Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions (1898) Funck-Brentano/Partie IV

De Histoire de l'IST

Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions

Les inconvénients du système Dewey


 
 

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Cette page introduit la quatrième partie d'un article de Frantz Funck-Brentano paru dans la Revue des Deux Mondes en 1898.

Avant-propos

Les inconvénients du système Dewey

IV

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Voici, à grands traits, quelques-uns des inconvéniens du système Dewey.

En premier lieu peut-on appliquer ce nouveau classement à nos grandes bibliothèques ? Nous ne dirons pas seulement que c’est difficile, nous affirmerons que c’est impossible.

« Vous vous rappelez, écrit M. Charles Richet, vous vous rappelez cette fameuse équipée de M. Koch à propos de la tuberculine ? Jusqu’au mois d’août 1890, cette substance était absolument inconnue, elle n’existait pas, elle était dans le néant. En août 1890 paraît le mémoire de Koch : deux ans après, en 1892, le nombre des mémoires sur la tuberculine s’élevait à 596. » Or, imagine-t-on le sort d’une bibliothèque où, à l’endroit qui devra recevoir les mémoires sur la tuberculine, aucune place n’est réservée, pour la raison que cette tuberculine n’existe pas, qu’elle est « dans le néant » ? Tout à coup paraissent 596 mémoires. Que faire ? Déplacer les livres des rayons avoisinants ; une travée fera bousculer la travée suivante, celle-ci tout le panneau, et celui-ci la salle entière. Et ce fait se reproduira à chaque instant. Voici que ce sera Madagascar, ou bien les mines d’or, ou bien l’acétylène, ou 188 l’un des mille faits de la vie politique, sociale, littéraire ou mondaine qui feront éclore brusquement une quantité de livres et de brochures à laquelle nul ne pouvait s’attendre et qui, si l’on adoptait le classement avec les subdivisions que préconise l’Office international, nécessiteraient journellement les bouleversemens dont nous venons de parler. Et il ne s’agit pas seulement ici du travail occasionné de la sorte, mais de l’incroyable confusion qui ne tarderait pas à en résulter dans des établissemens où un ordre rigoureux et permanent est essentiel.

Venons à l’emploi du système Dewey dans les catalogues et les répertoires. Le premier inconvénient qu’il présente est qu’un grand nombre de livres et articles à cataloguer — nous serions tenté de dire la plupart — ne se laissent pas ainsi ranger dans une catégorie nettement déterminée. Il est des livres pour lesquels on hésitera, non seulement entre deux, mais entre trois, quatre, cinq et même six divisions. Mettra-t-on Bossuet à Religion, ou à Philosophie, ou à Littérature, ou à Sociologie, ou à Histoire ? Nous citons cet exemple qui est d’ordre général, prêt à en citer autant que l’on voudra. Les biographies forment une division de l’histoire. Qui ne cherchera la biographie d’un Kant ou d’un Schopenhauer à Philosophie, celle d’un Poussin ou d’un Raphaël, à Beaux-Arts, celle d’un Racine ou d’un Victor Hugo à Littérature ? Où placera-t-on une étude sur les vers de Shakspeare, à Littérature ou à Philologie anglaise ? sur la langue de Gœthe, à Littérature ou à Philologie allemande ? une édition critique d’Horace, à Littérature ou à Philologie latine ? Tel placera telle œuvre à tel endroit de la classification, tel autre à tel autre, un troisième encore ailleurs ; le lecteur qui s’adressera à une bibliothèque ou consultera un catalogue la cherchera à une place différente : c’est l’inextricable confusion. Voyons, dès à présent, l’application des chiffres décimaux à la biologie. « Les chiffres adoptés par M. Richet de Paris, dit M. Le Soudier, ne concordent plus avec ceux de M. Carus de Leipzig, et ces derniers diffèrent de nouveau avec les chiffres de M. Field de Zurich et du Bureau international de Bruxelles. »

Le deuxième inconvénient du système Dewey est que les connaissances humaines ne se laissent pas ainsi diviser en dix groupes, et chacun de ces groupes en dix sous-groupes, et chacun de ces sous-groupes en dix arrière-sous-groupes, et ainsi de suite. Or, comme il faut, bon gré, mal gré, que les divisions soient 189 faites, on en arrive, par la nécessité de remplir les cases, aux conséquences les plus inattendues. Nous donnons à deviner en cent où se trouvent, dans les tables de l’Office de Bruxelles, la science militaire et la marine : — à l’Administration, et l’Administration elle-même est une division de la sociologie. Annibal, Duguesclin, Turenne, Canrobert, Jean-Bart et Nelson : — voyez Sociologie ! L’écriture et l’imprimerie sont à « Commerce, transports », autre subdivision de la sociologie. On mettra donc les études du comte de Bastard sur l’ornementation des initiales dans nos vieux livres d’heures à la Sociologie, subdivision Commerce et transports. En revanche, l’encre d’imprimerie est une subdivision de la Photographie et celle-ci une division des Beaux-Arts. Pourquoi insister ? Mais citons encore un trait : on a osé mettre les chansons, nos claires et gentilles chansons, à la Sociologie !

