Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions (1898) Funck-Brentano/Partie I

De Histoire de l'IST

Les Problèmes bibliographiques et leurs solutions

Repères historiques


 
 

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Cette page introduit la première partie d'un article de Frantz Funck-Brentano paru dans la Revue des Deux Mondes en 1898.

Avant-propos

Repères historiques

176

I

Les problèmes bibliographiques ont existé de tous temps. Depuis la Renaissance et l’invention de l’imprimerie, ils se sont multipliés avec la production scientifique et littéraire de plus en plus féconde, de plus en plus variée et, comme nous le verrons plus loin, de plus en plus fragmentaire. On cite les répertoires et catalogues méthodiques — déjà — des bibliothécaires d’Alexandrie, les notices bibliographiques des grammairiens de l’Empire romain.

En 1498, le grand Alde Manuce faisait paraître son catalogue où les connaissances humaines sont divisées en cinq classes : Grammatica, Poetica, Logica, Philosophica, Sacra Scriptura. — L’on peut, en passant, faire observer de quelle curieuse lumière cette division éclaire l’état intellectuel de l’époque. — Mais quarante-cinq ans plus tard, Robert Estienne publiait un catalogue qui était déjà divisé en quatorze classes. Vers la même époque (1545) Conrad Gesner achevait d’imprimer le premier volume de sa Bibliotheca Universalis, dont peut se réclamer toute la bibliographie moderne.

Auprès de Gesner, l’histoire de la bibliographie doit faire une place à l’abbé Drouyn, docteur en Sorbonne, conseiller clerc au Parlement de Paris, qui, à la fin du XVIIe siècle, entreprenait une bibliographie universelle sur le plan le plus vaste. Son répertoire, qui est resté manuscrit, ne compte pas moins de 321 volumes. L’abbé Drouyn s’était associé des savans et des bibliographes français et étrangers. Son œuvre, telle que nous l’avons sous les yeux, contient un grand nombre de découpures de catalogues et de répertoires existans. Son intention était de les fusionner en les complétant. Quand il le pouvait, il donnait l’indication de la place que les livres occupaient dans les bibliothèques, particulièrement dans la bibliothèque du Roi. Tous ces détails sont curieux : l’abbé Drouyn a été le précurseur véritable et complet des promoteurs de l’Office bibliographique international de Bruxelles, dont nous parlons plus loin. Il poursuivait le même but, avec des moyens semblables. Il joignait à la description des livres des notices brèves sur la vie et le caractère des auteurs, sur l’ensemble de leur œuvre. Il transcrivait des morceaux de préfaces contenant des indications intéressantes ou utiles. L’œuvre de l’abbé Drouyn était admirablement comprise ; il l’a poussée très loin, mais il n’a 177 pu la terminer. Et, une fois de plus, on doit admirer ce XVIIe siècle qui, dans toutes les branches de l’intelligence humaine, nous a donné des maîtres, jusque dans l’érudition avec du Cange et Mabillon, et jusque dans la bibliographie que l’on croit généralement une science toute moderne.

À la même époque Francesco Marucelli (1625-1703) essayait d’établir, dans les quinze volumes de son Mare magnum, un inventaire de tous les écrits connus de son temps, et Savonarole publiait les quarante volumes de son Orbis litterarius, tentant de réunir les notices de tous les livres imprimés jusqu’en 1700. À côté de ces entreprises bibliographiques colossales, les bibliographies et catalogues spéciaux se multipliaient à tel point que, dès 1686, Teisser publiait un catalogue des catalogues. Ces catalogues des catalogues, ou bibliographies des bibliographies, se sont à leur tour multipliés. On en arrivera à faire une bibliographie des bibliographies des bibliographies. Le catalogue des bibliographies publiées jusqu’à ce jour formerait deux gros volumes ; il compterait plus de 25 000 numéros. La réunion de ces bibliographies elles-mêmes formerait une grande bibliothèque où l’on ne pourrait guider ses recherches que grâce à un ordre minutieux et à un catalogue bien tenu. Le seul Catalogue des bibliographies géologiques rédigé par M. Emm. de Margerie contient 3 918 numéros. M. Paul Otlet, secrétaire général de l’Office international de Bibliographie de Bruxelles, cite un de ses amis qui possède une collection de 3 000 notices bibliographiques relatives à une seule maladie de l’œil : la conjonctivite.

