La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/La gloire : Différence entre versions

De Wicri Chanson de Roland
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===La gloire===
 
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Roland est un des héros dont la gloire a été le plus œcuménique,  
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et il n'est peut-être pas de popularité égale à sa popularité.  
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Roland est un des héros dont la gloire a été le plus œcuménique, et il n'est peut-être pas de popularité égale à sa popularité.  
  
Roland a été célèbre en Allemagne. Vers le milieu du {{XIIe}} siècle,  
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Roland a été célèbre en [[A pour pays cité::Allemagne]]. Vers le milieu du {{XIIe}} siècle, un curé allemand, du nom de [[A pour personnalité citée::Curé Konrad|Conrad]], — il était de la [[Bavière]] ou de la [[Souabe]], — se mit à traduire en latin d'abord, puis en vers allemands, notre épopée nationale, notre vieille chanson. La traduction est des plus exactes, avec une tournure plus cléricale ou plus mystique que dans l'original français. C'est le ''[[Rolandslied/Manuscrit de Konrad|Ruolandes Liet]]'', et nous ne pouvons oublier, en le lisant, que le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent  
un curé allemand, du nom de [[A pour personnalité citée::Curé Konrad|Conrad]], — il était de la [[Bavière]] ou  
 
de la [[Souabe]], — se mit à traduire en latin d'abord, puis en vers  
 
allemands, notre épopée nationale, notre vieille chanson. La traduction est des plus exactes, avec une tournure plus cléricale ou  
 
plus mystique que dans l'original français. C'est le ''[[Rolandslied/Manuscrit de Konrad|Ruolandes Liet]]'', et nous ne pouvons oublier, en le lisant, que le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent  
 
 
obligés de l'emprunter à la France. Et ils ne s'en tinrent pas là.  
 
obligés de l'emprunter à la France. Et ils ne s'en tinrent pas là.  
  
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Un poète connu sons le nom de [[Der Stricker|Stricker]], — ce nom signifie sans doute « rapsode » ou « arrangeur», — écrivit vers [[1230]] son ''[[A pour ouvrage cité::Karl der Grosse (Der Stricker)|Karl]]'', qui est au ''Ruolandes Liet'' ce que nos remaniements sont à notre ancien poème. Ce n'est pas tout encore : un compilateur germain du {{XIVe}} siècle, l'auteur du ''[[Karl Meinet]]'', a fait entrer dans sa vaste compilation un autre remaniement de Roncevaux. Cependant, sur toutes les places des villes de la basse Saxe et ailleurs encore se dressaient ces fameuses statues de Roland, ces ''Rolandssaülen'' qui ne représentent pas exactement notre héros, mais qui n'en attestent pas avec moins d'éloquence sa popularité très glorieuse.
 
 
 
 
Un poète connu sons le nom de Stricker, — ce nom signifie sans  
 
doute « rapsode » ou « arrangeur», — écrivit vers 1230 son Karl,  
 
qui est au Ruolandes Liet ce que nos remaniements sont à notre  
 
ancien poème. Ce n'est pas tout encore : un compilateur germain  
 
du XIVe siècle, l'auteur du Karl Meinet, a fait entrer dans sa  
 
vaste compilation un autre remaniement de Roncevaux. Cepen-
 
dant, sur toutes les places des villes de la basse Saxe et ailleurs  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Fîg. 6. - Roland en Allemagne. — D'après un manuscrit du Ruolandes Liet [xri" si
 
 
 
 
 
 
 
encore se dressaient ces fameuses statues ■ lt ■ Koland, ees Holands-
 
saûlen qui ne représentent pas exactement notre héros, mais qui  
 
n'en attestent pas avec moins d'éloquence sa popularité très  
 
glorieuse.  
 
 
 
Roland a été célèbre dans tous les pays néerlandais. L'autre
 
jour M. Bormans publiait qnaliv fragments de poème- » lliiois »
 
des xiu c et xiv° siècles, où il n'hésite pas à voir une œuvre
 
originale, mais où il est aisé de reconnaître une imitation de
 
notre vieilli' chanson. Un petil livre néerlandais du xvi° siècle,
 
"la Bataille de Roncevaux, répond bien à ces misérables versions
 
en prose du Roland qui pullulent dans nos manuscrits el dans
 
 
 
3
 
 
 
 
 
  
3i INTRODUCTION
+
[[File:Chanson de Roland Gautier 1895 page 33.jpg|center|450px|thumb|Fig. 6. - ''Roland'' en Allemagne. — D'après un manuscrit du ''Ruolandes Liet'' [{{XIIe}} siècle] ]]
  
nos incunables. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, sans doute; mais  
+
Roland a été célèbre dans tous les [[A pour pays cité::Pays-Bas|pays néerlandais]]. L'autre jour [[A pour personnalité citée::Jean Henri Bormans|M. Bormans]] publiait quatre fragments de poèmes « thiois » des {{XIIIe}} et {{XIVe}} siècles, où il n'hésite pas à voir une œuvre originale, mais où il est aisé de reconnaître une imitation de notre vieille chanson. Un petit livre néerlandais du {{XVIe}} siècle,
c'est l'irrécusable preuve d'une popularité très sincère , très éten-
+
''la Bataille de Roncevaux'', répond bien à ces misérables versions en prose du Roland qui pullulent dans nos manuscrits et dans nos incunables. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, sans doute, mais c'est l'irrécusable preuve d'une popularité très sincère , très étendue et très profonde.  
due et très profonde.  
 
