Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions (1898) Funck-Brentano/Partie III

De Histoire de l'IST

Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions

Vers la classification décimale


 
 

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Cette page introduit la troisième partie d'un article de Frantz Funck-Brentano paru dans la Revue des Deux Mondes en 1898.

Avant-propos

Vers la classification décimale

III

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C’est en Belgique, comme l’observe M. Otto Hartwig, que l’intérêt pour tout ce qui concerne les bibliothèques et la bibliographie paraît être le plus vif. On y trouve un grand nombre de bibliothèques bien tenues et de bibliothécaires éminens. Nul autre pays ne peut s’enorgueillir d’un modèle bibliographique comparable à la Bibliotheca Belgica du bibliothécaire gantois F. Van der Haeghen. Il y existe des sociétés bibliographiques que favorisent nombre de personnes qui ne sont pas du métier ; et l’acquisition du musée Plantin-Moretus, à Anvers, moyennant la somme de 1 200 000 francs, montre quel intérêt on y prend aux origines de l’imprimerie. Tandis que congrès et conférences dissertaient, le gouvernement belge créait à Bruxelles, en 1895, l’Office international de bibliographie. Sous la direction de MM. Henri La Fontaine. 183 et Paul Otlet, direction admirable d’activité, d’enthousiasme, de jeunesse et d’énergie, la jeune institution a réalisé en deux ans des progrès tels qu’elle peut, dès à présent, se considérer comme l’un des organes les plus importans de la bibliographie internationale, comme une institution qui fait le plus grand honneur et au pays qui la possède et à ceux qui la dirigent.

La fondation de l’Office international, le but qui y est poursuivi et les systèmes de classement qui y sont adoptés ont donné lieu dans toute l’Europe à des discussions passionnées. « Le but de l’Office, ainsi que nous fait l’honneur de nous l’écrire M. Henri La Fontaine, est de réaliser, en multiples exemplaires, un répertoire bibliographique universel. » Nous trouvons des détails précis dans l’un des numéros du Bulletin que publie l’Office. Il s’agit de créer un répertoire bibliographique universel complet, embrassant l’ensemble des connaissances humaines — l’inventaire de tout ce que les hommes ont pensé et écrit depuis qu’ils savent écrire — comprenant tout le passé et, pour l’avenir, constamment tenu à jour. Ce répertoire doit porter à la fois sur les articles contenus dans les recueils, sur les livres et les brochures. Il devra renseigner simultanément les savans, les praticiens, les bibliothécaires, les libraires, le grand public des lecteurs. Un beau rêve !

Créer ce répertoire universel n’est pas la seule ambition de l’Office. Il désirerait devenir un élément de coordination entre tous les travaux bibliographiques, entre tous ces travaux auxquels nous faisions allusion, disséminés en si grand nombre de par le monde, et qui sont, pour la plupart, faits avec des méthodes diverses, sur des plans différens, et, parfois, font double emploi les uns avec les autres.

« Ce que nous voulons faire, ajoute M. La Fontaine, c’est coordonner les travaux particuliers et les cataloguer de manière qu’il ne faille plus, à chaque étape de la science humaine, recommencer le travail déjà accompli. Nous avons été amenés ainsi à créer un outillage spécial, fiches, choix des caractères pour la rédaction des titres, meubles pour classer les divers renseignemens bibliographiques, etc. » Toute cette partie de l’organisation de l’Office international est ingénieuse, pratique, utile, elle n’a rencontré que des applaudissemens. Venons au point — il est vrai que c’est le plus important — qui a soulevé des tempêtes. « Comment parvenir, disent MM. La Fontaine et Otlet, à classer uniformément ? » 184 Il s’agit du classement, soit des livres sur les rayons d’une bibliothèque, soit, surtout, des notices bibliographiques dans un catalogue ou un répertoire. Nous touchons à la question essentielle et qui, comme on va le voir, domine toutes les autres. Si elle était résolue, la solution du problème bibliographique ne serait plus qu’une affaire de travail, c’est-à-dire d’argent.

