La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/La gloire

De Wicri Chanson de Roland
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Le texte original

La gloire

Lachansonderoland Gautier 1895 page 32.jpeg[32] Roland est un des héros dont la gloire a été le plus œcuménique, et il n'est peut-être pas de popularité égale à sa popularité.

Roland a été célèbre en Allemagne. Vers le milieu du XIIe siècle, un curé allemand, du nom de Conrad, — il était de la Bavière ou de la Souabe, — se mit à traduire en latin d'abord, puis en vers allemands, notre épopée nationale, notre vieille chanson. La traduction est des plus exactes, avec une tournure plus cléricale ou plus mystique que dans l'original français. C'est le Ruolandes Liet, et nous ne pouvons oublier, en le lisant, que le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent obligés de l'emprunter à la France. Et ils ne s'en tinrent pas là.

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Un poète connu sons le nom de Stricker, — ce nom signifie sans doute « rapsode » ou « arrangeur», — écrivit vers 1230 son Karl, qui est au Ruolandes Liet ce que nos remaniements sont à notre ancien poème. Ce n'est pas tout encore : un compilateur germain du XIVe siècle, l'auteur du Karl Meinet, a fait entrer dans sa vaste compilation un autre remaniement de Roncevaux. Cependant, sur toutes les places des villes de la basse Saxe et ailleurs encore se dressaient ces fameuses statues de Roland, ces Rolandssaülen qui ne représentent pas exactement notre héros, mais qui n'en attestent pas avec moins d'éloquence sa popularité très glorieuse.

Fig. 6. - Roland en Allemagne. — D'après un manuscrit du Ruolandes Liet [XIIe siècle]

Roland a été célèbre dans tous les pays néerlandais. L'autre jour M. Bormans publiait quatre fragments de poèmes « thiois » des XIIIe et XIVe siècles, où il n'hésite pas à voir une œuvre originale, mais où il est aisé de reconnaître une imitation de notre vieille chanson. Un petit livre néerlandais du XVIe siècle, la Bataille de Roncevaux, répond bien à ces misérables versions en prose du Roland qui pullulent dans nos manuscrits et dans nos incunables. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, sans doute, mais c'est l'irrécusable preuve d'une popularité très sincère , très étendue et très profonde.

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Roland a été célèbre dans tous les pays Scandinaves. La Karlamagnus Saga est une vaste compilation islandaise du XIIIe siècle, qui est empruntée littéralement à nos plus anciennes et à nos meilleures chansons de geste. Or cette œuvre se divise en dix branches, et notre chanson forme la huitième. Jusqu'à la mort du comte Roland, le compilateur islandais ne fait que suivre très servilement le texte primitif du vieux poème français, d'après un manuscrit fort semblable à celui d'Oxford. Mais, en cet endroit de son récit, il a trouvé sans doute que son modèle devenait un peu long, et il l'a vigoureusement abrégé. Quoi qu'il en soit, la Saga conquit un rapide et incomparable succès. Un auteur danois du XVe siècle la résume à l'usage du peuple en s'aidant de quelques autres poèmes français. De là cette Keiser Karl Magnus kronike qui circule encore aujourd'hui dans les campagnes danoises. Rien n'égale la vogue de ce petit livre, dont une édition nouvelle vient de paraître à Copenhague, et qui, jadis imité de l'islandais, a été récemment traduit en cette langue. Si vous allez jamais à Reïkiavik, demandez au libraire la Kronike om Keiser Karlamagnus, et donnez-vous la joie, errant dans ce pays, d'entendre le nom de Roland sur les lèvres d'un paysan islandais.


Roland a été célèbre en Angleterre, et il existe un Roland en vers anglais du XIIIe siècle. On en sera d'autant moins surpris que l'Angleterre est sans doute le pays où fut écrit notre vieux poème par un Normand, qui était venu peut-être à la suite des envahisseurs de 1066. De toutes les excursions de notre légende, voilà celle qui s'explique le plus aisément. Nous l'avons vue, d'ailleurs, et nous allons la voir faire de plus lointains voyages.

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Roland a été célèbre en Italie. Des traditions sur Charlemagne et sur Roland ne s'y répandirent tout d'abord qu'oralement. Mais bientôt les monuments figurés, les pierres se mirent à parler, et l'on connaît ces statues de Roland et d'Olivier qui sont grossièrement sculptées au porche de la cathédrale de Vérone. L'Italie alors, toute l'Italie est, à l'égal de la France, parcourue par des jongleurs de geste. Ils s'arrêtent sur les places de ces belles villes, sur ces places tout entourées de grands palais féodaux ; ils y font retentir leurs vielles et chantent les héros français : Olivier, Roland, Charlemagne. La foule s'attroupe autour d'eux, frémissante. Des héros italiens on ne sonne mot : la France et ses chevaliers suffisent alors et suffisent largement à alimenter l'enthousiasme de toute l'Europe. Toutefois ce n'est encore là que la première période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie : il faut en venir à des documents écrits.

Fig. 7 et 8. -- Roland en Italie. — Statues d'Olivier et de Roland au portail de la cathédrale de Vérone (XIIe siècle)

Et voici, au XIIIe siècle, l'époque de ces romans franco-italiens dont nous trouvons aujourd'hui les types les plus parfaits à la bibliothèque Saint-Marc de Venise.