  
Roland a été célèbre dans tous les pays Scandinaves. La Karla-
+
{{Lien page gauche avec icône|Lachansonderoland Gautier 1895 page 34.jpeg}}
magnus Saga est une vaste compilation islandaise du xm e siècle,  
+
Roland a été célèbre dans tous les pays Scandinaves. La ''[[A pour ouvrage cité::Karlamagnús saga|Karlamagnus Saga]]'' est une vaste compilation islandaise du {{XIIIe}} siècle, qui est empruntée littéralement à nos plus anciennes et à nos meilleures chansons de geste. Or cette œuvre se divise en dix branches, et notre chanson forme la huitième. Jusqu'à la mort  
qui est empruntée littéralement à nos plus anciennes et à nos  
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du comte Roland, le compilateur islandais ne fait que suivre très  
meilleures chansons de geste. Or cette œuvre se divise en dix  
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servilement le texte primitif du vieux poème français, d'après un  
branches, et notre chanson forme la huitième. Jusqu'à la mort  
 
du comte Roland , le compilateur islandais ne fait que suivre très  
 
servilement le texte primitif du vieux poème français , d'après un  
 
 
manuscrit fort semblable à celui d'Oxford. Mais, en cet endroit  
 
manuscrit fort semblable à celui d'Oxford. Mais, en cet endroit  
 
de son récit, il a trouvé sans doute que son modèle devenait un  
 
de son récit, il a trouvé sans doute que son modèle devenait un  
 
peu long, et il l'a vigoureusement abrégé. Quoi qu'il en soit, la  
 
peu long, et il l'a vigoureusement abrégé. Quoi qu'il en soit, la  
 
Saga conquit un rapide et incomparable succès. Un auteur danois  
 
Saga conquit un rapide et incomparable succès. Un auteur danois  
du xv e siècle la résuma à l'usage du peuple en s'aidant de quelques  
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du {{XVe}} siècle la résume à l'usage du peuple en s'aidant de quelques  
autres poèmes français. De là cette Keiser Karl Magnus kronike  
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autres poèmes français. De là cette ''Keiser Karl Magnus kronike''
 
qui circule encore aujourd'hui dans les campagnes danoises. Rien  
 
qui circule encore aujourd'hui dans les campagnes danoises. Rien  
 
n'égale la vogue de ce petit livre, dont une édition nouvelle vient  
 
n'égale la vogue de ce petit livre, dont une édition nouvelle vient  
de paraître à Copenhague, et qui, jadis imité de l'islandais, a été  
+
de paraître à [[A pour localité citée::Copenhague]], et qui, jadis imité de l'islandais, a été  
récemment traduit en cette langue. Si vous allez jamais à Reï-
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récemment traduit en cette langue. Si vous allez jamais à Reïkiavik, demandez au libraire la ''Kronike om Keiser Karlamagnus'',  
kiavik, demandez au libraire la Kronike om Keiser Karlamagnus,  
 
 
et donnez-vous la joie, errant dans ce pays, d'entendre le nom de  
 
et donnez-vous la joie, errant dans ce pays, d'entendre le nom de  
 
Roland sur les lèvres d'un paysan islandais.  
 
Roland sur les lèvres d'un paysan islandais.  
  
Roland a été célèbre en Angleterre, et il existe un Roland en  
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vers anglais du xm e siècle. On en sera d'autant moins surpris que  
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Roland a été célèbre en Angleterre, et il existe un ''Roland'' en  
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vers anglais du {{XIIIe}} siècle. On en sera d'autant moins surpris que  
 
l'Angleterre est sans doute le pays où fut écrit notre vieux poème  
 
l'Angleterre est sans doute le pays où fut écrit notre vieux poème  
par un Normand, qui était venu peut-être à la suite des envahis-
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par un Normand, qui était venu peut-être à la suite des envahisseurs de 1066. De toutes les excursions de notre légende, voilà  
seurs de 1066. De toutes les excursions de notre légende, voilà  
 
 
celle qui s'explique le plus aisément. Nous l'avons vue, d'ailleurs,  
 
celle qui s'explique le plus aisément. Nous l'avons vue, d'ailleurs,  
 
et nous allons la voir faire de plus lointains voyages.  
 
et nous allons la voir faire de plus lointains voyages.  
  