Un troisième inconvénient est que les sciences et tous les faits sur lesquels on écrit sont essentiellement mouvans. Est-il possible de les enfermer dans des cases étroites, en nombre fixe, rigoureusement délimitées ? Car les promoteurs du système Dewey espèrent bien que leur classement, sur les indications duquel devront être rédigés et imprimés des milliers de catalogues et de répertoires, des millions et des millions de cotes inscrites sur les volumes dans le monde entier, que ce classement est fait pour durer toujours. Supposons que le système ait été établi, il y a quelques siècles, quand Alde Manuce divisait les connaissances humaines en cinq classes : « grammaire, poésie, logique, philosophie, religion. » Pourrait-il encore être de quelque usage aujourd’hui ? Parmi les dix premières grandes classes, base de toute la classification, nous en trouvons deux dont on n’aurait même pas fait des sous-classes il y a cinquante ans : la Sociologie et la Philologie. Un exemple nous est fourni dès à présent par M. Dewey lui-même. Dans l’édition de 1885 de ses tables de classification, la bactériologie ne figure pas. Force a été de l’introduire dans l’édition de 1894. On en a fait une division de la Tallophytie, et c’est ainsi que, dans la grande classification décimale, les ouvrages traitant des microbes sont dans une subdivision de la botanique.

Dans le monde politique et administratif les modifications sont incessantes. Les tables de Dewey font de l’Alsace une subdivision de l’Allemagne. Quel est le pays qui ne modifie pas, de 190 temps à autre, l’une ou l’autre de ses circonscriptions administratives. Et celles-ci ont des indices décimaux dans la classification. Imagine-t-on la modification des chiffres imprimés dans tous les répertoires, en tête des articles de toutes les revues, et des cotes inscrites sur les volumes dans toutes les bibliothèques ?

Les partisans de la classification décimale font grand cas du caractère international de leurs chiffres qui pare à « la diversité des langues… Ce n’est qu’un argument, disent-ils, mais il est si décisif, si convaincant, qu’il n’est pas besoin d’en chercher d’autre. » Cet avantage se réduit à peu de chose. Les noms propres, les noms géographiques, presque tous les noms scientifiques, « arithmétique, zoologie, logique, etc. », sont pour ainsi dire communs à toutes les langues. En outre, à ses catalogues décimaux, l’Office est obligé d’ajouter des tables, en différens idiomes, pour donner la clé de ses chiffres. Ces tables renvoient à toutes les rubriques. Il ne serait pas plus long, il serait même moins long de faire une table pour renvoyer à des rubriques rédigées en une langue déterminée ; au moins y ferait-on l’économie d’une langue, celle dans laquelle le catalogue serait rédigé.

Les observations qui précèdent ne sont pas faites a priori. L’Office international de Bruxelles a commencé l’élaboration de son répertoire ; il publie des tables et des bibliographies, où nous pouvons apprécier la méthode qu’il emploie. Prenons le dernier volume de la Bibliographia Sociologica rédigée par les deux directeurs de l’Office, MM. Henri La Fontaine et Paul Otlet. « Avec la classification décimale, écrit M. Paul Otlet, chaque matière a un siège unique et elle groupe tout autour d’elle les matières connexes. » Les matières y ont si peu un siège unique que dans ce répertoire nous trouvons les mêmes ouvrages catalogués deux fois ; il s’y trouve d’ailleurs très peu de notices qui ne pourraient figurer tout aussi raisonnablement dans d’autres divisions que dans celle où elles sont placées. Prenons au hasard « Statistique sanitaire des villes de France et d’Algérie. » L’ouvrage est à Statistique ; il pourrait tout aussi bien être à Hygiène. En retour, il y a des ouvrages que l’on est très étonné de trouver placés où ils le sont. Il y a une division « Sociologie en général. » Vous y chercheriez vainement l’indication du livre, qui a fait beaucoup de bruit, où MM. Lafargue et Yves Guyot ont exposé et combattu les principes généraux du socialisme ; — le livre est à « Propriété ». Dans 191 un classement, les livres mal classés sont des livres perdus. Fiez-vous à la Bibliographia Sociologica, pour avoir l’indication de tous les livres parus sur le socialisme en général, vous ignorerez le livre de MM. Lafargue et Yves Guyot. Nous pourrions citer des exemples en nombre infini.

Quant au groupement des matières connexes, il suffit de jeter les yeux sur la publication de MM. La Fontaine et Otlet pour être fixé sur ce qui en advient. Sous l’index décimal 308, nous trouvons 33 notices. Transcrivons au hasard : Deux récentes études sur les principales civilisations d’Europe, par M. L. Mariani. — Annuaire de la défense nationale, journal républicain de Chauny et du département de l’Aisne. — l’île de Formose, dans les Archives pour Postes et Télégraphes de 1894. — Bakounine, Fédéralisme, Socialisme et Antithéologisme, Lettres sur le patriotisme, Dieu et l’État. On peut se demander, — si c’est là un groupement de matières qui sont connexes, — ce que serait un groupement de matières qui ne le sont pas.

Telles sont une partie des objections que l’on peut faire contre le système décimal adopté par l’Office bibliographique international de Bruxelles. Le mode de classement imaginé par Dewey est un instrument grossier. On ne peut songer à en faire une base de classification précise et scientifique pour les sciences morales : histoire, philosophie, sociologie, etc. Il est vrai que, par sa grossièreté même, il donne une rapidité de classement que l’on se procurerait difficilement d’une autre manière. C’est là, à nos yeux, son unique avantage, que l’on n’a jamais, cependant, mis en relief. Pour les recherches d’un ordre industriel, dont nous parlions plus haut, — recherches importantes, il est vrai, où les travaux les plus récens, les découvertes toutes nouvelles ont seuls de l’importance et où la communication immédiate en est nécessaire, mais où la précision du catalogue, le « fini », ne sont pas exigés au même point que dans les recherches d’un caractère littéraire ou scientifique, — la classification décimale peut être utile et c’est ainsi qu’elle rend des services pour la confection du répertoire universel manuscrit auquel travaille l’Office de Bruxelles.


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