'accable de tous maux! 1590 « Celui que tu viens de tuer, je te le ferai payer chèrement. » Là-dessus il éperonne son cheval, qui prend son élan. Quel que doive être le vaincu, voici Grandoigne et Roland en présence. Aoi. CXXXIX Grandoigne est un homme sage et vaillant, Intrépide et sans peur à la bataille. 1595 Sur son chemin il rencontre Roland. Jamais il ne l'avait vu, et cependant il le reconnaît sûrement , Rien qu'à son fier visage et à la beauté de son corps, LA CHANSON DE ROLAND 149 Rien qu'à sa co ntenance et à son regard. Ses yeux tombent sur l'acier rougi de Durendal, Et le païen ne peut s'empêcher d'en être épouvanté : 1600 II veut fuir : impossible ! Roland le frappe d'un coup si vigoureux, Qu'il lui fend le heaume jusqu'au nasal. Il coupe en deux le nez, la bouche, les dents; Il coupe en deux tout le corps et le haubert à mailles; 1605 II coupe en deux les auves d'argent de la selle d'or ; Il coupe en deux très profondément le dos du cheval ; Bref, il les tue tous deux sans remède. Et ceux d'Espagne de pousser des cris de douleur. Et les Français : « Notre champion, » disent-ils, « frappe de bons coups. » Aoi. CXL 1610 Merveilleuse est la bataille et rapide. Les Francs y frappent vigoureusement, et, pleins de rage, Tranchent les poings, les côtes, les échines, Et les vêtements jusqu'aux chairs vives. Dieu! que de têtes coupées en deux, Que de hauberts brisés et de broignons en pièces ! 1615 Le sang clair coule en ruisseaux sur l'herbe verte : « Nous n'y pouvons tenir, » s'écrient les païens. grand pays, que Mahomet te maudisse! 1002. Nasal. C'est la partie du heaume destinée à protéger le nez. Voir, dans nos précédentes éditions, Y Eclaircisse- ment sur le costume de guerre. = Voici , d'après le sceau de Matthieu III, comte de Beaumniit -sur-Oise, en 1 177. un exemple de l'effet produit par le nasal. 160i. Jazerenc. Lejaseran oujaseron, c'est, encore aujourd'hui, de la maille ou de la chaînette. Un osberc jazerenc est donc « un haubert à mailles », et noire poète oppose sans doute cette ar- mure perfectionnée à l'ancienne brunie de cuir. 1605. Auves. Les auves sonl les côtés de la selle, bien distincts des arçons. i Voir les noies ,\,-< v. 1229 el L331.) On lit dans Flore et Blanche -/leur ; Sele ot de mult riche façon; — Les auves sont 'l'autre manière, etc. 150 LA CHANSON DE ROLAND <( Ton peuple est le plus hardi des peuples. » Pas un Sarrasin qui ne s'écrie : « Marsile, Marsile ! « Chevauche, ô roi! nous avons besoin d'aide.» Aoi. ' CXLI 1620 Merveilleuse, immense est la bataille : De leurs lances d'acier bruni , les Français donnent de bons coups. C'est là que l'on pourrait assister à grande douleur Et voir des milliers d'hommes blessés, sanglants, morts. L'un gît sur l'autre : l'un sur le dos, et l'autre sur la face. C'est là qu'on verrait tant de bons chevaux errant sur le champ de bataille Et traînant leurs rênes qui pendent le long de leur poitrail. 1625 Mais les païens n'y peuvent tenir plus longtemps; Bon gré, mal gré, quittent le champ, Et les Français de les poursuivre de vive force, la lance au dos. Jusqu'à Marsile ils les pourchassent , et les tuent. Aoi. CXLII Les coups de Roland sont cVun rude et fort cheva- lier; Pour les siens, ni trêve ni repos. Dieu! comme les Français chevauchent rapidement! Au trot, au galop, ils poursuivent les païens; Ils vont dans le sang rouge jusqu'au milieu du corps. Leurs épées d'acier sont tordues et brisées : Pour se défendre ils n'ont plus d'armes. 