Roland a été célèbre en Ralie. Des traditions sur Charlemagne  
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Roland a été célèbre en Italie. Des traditions sur Charlemagne  
 
et sur Roland ne s'y répandirent tout d'abord qu'oralement. Mais  
 
et sur Roland ne s'y répandirent tout d'abord qu'oralement. Mais  
 
bientôt les monuments figurés, les pierres se mirent à parler, et  
 
bientôt les monuments figurés, les pierres se mirent à parler, et  
l'on connaît ces statues de Roland et d'Olivier qui sont grossière-
+
l'on connaît ces statues de Roland et d'Olivier qui sont grossièrement sculptées au porche de la cathédrale de Vérone. L'Italie  
ment sculptées au porche de la cathédrale de Vérone. L'Italie  
 
 
alors, toute l'Italie est, à l'égal de la France, parcourue par des  
 
alors, toute l'Italie est, à l'égal de la France, parcourue par des  
 
jongleurs de geste. Ils s'arrêtent sur les places de ces belles villes,  
 
jongleurs de geste. Ils s'arrêtent sur les places de ces belles villes,  
 
sur ces places tout entourées de grands palais féodaux ; ils y font  
 
sur ces places tout entourées de grands palais féodaux ; ils y font  
retentir leurs vielles et chantent les héros français : Olivier, Ro-
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retentir leurs vielles et chantent les héros français : Olivier, Roland, Charlemagne. La foule s'attroupe autour d'eux, frémissante.  
land, Charlemagne. La foule s'attroupe autour d'eux, frémissante.  
 
 
Des héros italiens on ne sonne mot : la France et ses chevaliers  
 
Des héros italiens on ne sonne mot : la France et ses chevaliers  
 
 
 
INTRODUCTION
 
 
 
 
35
 
 
 
 
 
suffisent alors et suffisent largement à alimenter l'enthousiasme  
 
suffisent alors et suffisent largement à alimenter l'enthousiasme  
de toute l 'Europe. Toutefois ce n'est encore là que la première  
+
de toute l'Europe. Toutefois ce n'est encore là que la première  
 
période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie : il  
 
période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie : il  
faut en venir à des documents écrits. Et voici, au XIII e siècle,
+
faut en venir à des documents écrits.  
l'époque de ces romans franco-italiens dont nous trouvons aujour-
 
  
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[[File:Chanson de Roland Gautier 1895 page 35.png|500px|center|thumb|Fig. 7 et 8. -- Roland en Italie. — Statues d'Olivier et de Roland au portail de la [[cathédrale de Vérone]] ({{XIIe}} siècle)]]
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Et voici, au {{XIIIe}} siècle,
 +
l'époque de ces romans franco-italiens dont nous trouvons aujourd'hui les types les plus parfaits à la bibliothèque Saint-Marc de
 +
Venise.
  
 
+
La légende de Roland, en ces poèmes étranges, est formée  
 
+
de trois éléments : une ''[[A pour ouvrage cité::Entrée d'Espagne|Entrée en Espagne]]'', de Nicolas de Padoue ;  
 
+
notre ancien poème, avec certains mélanges du faux Turpin, et de
Fig. T et H. -- Roland en Italie. — Statues d'Olivier et de Roland au portail
+
Roncevaux, représenté par le dénouement du [[Chanson de Roland/Manuscrit de Venise 4|manuscrit IV de Venise]]. L'Italie, du reste, ne se borna point à faire un succès à  
de la cathédi de di \ et xu* siècle I.
+
des chansons françaises plus ou moins italianisées : leur popularité exigea davantage, il fallut les traduire en italien, en véritable italien, et c'est ce que tentèrent, aux {{XIVe}} et {{XVe}} siècles, les  
 
+
auteurs des deux ''Spagna'' en vers <ref>La ''Spagna istoriata'' proprement
 
+
dite, et la ''Rotta di Roncisvalle''. </ref> et des trois ''Spagna'' en prose <ref>La Spagna de la bibliothèque Albani , découverte par M. Ranke; celle de
 
+
la bibliothèque Médicis, mise en lumière
il'liui les types les plus parfaits à la bibliothèque Saint-Marc de
+
par M. Rajna ; celle de la bibliothèque
Venise. La légende de Roland, en ces poèmes étranges, est formée  
+
de Pavie, publiée par M. Ceruti et qui
de trois éléments : une Entrée '■/' Espagne, de Nicolas de Padoue;  
+
est intitulée : II Viaggio in Ispagna. </ref>
notre ancien poème, avec certains mélanges du faux Turpin, ri le
 