La légende de Roland, en ces poèmes étranges, est formée de trois éléments : une Entrée en Espagne, de Nicolas de Padoue ; notre ancien poème, avec certains mélanges du faux Turpin, et de Roncevaux, représenté par le dénouement du manuscrit IV de Venise. L'Italie, du reste, ne se borna point à faire un succès à des chansons françaises plus ou moins italianisées : leur popularité exigea davantage, il fallut les traduire en italien, en véritable italien, et c'est ce que tentèrent, aux XIVe et XVe siècles, les auteurs des deux Spagna en vers [1] et des trois Spagna en prose [2] qui sont parvenues jusqu'à nous. Il est aujourd'hui prouvé que les vers ont ici précédé la prose. Si médiocre, d'ailleurs, que soit la Spagna rimée qui est faussement attribuée à Sostegno di Zanobi, c'est un poème, et ce poème va devenir le prototype de toute l'Épopée italienne. D'autres poètes surgissent, en effet, mais ceux-là vigoureux et originaux. Ils regardent autour d'eux et cherchent un sujet, un héros d'épopée. La Spagna frappe leurs oreilles et leurs yeux : « Roland! s'écrient-ils, il n'y a que Roland » Et Pulci publie, en 1485, son Morgante maggiore; et l'Aretin son Orlandino, auquel il prend soin de ne pas donner de date ; et l'Arioste, en 1516, son Orlando furioso. Toujours Roland, partout Roland. Certes, ce ne sont plus là des épopées populaires et spontanées. Les amours ardentes, les petites jalousies, le grand style ruisselant et colorié de l'Arioste ne ressemblent guère à la simplicité mâle et à la farouche chasteté du Roland. Mais enfin c'est là notre légende, ce sont là nos grandes figures nationales, et l'Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célébrité fût comparable à la gloire d'un Charlemagne ou à celle d'un Roland.

Roland a été célèbre en Espagne. L'Espagne, elle aussi, fut longtemps traversée par des jongleurs qui avaient la bouche pleine des noms de Charles et de son neveu, et qui racontaient à la française cette légende très française. Mais, de très bonne heure, une réaction se produisit là-bas contre ces récits, qui parurent à la fin trop glorieux pour la France, trop oublieux du nom espagnol. La passion s'en mêla; la jalousie nationale éclata. De là ces légendes toutes neuves qui ont trouvé place, au XIIIe siècle, dans la Cronica general d'Alphonse X et dans la Chronica Hispaniae de Rodrigue de Tolède. Celui-ci raconte ingénument que Roland lui défait à Roncevaux par Rernard del Carpio, et Alphonse X ajoute que Bernard était l'allié intime des infidèles. Tel est le Roncevaux espagnol. Il est bon de ne pas s'y arrêter trop longtemps, et d'en venir bien vite à la troisième période de cette histoire rapide de notre légende en Espagne. C'est l'époque des Romances. Les unes sont françaises, les autres espagnoles d'inspiration. Les unes dérivent de la Cronica gêneral; les autres, de nos chansons de geste. Ce dernier courant finit par triompher. L'Espagne eut sa « Bibliothèque bleue » qui fut toute remplie de notre gloire, et son livre le plus populaire fut cette Historia del emperador Carlomagno, qui est naïvement empruntée à notre Fierabras. Mais ce long succès de nos romans va prendre fin : car nous sommes en 1605, et voici la première édition de Don Quichotte.


Roland a été célébré dans l'Église tout entière. Il y a été longtemps vénéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs Martyrologes, et les Bollandistes ont dû s'en occuper à deux reprises [3]. Ils l'ont avec raison rejeté du nombre des Saints, mais non sans éprouver un certain regret d'être contraints à cette sévérité. Après avoir justement flétri les fables du faux Turpin, ils s'écrient : « Nous serions heureux de posséder sur Roland des documents plus sûrs. Certiora libenter acciperemus. » C'est une bonne parole de critique chrétien, et nous la répéterons volontiers après les Rollandistes.

Roland a été surtout célèbre dans toute la France. Son nom, son souvenir faisaient en quelque manière partie de la vie publique de nos pères. Toutes les fois que la France était vaincue, on n'entendait que ce cri : « Ah! si Roland était là! » Lorsque Raoul de Caen, lorsque cet historien de la première croisade veut rendre hommage à Robert, comte de Flandre, et à Hugues le Grand, il s'écrie : Rolandum dicas Oliveriumque renatos. Et l'on connaît cette histoire mise assez méchamment sur le compte du roi Jean, qui se plaignait de ses chevaliers, et à qui l'on aurait insolemment répondu : Non defuturos Rolandos si adsint Caroli. Le mot n'était pas nouveau. Adam de la Halle l'avait déjà prononcé au siècle précédent, et l'auteur de la Vie du monde lui avait donné sa forme définitive , lorsqu'il avait dit : Se Charles fust en France, encore i fust Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fondement d'ailleurs) la fondation de l'église Saint-Marceau. Le voyageur trouvai! dans nos rues, dans nos maisons, partout. le nom et l'image de notre héros. C'étaient les enseignes, c'étaient les vitraux , c'étaient les jongleurs de geste qui , au XVe siècle encore, chantaient Roncevaux aux grandes fêtes de l'année; c'étaient livres populaires, ces grossières traductions en prose, qui devaient un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux XIVe et XVe siècles, la gloire de Roland paraissait à son apogée. Mais, hélas ! l'heure de l'oubli et de l'ingratitude allait bientôt sonner.

Voici la Renaissance : notre légende va mourir.

Notes de l'auteur

  1. La Spagna istoriata proprement dite, et la Rotta di Roncisvalle.
  2. La Spagna de la bibliothèque Albani , découverte par M. Ranke; celle de la bibliothèque Médicis, mise en lumière par M. Rajna ; celle de la bibliothèque de Pavie, publiée par M. Ceruti et qui est intitulée : II Viaggio in Ispagna.
  3. Le 31 mai et le 16 juin.



Facsimilés

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Voir aussi