Tout en travaillant à ces bibliographies générales ou spéciales, les esprits désireux de faciliter par leurs efforts les efforts des autres cherchaient le moyen de grouper, de classer les connaissances humaines et les écrits s’y rapportant. Le classement des livres dans les bibliothèques et des notices dans les répertoires, dans les catalogues, est une question de la plus grande importance, car la plupart des livres ne sont pas conservés et catalogués pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils contiennent, et il est essentiel de pouvoir fournir, d’une manière rapide et complète, à ceux qui travaillent, ce qu’ils cherchent dans tel ou tel ordre d’idées, et non seulement les livres, brochures et articles dont ils connaissent d’une manière précise l’existence, mais encore, mais surtout, ceux qu’ils ignorent et qui pourraient leur être du plus grand secours. La recherche du meilleur classement méthodique possible 178 a, depuis le XIVe siècle, suscité l’émulation parmi les savans. Nous nous trouvons aujourd’hui en présence de 130 systèmes de classement différens.

À peine est-il besoin d’ajouter que l’on n’est d’accord sur aucun d’eux. Nous sommes également loin, malgré les efforts faits, de posséder une bibliographie universelle. Enfin la masse énorme de bibliographies spéciales, publiées sur les sujets les plus divers, selon les plans et avec des dimensions infiniment variables, œuvres, d’ailleurs, de valeur très inégale, tend à augmenter l’encombrement.

Le problème bibliographique existe donc. Depuis quelques années surtout, on s’en préoccupe de toutes parts et on s’en occupe activement. La solution en est urgente, de jour en jour plus urgente, pour plusieurs causes que nous allons essayer de préciser. De jour en jour, la production littéraire et scientifique croît dans les plus surprenantes proportions. En 1811, il entrait annuellement 2 000 livres environ à la Bibliothèque nationale, actuellement il y en entre 60 000. La Bibliotheca philologica de Blau publie en moyenne tous les ans 5 600 titres de livres ou brochures se rapportant tous à la philologie classique et à la philologie des langues occidentales. L’Orientalische Bibliographie de Sherman et Kuhn, qui ne s’occupe que des études scientifiques sur l’Orient, réunit une moyenne de 6 000 notices par an. La Bibliotheca theologica de Gustave Ruprecht classe, d’une année à l’autre, environ 4 000 titres. La Bibliotheca geographica de Baschin, publiée sous les auspices de la Société de géographie de Berlin, donne annuellement près de 7 000 notices. Et la progression est constante. Il est de toute évidence que, quelle que soit la question qu’un écrivain veuille traiter, il doit être au courant des travaux qui ont été publiés avant lui sur le sujet qui l’intéresse, non seulement pour pouvoir profiter de ce qui a été découvert et pensé avant lui et ne pas risquer de faire une étude incomplète, mais encore pour s’épargner la peine de repasser laborieusement par un chemin où il avancerait à grands pas en le trouvant frayé par ses prédécesseurs.

La difficulté et la nécessité de l’œuvre bibliographique sont encore accrues par ce fait que, non seulement la production augmente, mais que, d’année en année, elle va de plus en plus se fragmentant, se dispersant en une foule de revues, de plaquettes, de notices lues à des Académies et à des Congrès, voire d’articles publiés dans les journaux quotidiens. Jadis l’œuvre d’un homme 179 se publiait en quelques bons, gros et forts volumes ; aujourd’hui elle se disperse en des centaines de notices semées à tous vents comme la graine du moissonneur. « Il existe 565 sociétés médicales, écrit M. Paul Otlet, ce qui permet d’évaluer au décuple environ, soit à 6 000, le nombre des sociétés du monde entier. Toutes ces sociétés publient un bulletin qui contient par an 10, 20, 50, 500 mémoires ! » Notre Académie des sciences publie à elle seule 5 000 mémoires ou notices tous les ans. Un catalogue général des articles contenus dans toutes ces publications atteindrait le chiffre de 600 000 notices par an. Tel est le formidable afflux qu’il s’agirait d’endiguer et de canaliser pour le plus grand bien de la littérature et de la science.