Roncevaux, représenté parle dénouement du manuscrit l\ de  
 
Venise. L'Italie, du reste, ne se borna point à faire un succès à  
 
des chansons françaises plus ou moins italianisées : leur popula-
 
rité exigea davantage, il fallut les traduire en italien, en véritable  
 
 
 
 
 
 
 
36
 
 
 
 
 
 
 
INTRODUCTION
 
 
 
 
 
 
 
italien, et c'est ce que tentèrent, aux xiv e et xv e siècles, les  
 
auteurs des deux Spagna en vers 1 et des trois Spagna en prose 2
 
 
qui sont parvenues jusqu'à nous. Il est aujourd'hui prouvé que  
 
qui sont parvenues jusqu'à nous. Il est aujourd'hui prouvé que  
 
les vers ont ici précédé la prose. Si médiocre, d'ailleurs, que soit  
 
les vers ont ici précédé la prose. Si médiocre, d'ailleurs, que soit  
la Spagna rimée qui est faussement attribuée à Sostegno di Za-
+
la Spagna rimée qui est faussement attribuée à Sostegno di Zanobi, c'est un poème, et ce poème va devenir le prototype de  
nobi, c'est un poème, et ce poème va devenir le prototype de  
 
 
toute l'Épopée italienne. D'autres poètes surgissent, en effet, mais  
 
toute l'Épopée italienne. D'autres poètes surgissent, en effet, mais  
 
ceux-là vigoureux et originaux. Ils regardent autour d'eux et  
 
ceux-là vigoureux et originaux. Ils regardent autour d'eux et  
 
cherchent un sujet, un héros d'épopée. La Spagna frappe leurs  
 
cherchent un sujet, un héros d'épopée. La Spagna frappe leurs  
oreilles et leurs yeux : « Roland! s'écrient -ils, il n'y a que Ro-
+
oreilles et leurs yeux : « Roland! s'écrient-ils, il n'y a que Roland » Et Pulci publie, en 1485, son ''Morgante maggiore''; et  
I.iikI! » Et Pulci publie, en 1485, son Morgante maggiore; et  
+
l'Aretin son ''Orlandino'', auquel il prend soin de ne pas donner de  
l'Aretin son Orlandino, auquel il prend soin de ne pas donner de  
+
date ; et [[A pour personnalité citée::Ludovico Ariosto|l'Arioste]], en 1516, son ''[[A pour ouvrage cité::Orlando furioso]]''. Toujours Roland,  
date ; et l'Arioste, en 1516, son Orlando furioso. Toujours Roland,  
 
 
partout Roland. Certes, ce ne sont plus là des épopées populaires  
 
partout Roland. Certes, ce ne sont plus là des épopées populaires  
 
et spontanées. Les amours ardentes, les petites jalousies, le grand  
 
et spontanées. Les amours ardentes, les petites jalousies, le grand  
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simplicité mâle et à la farouche chasteté du Roland. Mais enfin  
 
simplicité mâle et à la farouche chasteté du Roland. Mais enfin  
 
c'est là notre légende, ce sont là nos grandes figures nationales,  
 
c'est là notre légende, ce sont là nos grandes figures nationales,  
et l'Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célé-
+
et l'Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célébrité fût comparable à la gloire d'un Charlemagne ou à celle d'un  
brité fût comparable à la gloire d'un Charlemagne ou à celle d'un  
+
Roland.  
Roland. v
 
  
 
Roland a été célèbre en Espagne. L'Espagne, elle aussi, fut  
 
Roland a été célèbre en Espagne. L'Espagne, elle aussi, fut  
 
longtemps traversée par des jongleurs qui avaient la bouche pleine  
 
longtemps traversée par des jongleurs qui avaient la bouche pleine  
des noms de Charles et de son neveu, et qui racontaient à la fran-
+
des noms de Charles et de son neveu, et qui racontaient à la française cette légende très française. Mais, de très bonne heure, une  
çaise cette légende très française. Mais, de très bonne heure, une  
 
 
réaction se produisit là-bas contre ces récits, qui parurent à la  
 
réaction se produisit là-bas contre ces récits, qui parurent à la  
 
fin trop glorieux pour la France, trop oublieux du nom espagnol.  
 
fin trop glorieux pour la France, trop oublieux du nom espagnol.  
 