1627. Lacune comblée. Voir la note du v. 318. LA CHANSON DE ROLAND 151 Ils se souviennent alors de leurs cors et de leurs clairons, Et chacun d'eux se sent plus forl. « Maudit, » s'écrient les païens, « maudit soit le jour où nous vînmes aux défilés; « C'est nous qui en porterons tout le dommage, d Ils laissent le champ de bataille , ils tournent le dos aux Français, Et ceux-ci de les tailler à grands coups d'épée. La traînée des morts va jusqu'au roi Marsile. Aoi. GXLIII Marsile assiste au martyre de sa gent; Il fait sonner ses cors et ses trompettes; 1630 Puis, avec sa grande armée, avec tout son ban, il monte à cheval. En tête s'avance un Sarrasin nommé Abîme : Il n'en est pas de plus félon que lui ; Il est chargé de crimes, chargé de félonies. Point ne croit en Dieu, le fils de sainte Marie; 1G35 II est noir comme poix fondue ; Il préfère la trahison et la perfidie A tout l'or de la Galicie; Aucun homme ne l'a jamais vu ni plaisanter ni rire; D'ailleurs il est hardi et d'une bravoure folle : 1G40 C'est ce qui le fait aimer de Marsile, Et c'est lui qui porte le Dragon du Roi, signe de ral- liement pour toute l'armée. Turpin ne saurait aimer ce païen ; Dès qu'il le voit, il a soif de le frapper. Et, fort tranquillement, se dit en lui- môme : lGi5 « Ce Sarrasin me semble bien hérétique ; Jamais je n'aimai les couards ni la couardise. a Plutôt mourir que de ne pas aller le tuer. » Aoi. 152 LA CHANSON DE ROLAND CXLIV C'est l'Archevêque qui commence la bataille ; Il monte le cheval qu'il enleva jadis à Grossaille. 1650 Grossaille est un roi que Turpin tua en Danemark. Quant au cheval , il est léger et taillé pour la course ; Il a les pieds bien taillés, les jambes plates, La cuisse courte, la croupe large, Les côtés longs et l'échiné haute ; Jusqu'au bas de la gorge, il a le cou bien fait ; 1655 Sa queue est blanche, et sa crinière jaune ; Ses oreilles petites , et sa tête fauve. Il n'y a pas de bête qui lui soit comparable. L'Archevêque l'éperonne, et il y va de si grand cœur, Lâchant le frein d'or et les rênes, Qu'il ne peut manquer de se trouver face à face avec Abîme. 1660 Donc il va le frapper sur son merveilleux écu Couvert de pierres fines, d'améthystes, de topazes, De cristaux et d'escarboucles couleur de feu ; Le païen le tient de l'émir Galafre , Et c'est un diable qui le lui donna au Val-Métas. 1665 Turpin le heurte, point ne l'épargne. Après un tel coup, l'écu d'Abîme ne vaut plus un denier. Il lui tranche le corps de part en part, 1651. Quant au cheval, etc. Le type du beau cheval est presque partout le même dans nos Chansons. Aux vers de Roland on peut comparer ceux de Gui de Bourgogne (xm e siècle) : « Il ot le costé blanc comme cisne de mer; — Les jambes fors et roides, les pies plas et coupés, — La teste corle et megre et les eus allumés, — Et petite oreil- lette, et mult large le nés. » (V. 2326- 2329.) D'ailleurs il n'y a pas trace dans notre poème de cet amour profond du chevalier pour son cheval, qui trouve son expression dans Ogier, dans Alis- cans, etc. 1663. Galafre. Il s'agit peut-être de cet émir Galafre, qui joue un si grand rôle dans la légende de l'oncle de Ro- land. Galafre est, en effet, ce roi de To- lède auprès duquel dut s'enfuir le jeune Charles, persécuté par ses deux frères, Heudri et Lanfroi. C'est à sa cour que le fds légitime de Pépin se cacha long- temps, sous le nom de Mainet; c'est la fille de Galafre enfin, c'est Galienne, qui devint alors la fiancée du futur empereur. LA CHANSON DE ROLAND 133 Et l'abat sur place, raide mort. « Monjoie, Monjoie, » c'est le cri de Charles, c'est le sien. Et les Français : « Voilà du courage, » disent-ils. 1670 « Cet archevêque sait bien garder sa crosse. « Plût à Dieu que Charles en eût beaucoup de pa- reils! » Aoi. CXLV Cependant le comte Roland appelle Olivier : « Sire compagnon, ne serez-vous pas de mon avis? « L'Archevêque est un excellent chevalier, « Et sous le ciel il n'en est pas de meilleur : 1675 « Comme il sait frapper de la lance et de l'épieu ! <r — Eh bien! » répond Olivier, <r courons l'aider. » A ces mots, les Français recommencent la bataille. Durs y sont les coups, et rude y est la mêlée. Les chrétiens y souffrent grande douleur. Aoi. CXLVI Ils ont perdu leurs armes, les Français de France, Mais ils ont encore trois cents épées nues. Sur les heaumes luisants ils frappent et refrappent encore. Dieu! que de têtes fendues par le milieu! Que de hauberts en pièces ! que de broignes rompues ! Les pieds, les poings, le visage , ils coupent et tranchent tout. « Ces Français nous défigurent, » s'écrient les païens, " Qui ne se défend n'a cure de sa vie. » Et ils vont droit à Marsile ; « A l'aide, à l'aide, bon roi. » 1*)79. Lacune comblée. Voir la note du v. 318. 154 LA CHANSON DE ROLAND Marsile les entend, Marsile s'écrie : « grande terre, que Mahomet te détruise, «. Puisque ta race a vaincu la mienne ! « Ne nous ont-ils pas déjà enlevé assez de nos cités, « Que tient aujourd'hui Charles à la barbe chenue 1 ? « Il a conquis Rome, la Calabre et la Pouille, « Il a conquis Constantinople et Saxe la puissante. « Ah! plutôt mourir que de m? enfuir devant ces Français. « Que nul ne pense à sa propre sûreté : frappez. « Si Roland meurt , c'en est fait de la force de Charles ; « S'il vit, c'en est fait de la nôtre! » Aoi. GXLVII Les félons Sarrasins frappent grands coups de lance Sur ces écus, sur ces heaumes qui flamboient au soleil. On n'entend que le bruit du fer et de l'acier; Les étincelles en volent jusqu'aux deux. Que de ruisseaux de sang et de cervelles ! Roland a grand deuil au cœur De voir mourir tant de bons vassaux capitaines. Alors il se souvient de la terre de France Et de son oncle le bon roi Charlemagne ; Et, qu'il le veuille ou non, ces pensées changent tout son cœur. Aoi. CXLVIII Il est entré dans la mêlée, le comte Roland, Et ne cesse d'y frapper de grands coups. Dans sa main est Durendal, sa bonne épée, qu'il a tirée du fourreau : Il perce les hauberts, il brise les heaumes, LA CHANSON' DE ROLAND 15b Il tranche les corps, les poings, les tètes, Il jette à terre des centaines de païens Qui tous se croyaient de bons vassaux. Aoi. CXLIX De l'autre côté est Olivier, Qui assaillit les païens et frappe de rudes coups ! Il tire du fourreau Ilautcclaire, qu'il aime tant : Fors Durendal, il n'en est pas de meilleure sous le ciel. En son poing le Comte la tient, et vaillamment se bat. Jusqu'aux bras il a du sang rouge. « Dieu ! » s'écrie Roland, « que voilà un bon vassal! « Eh! noble comte , si loyal et si preux, « Voici le jour où notre amitié prendra fin, « Voici le jour de la douloureuse séparation. « L' Empereur ne nous verra plus, « Et jamais il n'y aura eu si grande douleur en douce France. « Pas un Français, pas un qui ne prie pour nous ■ Et ne fasse oraison dans les moutiers. « Quant à nos (Unes, elles seront en paradis. » Olivier l'entend, éperonne son cheval, Et, à travers la mêlée, s'en vient tout près de Roland : « Compagnon, venez par ici, » se disent-ils mutuel- lement ; « S'il plaît à Dieu, nous ne mourrons pas l'un sans V autre. 9 Aoi. CL 1680 Ah! quel spectacle de voir Roland et Olivier Combattre et frapper <lu fer de leurs (''[«'es! 156 LA CHANSON DE ROLAND L'Archevêque, lui, frappe de sa lance. On peut savoir le nombre de ceux qu'ils tuèrent : Ce nombre est écrit dans les chartes, dans les brefs, 1685 Et la Geste dit qu'il y en eut plus de quatre mille... Aux quatre premiers chocs tout va bien pour les Français; Mais le cinquième leur fut fatal et terrible ; Tous les chevaliers de France y sont tués. Dieu n'en a épargné que soixante; 4G90 Mais ceux-là, avant de mourir, ils se vendront cher. Aoi.
Voir aussi
- Notes