Il y a, dans tout catalogue ou répertoire, deux classemens nécessaires. Sur ce premier point tout le monde est d’accord. Il faut, tout d’abord, un classement onomastique, nous voulons dire par ordre alphabétique des noms d’auteurs des ouvrages. Les anonymes sont rangés alphabétiquement au titre en laissant de côté, s’il y a lieu, l’article initial. Ce premier classement indispensable — tout le monde continue d’être d’accord — ne suffit malheureusement pas. Il en faut un second. Quel sera ce second classement ? — C’est ici que commencent les dissensions. Et quelles dissensions ! Les profanes ne savent pas les passions que peut susciter une belle cause. « On ne peut vraiment, dit fort bien M. Otlet, obliger les gens à connaître l’existence de l’auteur d’un livre pour retrouver les indications bibliographiques relatives à ce livre ». Procédons par un exemple. Je veux faire une étude sur la culture des vers à soie. Je voudrais avoir les meilleurs ouvrages s’y rapportant, écrits par les auteurs les plus récens et les plus compétens. Les noms de ces auteurs je ne les connais pas. Ce que je demande aux catalogues et aux bibliothécaires, c’est, précisément, de me les indiquer.

« L’important aujourd’hui, poursuit M. Paul Otlet, est d’élaborer les catalogues de manière à les faire servir à la réponse à de telles questions : Qu’a-t-il paru sur la géographie universelle ? Quel livre peut-on trouver dans une librairie ou une bibliothèque sur la législation du travail ou sur le jardinage ? Et même, quand c’est l’homme de science qui fait cette recherche, et non le simple lecteur, le catalogue doit pouvoir répondre à des questions beaucoup plus spéciales, telles par exemple : Quels ouvrages a-t-on publiés sur la lumière en physique, sur la fabrication industrielle de la soude, sur la géologie de l’Espagne ? Ce sont les catalogues méthodiques qui permettent seuls de trouver une réponse à de telles questions. » On ne peut mieux dire.

Les catalogues méthodiques, en usage en Europe jusqu’à ces derniers temps, se ramenaient tous à deux systèmes. Le premier consiste à classer méthodiquement les matières suivant un certain 185 nombre de rubriques principales, désignées par des mots appelés « mots-souche », en allemand « Stichwœrter », ces mots étant eux-mêmes classés alphabétiquement. On trouvera par exemple, dans un catalogue de sociologie, les rubriques — classées alphabétiquement : — Accidens du travail, Associations ouvrières, Contrats, Hygiène, Législation, etc. Nous nous hâtons d’ajouter que c’est ce système qui a nos préférences ; il est susceptible de nombreux perfectionnemens, nous avons rompu en sa faveur bien des lances et nous en romprons encore. Une seconde méthode de classement consiste à grouper les matières en divisions logiques comportant elles-mêmes des sous-groupes et des sous-divisions, le tout suivant un ordre plus ou moins bien imaginé.

Tels étaient les deux seuls systèmes connus, quand les enthousiastes directeurs de l’Office international de bibliographie en découvrirent un troisième en Amérique. Une merveille, assuraient-ils. Le fait est que, dès l’abord, il fit sensation.

Laissons la parole à M. Paul Otlet pour nous en exposer les grandes lignes. La classification décimale a été imaginée par l’Américain Melwil Dewey, président de l’association des bibliothécaires américains. Dewey a divisé l’ensemble des connaissances humaines en dix embranchemens numérotés de 0 à 9.

Chaque embranchement a été divisé de même en dix classes, également numérotées de 0 à 9. Et ainsi de suite. En sorte qu’une subdivision est représentée par un nombre comprenant plus ou moins de chiffres, suivant qu’elle est plus ou moins éloignée.

Voici la première division avec les chiffres correspondans :

0, Ouvrages généraux. — 1, Philosophie. — 2, Religion. — 3, Sociologie. — 4, Philologie. — 5, Sciences pures. — 6, Sciences appliquées. — 7, Beaux-Arts. — 8, Littérature. — 9, Histoire.