La passion s'en mêla; la jalousie nationale éclata. De là ces  
 
La passion s'en mêla; la jalousie nationale éclata. De là ces  
légendes toutes neuves qui ont trouvé place, au \nr siècle, dans  
+
légendes toutes neuves qui ont trouvé place, au {{XIIIe}} siècle, dans  
la Cronica gênerai d'Alphonse X et dans la Chronica Hispanià
+
la ''Cronica general'' d'[[A pour personnalité citée::Alphonse X]] et dans la ''[[A pour ouvrage cité::De rebus Hispaniae|Chronica Hispaniae]]''
de Rodrigue de Tolède. Celui-ci raconte ingénument que Roland  
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de [[A pour auteur cité::Rodrigue de Tolède]]. Celui-ci raconte ingénument que Roland  
 
lui défait à Roncevaux par Rernard del Carpio, et Alphonse X  
 
lui défait à Roncevaux par Rernard del Carpio, et Alphonse X  
ajoute que Bernard était l'allié intime des infidèles. Tel est le Ron-
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ajoute que Bernard était l'allié intime des infidèles. Tel est le ''Roncevaux espagnol''. Il est bon de ne pas s'y arrêter trop longtemps,  
cevaux espagnol. Il est bon de ne pas s'y arrêter trop longtemps,  
 
 
et d'en venir bien vite à la troisième période de cette histoire  
 
et d'en venir bien vite à la troisième période de cette histoire  
 
rapide de notre légende en Espagne. C'est l'époque des Romances.  
 
rapide de notre légende en Espagne. C'est l'époque des Romances.  
 
Les unes sont françaises, les autres espagnoles d'inspiration. Les  
 
Les unes sont françaises, les autres espagnoles d'inspiration. Les  
 +
unes dérivent de la ''Cronica gêneral''; les autres, de nos chansons
 +
de geste. Ce dernier courant finit par triompher. L'Espagne eut
 +
sa « Bibliothèque bleue » qui fut toute remplie de notre gloire, et
 +
son livre le plus populaire fut cette ''Historia del emperador Carlomagno'', qui est naïvement empruntée à notre ''Fierabras''. Mais ce
 +
long succès de nos romans va prendre fin : car nous sommes
 +
en 1605, et voici la première édition de ''Don Quichotte''.
  
  
 
+
Roland a été célébré dans l'Église tout entière. Il y a été longtemps vénéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs  
1 La Spagna istoriata proprement
+
Martyrologes, et les [[Bollandiste]]s ont dû s'en occuper à deux  
dite, et la Rotta di Eoncisvalle.
+
reprises <ref>Le 31 mai et le 16 juin. </ref>. Ils l'ont avec raison rejeté du nombre des Saints, mais  
 
+
non sans éprouver un certain regret d'être contraints à cette sévérité. Après avoir justement flétri les fables du faux Turpin, ils  
2 La Spagna de la bibliothèque Al-
 
baai , découverte par M. Ranke; celle de
 
 
 
 
 
 
 
la bibliothèque Médicis, mise en lumière
 
par M. Rajna ; celle de la bibliothèque
 
de Pavie, publiée par M. Ceruti et qui
 
est intitulée : II Viaggio in Ispagna.
 
 
 
 
 
 
 
INTRODUCTION 37
 
 
 
unes dérivent de la Cronica gênerai; les autres, de nos chansons
 
de geste. Ce dernier courant finit par triompher. L'Kspagne eut
 
sa « Bibliothèque bleue » qui fut toute remplie de notre gloire, et
 
son livre le plus populaire fut cette Historia del emperador Carlo-
 
magno, qui est naïvement empruntée à notre Fierabras. Mais ce
 
long succès de nos romans va prendre (in : car nous sommes
 
en 1605, et voici la première édition de Don Quichotte.
 
 
 
Roland a été célébré dans l'Église tout entière. Il y a été long-
 
temps vénéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs  
 
Martyrologes, et les Bollandistes ont dû s'en occuper à deux  
 
reprises 1 . Ils l'ont avec raison rejeté du nombre des Saints, mais  
 
non sans (''prouver un certain regret d'être contraints à cette sévé-
 
rité. Après avoir justement flétri les fables du faux Turpin, ils  
 
 
s'écrient : « Nous serions heureux de posséder sur Roland des  
 
s'écrient : « Nous serions heureux de posséder sur Roland des  
documents plus sûrs. Certiora libenter acciperemus. » C'est une  
+
documents plus sûrs. ''Certiora libenter acciperemus''. » C'est une  
 
bonne parole de critique chrétien, et nous la répéterons volontiers  
 
bonne parole de critique chrétien, et nous la répéterons volontiers  
après les Rolland istes.  
+
après les Rollandistes.  
  
 
Roland a été surtout célèbre dans toute la France. Son nom,  
 
Roland a été surtout célèbre dans toute la France. Son nom,  
 
son souvenir faisaient en quelque manière partie de la vie publique  
 
son souvenir faisaient en quelque manière partie de la vie publique  
de nos pères. Toutes les fois que la France était vaincue, on n'en-
+
de nos pères. Toutes les fois que la France était vaincue, on n'entendait que ce cri : « Ah! si Roland était là! » Lorsque Raoul de  
tendait que ce cri : « Ah! si Roland était là! » Lorsque Raoul de  
 