Une troisième cause, qui fait la difficulté et l’importance du problème bibliographique, est que la production scientifique et littéraire devient de plus en plus internationale. On a vu récemment trois savans, l’un au Japon, l’autre en Allemagne, le troisième à Paris, faire presque simultanément la même découverte. Dans tous les pays du monde on s’occupe des mêmes questions, et de quelle utilité n’est-il pas pour tout érudit, pour tout savant, pour tout ingénieur, d’être tenu rapidement et exactement au courant de ce que produisent ses confrères, afin de pouvoir profiter dans son travail de chacune de leurs découvertes et ne pas peiner des semaines et des mois à la poursuite d’un but déjà atteint ! Or, plus le besoin est grand pour nous de nous tenir au courant de ce qui se produit dans le monde sur les questions qui nous intéressent, plus grande aussi est la difficulté, car s’il nous est possible, à la rigueur, de ne pas laisser échapper de travaux importans produits dans notre propre pays, comment exercer le même contrôle sur la production du monde entier ?

Et, à mesure que la production des différents pays se pénètre réciproquement, se pénètre réciproquement la production des différentes sciences exerçant leur action les unes sur les autres. Journellement le médecin aura besoin des découvertes faites par le physicien ou le chimiste. De combien de sciences n’est pas tributaire un ingénieur ? et celui qui s’occupe des sciences ou des arts appliqués à l’industrie ? et l’officier ou l’ingénieur qui travaille au perfectionnement des engins de guerre ? et le constructeur qui dessine et aménage nos grands cuirassés ? Et l’observation faite à propos de la production internationale se répète ici : s’il est à la rigueur possible à un spécialiste de se tenir au courant des écrits 180 publiés sur les quelques questions qui font l’objet de ses études, lui est-il possible de se tenir également au courant de toute la production avoisinante ? « Le problème bibliographique, dit un jeune et remarquable bibliographe autrichien, M. Carl Junker, devient de jour en jour plus grave et, dès aujourd’hui, peut être appelé pour tout écrivain une calamité. » Il n’intéresse pas seulement les écrivains, les érudits, les savans, les littérateurs, mais, d’une manière beaucoup plus pressante, les ingénieurs et les industriels.

C’est un point de vue que M. le général Sebert développe avec force : « Plus que personne, les ingénieurs chargés de la direction des établissemens et des usines, et, en général, tout le personnel technique des sociétés industrielles ont intérêt à être renseignés sans retard, et le plus exactement possible, sur tous les faits qui se produisent et qui se rattachent, à un titre quelconque, au progrès et au développement des industries qui les occupent. Il s’agit, en effet, pour ces industries, de suivre la marche rapide du progrès pour éviter d’être distancées et de voir le courant commercial se déplacer en les quittant. Car celui-ci ne tarde pas à s’écarter des établissemens qui restent stationnaires, entraînant parfois, pour de nombreuses populations ouvrières ou pour des régions entières, des perturbations économiques profondes.

« Dans l’industrie, en effet, il n’est pas permis, sous peine de ruine fatale, de rester confiné dans d’anciens procédés et dans d’anciennes méthodes. Il faut être à l’affût de toutes les nouveautés, de tous les perfectionnemens ainsi que de tous les progrès de la science, pour en faire l’application rapide afin d’affronter chaque jour la concurrence incessante. Les industriels en sont d’ailleurs si bien convaincus qu’un grand nombre d’entre eux font des efforts individuels considérables pour se tenir au courant des progrès faits à côté d’eux et pour être renseignés sur toutes les nouveautés scientifiques qui peuvent intéresser, à un degré quelconque, les branches d’industrie qui les concernent. Et c’est ainsi que ce serait un grand service à leur rendre que de mettre à leur disposition un système d’informations bibliographiques universel, qui leur permettrait d’obtenir, sans autant de travail personnel, ni de perte de temps, les renseignemens qu’ils réussissent souvent aujourd’hui à se procurer, mais à quelle peine et à quel prix ! »


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