Considérons les sciences, caractérisées par le chiffre 5. Elles sont subdivisées ainsi qu’il suit : 50, Sciences naturelles en général. — 51, Mathématiques. — 52, Astronomie. — 53, Physique. — 54, Chimie. — 55, Géologie. — 56, Paléontologie. — 57, Biologie. — 58, Botanique. — 59, Zoologie.

Prenons maintenant une science spéciale, subdivision des Sciences en général, la Physique par exemple. Elle est subdivisée de la manière suivante : 531, Mécanique. — 532, Liquides. — 533, Gaz. — 534, Son. — 535, Lumière. — 536, Chaleur. — 186 537, Electricité. — 538, Magnétisme. — 539, Physique moléculaire.

Et ainsi de suite. Chacune de ces subdivisions pourra elle-même se subdiviser en dix branches, dont chacune sera caractérisée par un nombre de quatre chiffres.

On pourra de la sorte arriver à des subdivisions infimes. On aura, par exemple, le chiffre 016, 581, 9 (747, 42), qui signifiera la « bibliographie de la Flore dans le district Albany de l’État de New-York. »

Ces chiffres classificateurs se laissent, en effet, combiner les uns avec les autres. Pour exprimer dans la classification une idée complexe, on peut prendre deux nombres, les inscrire, l’un à la droite de l’autre, en les séparant par :. — Ainsi, par exemple, les salaires étant représentés par 3312, l’industrie textile par 677, et l’industrie métallurgique par 669, on écrira :

Salaires dans l’industrie textile : 3312:677.

Salaires dans l’industrie métallurgique : 3312:669.

Les directeurs de l’Office international constatent avec orgueil que les tables actuelles de la classification décimale comprennent 12 000 sujets, et que les 12 000 nombres correspondans, combinés deux à deux, peuvent former jusqu’à 144 000 000 de rubriques.

Cela est beau, et il y a mieux encore. La classification décimale possède des « déterminans spéciaux de la forme, du temps et du lieu. » Nous nous expliquons : (0) représente une division selon la forme et se subdivisera à son tour : (02), par exemple, représentera les traités sur la matière et (05) les revues. Nous avons vu plus haut que le chiffre 52 représentait l’astronomie, 52 (02) représentera les traités d’astronomie et 52 (05) les revues d’astronomie.

(0) détermine donc les divisions selon la forme ; (1) représente les divisions selon le temps, et, à son tour, se subdivise en (10), (11), (12), (13), etc. Le moyen âge s’exprime par (14). Et l’on aura : 3312 (14), les salaires au moyen âge.

Les lacs, lieu physique, s’expriment par (251), les îles, autre lieu physique, par (22) ; et l’on aura : 597 (251), poissons vivant dans les lacs ; 5982 (22), oiseaux des îles.

La France, lieu géographique politique s’exprime par (44), l’Italie par (45) ; on aura : 3312 (44), les salaires en France ; 3312 (45), les salaires en Italie ; 52 (45), l’astronomie en Italie. On

187 peut enfin combiner entre eux les déterminans de temps, de forme et de lieu, et obtenir, par exemple : 3312 (14 : 44), les salaires au moyen âge en France ; — 597 (281 : 44) poissons vivant dans les lacs français ; — 52 (05 : 44), revues françaises d’astronomie.

On voit immédiatement les avantages du procédé. Il fait disparaître pour les travaux bibliographiques internationaux l’inconvénient résultant pour les classemens alphabétiques de la diversité des langues. Quant aux inconvéniens ils sont extrêmement nombreux. Ils ont été depuis deux ans signalés de toute part par les écrivains les plus autorisés, MM. Léopold Delisle et Deniker en France, M. Bolton aux États-Unis, M. Otto Hartwig en Allemagne, M. Fumagalli en Italie. En Belgique même, les bibliothécaires et bibliographes les plus autorisés, entre autres M. F. Van der Haeghen, lui sont opposés. Il a été repoussé au Congrès de Londres, à celui de Florence, à Bruxelles même au Congrès international des éditeurs. En Amérique, le succès, après vingt années d’expérience, est médiocre.


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