 
Caen, lorsque cet historien de la première croisade veut rendre  
 
Caen, lorsque cet historien de la première croisade veut rendre  
 
hommage à Robert, comte de Flandre, et à Hugues le Grand, il  
 
hommage à Robert, comte de Flandre, et à Hugues le Grand, il  
s'écrie : Rolandum dicas Oliveriumque renatos. Et l'on connaît  
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s'écrie : ''Rolandum dicas Oliveriumque renatos''. Et l'on connaît  
 
cette histoire mise assez méchamment sur le compte du roi Jean,  
 
cette histoire mise assez méchamment sur le compte du roi Jean,  
 
qui se plaignait de ses chevaliers, et à qui l'on aurait insolemment  
 
qui se plaignait de ses chevaliers, et à qui l'on aurait insolemment  
répondu : Non defuturos Rolandos si adsint Caroli. Le mot  
+
répondu : ''Non defuturos Rolandos si adsint Caroli''. Le mot  
n'étail pas nouveau. Adam de la Halle l'avail déjà prononcé au  
+
n'était pas nouveau. Adam de la Halle l'avait déjà prononcé au  
siècle précédent, el l'auteur de la Vie du monde lui avait donné  
+
siècle précédent, et l'auteur de la ''Vie du monde'' lui avait donné  
sa forme définitive , lorsqu'il avait dit : Se Charles fust en France,  
+
sa forme définitive , lorsqu'il avait dit : ''Se Charles fust en France, encore i fust Rolans''. Paris aimait particulièrement le souvenir  
encore i fust Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir  
+
du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fondement d'ailleurs) la fondation de l'église Saint-Marceau. Le voyageur trouvai! dans nos rues, dans nos maisons, partout. le nom  
du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fonde-
+
et l'image de notre héros. C'étaient les enseignes, c'étaient les  
ment d'ailleurs) la fondation de l'église Saint- Marceau. Le voya-
+
vitraux , c'étaient les jongleurs de geste qui , au {{XVe}} siècle encore,  
geur trouvai! dans nos rues, dans nos maisons, partoul . le nom  
+
chantaient ''Roncevaux'' aux grandes fêtes de l'année; c'étaient
el l'image de notre héros. C'étaient les enseignes, c'étaient les  
 
vitraux , c'étaient les jongleurs de peslo qui , au \\ •• siècle encore,  
 
chantaient Honcevaux aux grandes fêtes de l'année; c'étaienl
 
 
livres populaires, ces grossières traductions en prose, qui devaient  
 
livres populaires, ces grossières traductions en prose, qui devaient  
un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux xr.  
+
un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux {{XIVe}} et
 
+
{{XVe}} siècles, la gloire de Roland paraissait à son apogée. Mais,
1 Le '-'<\ mai el le 16 juin.  
+
hélas ! l'heure de l'oubli et de l'ingratitude allait bientôt sonner.  
 
 
 
 
  
38 INTRODUCTION
+
Voici la Renaissance : notre légende va mourir.
  
xv e siècles, la gloire de Roland paraissait à son apogée. Mais,
+
===Notes de l'auteur===
hélas ! l'heure de l'oubli et de l'ingratitude allait bientôt sonner.
+
<references/>
Voici la Renaissance : notre légende va mourir.
 
  
  
 
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==Facsimilés==
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Le texte original

La gloire

Lachansonderoland Gautier 1895 page 32.jpeg[32] Roland est un des héros dont la gloire a été le plus œcuménique, et il n'est peut-être pas de popularité égale à sa popularité.

Roland a été célèbre en Allemagne. Vers le milieu du XIIe siècle, un curé allemand, du nom de Conrad, — il était de la Bavière ou de la Souabe, — se mit à traduire en latin d'abord, puis en vers allemands, notre épopée nationale, notre vieille chanson. La traduction est des plus exactes, avec une tournure plus cléricale ou plus mystique que dans l'original français. C'est le Ruolandes Liet, et nous ne pouvons oublier, en le lisant, que le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent obligés de l'emprunter à la France. Et ils ne s'en tinrent pas là.

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Un poète connu sons le nom de Stricker, — ce nom signifie sans doute « rapsode » ou « arrangeur», — écrivit vers 1230 son Karl, qui est au Ruolandes Liet ce que nos remaniements sont à notre ancien poème. Ce n'est pas tout encore : un compilateur germain du XIVe siècle, l'auteur du Karl Meinet, a fait entrer dans sa vaste compilation un autre remaniement de Roncevaux. Cependant, sur toutes les places des villes de la basse Saxe et ailleurs encore se dressaient ces fameuses statues de Roland, ces Rolandssaülen qui ne représentent pas exactement notre héros, mais qui n'en attestent pas avec moins d'éloquence sa popularité très glorieuse.

Fig. 6. - Roland en Allemagne. — D'après un manuscrit du Ruolandes Liet [XIIe siècle]

Roland a été célèbre dans tous les pays néerlandais. L'autre jour M. Bormans publiait quatre fragments de poèmes « thiois » des XIIIe et XIVe siècles, où il n'hésite pas à voir une œuvre originale, mais où il est aisé de reconnaître une imitation de notre vieille chanson. Un petit livre néerlandais du XVIe siècle, la Bataille de Roncevaux, répond bien à ces misérables versions en prose du Roland qui pullulent dans nos manuscrits et dans nos incunables. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, sans doute, mais c'est l'irrécusable preuve d'une popularité très sincère , très étendue et très profonde.

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Roland a été célèbre dans tous les pays Scandinaves. La Karlamagnus Saga est une vaste compilation islandaise du XIIIe siècle, qui est empruntée littéralement à nos plus anciennes et à nos meilleures chansons de geste. Or cette œuvre se divise en dix branches, et notre chanson forme la huitième. Jusqu'à la mort du comte Roland, le compilateur islandais ne fait que suivre très servilement le texte primitif du vieux poème français, d'après un manuscrit fort semblable à celui d'Oxford. Mais, en cet endroit de son récit, il a trouvé sans doute que son modèle devenait un peu long, et il l'a vigoureusement abrégé. Quoi qu'il en soit, la Saga conquit un rapide et incomparable succès. Un auteur danois du XVe siècle la résume à l'usage du peuple en s'aidant de quelques autres poèmes français. De là cette Keiser Karl Magnus kronike qui circule encore aujourd'hui dans les campagnes danoises. Rien n'égale la vogue de ce petit livre, dont une édition nouvelle vient de paraître à Copenhague, et qui, jadis imité de l'islandais, a été récemment traduit en cette langue. Si vous allez jamais à Reïkiavik, demandez au libraire la Kronike om Keiser Karlamagnus, et donnez-vous la joie, errant dans ce pays, d'entendre le nom de Roland sur les lèvres d'un paysan islandais.


Roland a été célèbre en Angleterre, et il existe un Roland en vers anglais du XIIIe siècle. On en sera d'autant moins surpris que l'Angleterre est sans doute le pays où fut écrit notre vieux poème par un Normand, qui était venu peut-être à la suite des envahisseurs de 1066. De toutes les excursions de notre légende, voilà celle qui s'explique le plus aisément. Nous l'avons vue, d'ailleurs, et nous allons la voir faire de plus lointains voyages.

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Roland a été célèbre en Italie. Des traditions sur Charlemagne et sur Roland ne s'y répandirent tout d'abord qu'oralement. Mais bientôt les monuments figurés, les pierres se mirent à parler, et l'on connaît ces statues de Roland et d'Olivier qui sont grossièrement sculptées au porche de la cathédrale de Vérone. L'Italie alors, toute l'Italie est, à l'égal de la France, parcourue par des jongleurs de geste. Ils s'arrêtent sur les places de ces belles villes, sur ces places tout entourées de grands palais féodaux ; ils y font retentir leurs vielles et chantent les héros français : Olivier, Roland, Charlemagne. La foule s'attroupe autour d'eux, frémissante. Des héros italiens on ne sonne mot : la France et ses chevaliers suffisent alors et suffisent largement à alimenter l'enthousiasme de toute l'Europe. Toutefois ce n'est encore là que la première période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie : il faut en venir à des documents écrits.

Fig. 7 et 8. -- Roland en Italie. — Statues d'Olivier et de Roland au portail de la cathédrale de Vérone (XIIe siècle)

Et voici, au XIIIe siècle, l'époque de ces romans franco-italiens dont nous trouvons aujourd'hui les types les plus parfaits à la bibliothèque Saint-Marc de Venise.

La légende de Roland, en ces poèmes étranges, est formée de trois éléments : une Entrée en Espagne, de Nicolas de Padoue ; notre ancien poème, avec certains mélanges du faux Turpin, et de Roncevaux, représenté par le dénouement du manuscrit IV de Venise. L'Italie, du reste, ne se borna point à faire un succès à des chansons françaises plus ou moins italianisées : leur popularité exigea davantage, il fallut les traduire en italien, en véritable italien, et c'est ce que tentèrent, aux XIVe et XVe siècles, les auteurs des deux Spagna en vers [1] et des trois Spagna en prose [2] qui sont parvenues jusqu'à nous. Il est aujourd'hui prouvé que les vers ont ici précédé la prose. Si médiocre, d'ailleurs, que soit la Spagna rimée qui est faussement attribuée à Sostegno di Zanobi, c'est un poème, et ce poème va devenir le prototype de toute l'Épopée italienne. D'autres poètes surgissent, en effet, mais ceux-là vigoureux et originaux. Ils regardent autour d'eux et cherchent un sujet, un héros d'épopée. La Spagna frappe leurs oreilles et leurs yeux : « Roland! s'écrient-ils, il n'y a que Roland » Et Pulci publie, en 1485, son Morgante maggiore; et l'Aretin son Orlandino, auquel il prend soin de ne pas donner de date ; et l'Arioste, en 1516, son Orlando furioso. Toujours Roland, partout Roland. Certes, ce ne sont plus là des épopées populaires et spontanées. Les amours ardentes, les petites jalousies, le grand style ruisselant et colorié de l'Arioste ne ressemblent guère à la simplicité mâle et à la farouche chasteté du Roland. Mais enfin c'est là notre légende, ce sont là nos grandes figures nationales, et l'Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célébrité fût comparable à la gloire d'un Charlemagne ou à celle d'un Roland.

Roland a été célèbre en Espagne. L'Espagne, elle aussi, fut longtemps traversée par des jongleurs qui avaient la bouche pleine des noms de Charles et de son neveu, et qui racontaient à la française cette légende très française. Mais, de très bonne heure, une réaction se produisit là-bas contre ces récits, qui parurent à la fin trop glorieux pour la France, trop oublieux du nom espagnol. La passion s'en mêla; la jalousie nationale éclata. De là ces légendes toutes neuves qui ont trouvé place, au XIIIe siècle, dans la Cronica general d'Alphonse X et dans la Chronica Hispaniae de Rodrigue de Tolède. Celui-ci raconte ingénument que Roland lui défait à Roncevaux par Rernard del Carpio, et Alphonse X ajoute que Bernard était l'allié intime des infidèles. Tel est le Roncevaux espagnol. Il est bon de ne pas s'y arrêter trop longtemps, et d'en venir bien vite à la troisième période de cette histoire rapide de notre légende en Espagne. C'est l'époque des Romances. Les unes sont françaises, les autres espagnoles d'inspiration. Les unes dérivent de la Cronica gêneral; les autres, de nos chansons de geste. Ce dernier courant finit par triompher. L'Espagne eut sa « Bibliothèque bleue » qui fut toute remplie de notre gloire, et son livre le plus populaire fut cette Historia del emperador Carlomagno, qui est naïvement empruntée à notre Fierabras. Mais ce long succès de nos romans va prendre fin : car nous sommes en 1605, et voici la première édition de Don Quichotte.


Roland a été célébré dans l'Église tout entière. Il y a été longtemps vénéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs Martyrologes, et les Bollandistes ont dû s'en occuper à deux reprises [3]. Ils l'ont avec raison rejeté du nombre des Saints, mais non sans éprouver un certain regret d'être contraints à cette sévérité. Après avoir justement flétri les fables du faux Turpin, ils s'écrient : « Nous serions heureux de posséder sur Roland des documents plus sûrs. Certiora libenter acciperemus. » C'est une bonne parole de critique chrétien, et nous la répéterons volontiers après les Rollandistes.

Roland a été surtout célèbre dans toute la France. Son nom, son souvenir faisaient en quelque manière partie de la vie publique de nos pères. Toutes les fois que la France était vaincue, on n'entendait que ce cri : « Ah! si Roland était là! » Lorsque Raoul de Caen, lorsque cet historien de la première croisade veut rendre hommage à Robert, comte de Flandre, et à Hugues le Grand, il s'écrie : Rolandum dicas Oliveriumque renatos. Et l'on connaît cette histoire mise assez méchamment sur le compte du roi Jean, qui se plaignait de ses chevaliers, et à qui l'on aurait insolemment répondu : Non defuturos Rolandos si adsint Caroli. Le mot n'était pas nouveau. Adam de la Halle l'avait déjà prononcé au siècle précédent, et l'auteur de la Vie du monde lui avait donné sa forme définitive , lorsqu'il avait dit : Se Charles fust en France, encore i fust Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fondement d'ailleurs) la fondation de l'église Saint-Marceau. Le voyageur trouvai! dans nos rues, dans nos maisons, partout. le nom et l'image de notre héros. C'étaient les enseignes, c'étaient les vitraux , c'étaient les jongleurs de geste qui , au XVe siècle encore, chantaient Roncevaux aux grandes fêtes de l'année; c'étaient livres populaires, ces grossières traductions en prose, qui devaient un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux XIVe et XVe siècles, la gloire de Roland paraissait à son apogée. Mais, hélas ! l'heure de l'oubli et de l'ingratitude allait bientôt sonner.

Voici la Renaissance : notre légende va mourir.

Notes de l'auteur

  1. La Spagna istoriata proprement dite, et la Rotta di Roncisvalle.
  2. La Spagna de la bibliothèque Albani , découverte par M. Ranke; celle de la bibliothèque Médicis, mise en lumière par M. Rajna ; celle de la bibliothèque de Pavie, publiée par M. Ceruti et qui est intitulée : II Viaggio in Ispagna.
  3. Le 31 mai et le 16 juin.



Facsimilés

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