La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/Le style

De Wicri Chanson de Roland
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Le texte original

Le style

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Que notre poète ait été dominé par le souci du style, par la préoccupation littéraire, c'est ce que nous ne croirons jamais, malgré tous les efforts de M. Génin pour nous en convaincre. L'auteur du Roland écrivait en toute simplicité, comme il pensait, et ne songeait pas à l'effet. Rien n'est plus spontané qu'une telle poésie. Cela coule de source, très naturellement et placidement. C'est une sorte d'improvisation dont la sincérité est vraiment incomparable. Nulle étude du « mot de la fin », ni de l'épithète, ni enfin de ce que les modernes appellent le style. Rien qui ressemble, même de très loin, aux procédés du Dante.

Notre épique, d'ailleurs, n'est pas un savant. Qu'il connaisse la Bible, j'y consens, et le miracle du soleil arrêté par Charlemagne ressemble trop à celui que Dieu fit pour Josué. Mais nous ne pouvons nous persuader qu'il ait jamais lu Virgile ou Homère. S'il est un trait qui rappelle dans sou œuvre le Dulces moriens reminiscitur Argos , c'est une de ces rencontres qui attestent seulement la belle universalité de certains sentiments humains. L'épithète homérique est également un procédé commun à toutes les poésies qui commencent. On n'a pas remarqué nous en donnerons ailleurs la raison) que cette épithète fleurit assez peu dans le Roland, et que, tout au contraire, elle abonde dans nos poèmes postérieurs, où elle tourne à la formule. En revanche, il est, dans notre Chanson, certaines répétitions qui sont déjà consacrées par l'usage, et, pour ainsi dire, classiques. Un ambassadeur, par exemple, ne manquera jamais de répéter mot pour mot le discours que son roi lui a dicté. C'est encore là un trait primitif et presque enfantin.

Tout est grave, du reste, en cette poésie d'enfant sublime, et le poète ne rit pas volontiers. Si par hasard le comique se montre, c'est un comique de garnison, ce sont des plaisanteries de caserne. Tel est l'épisode de Ganelon livré aux cuisiniers de Charlemagne qui se jettent sur lui et le rouent de coups avec leurs gros poings. Sur ce, nos pères riaient à pleines dents, et j'avoue que ce rire n'était aucunement attique.

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Malgré ces éclats grossiers, il y a dans le Roland une véritable uniformité de ton : c'est une œuvre une à tous égards. Certains critiques n'en conviennent pas. « Le poème, s'écrient-ils, devrait se terminer à la mort de Roland. » Nous ne saurions partager cet avis, et ils se sont étrangement trompés ceux qui, par amour pour l'unité, ont supprimé, dans leurs traductions, tout l'épisode de Baligant, toute la grande bataille de Saragosse, voire le procès de Ganelon. En vérité, Roland es1 une trilogie puissante. La trahison de Ganelon en est le premier acte; la mort de Roland en est la péripétie ou le nœud; le châtiment des traîtres en est le dénouement. Est-ce que le chef-d'œuvre de Racine serait un sans la scène où est racontée la mort d'Athalie?

Mais de la forme il tant passer au fond, et du style à l'idée.

Notre auteur n'est pas un théologien, et, s'il faut dire ici toute ma pensée, je ne crois même pas qu'il ait été clerc. Il ne sait guère que le catéchisme de son temps; il a lu les vitraux ou les bas-reliefs des portails, et c'est par eux sans doute qu'il connaît les « Histoires» de l'Ancien Testament. Mais ce catéchisme, qu'il possède très profondément, vaut mieux que bien des subtilités, et même que bien des raisonnements. Roland est le premier des poèmes populaires, parvenus jusqu'à nous, qui ont été écrits dans le monde depuis l'avènement de Jésus-Christ. On peut juger par lui combien le Christianisme à grandi la nature humaine, et jus- qu'à quel point nous lui devons la dilatation de la Vérité dans le monde. L'unité d'un Dieu personnel est, pour l'auteur de notre vieille Épopée, le plus élémentaire de tous les dogmes. Dieu est, à ses yeux, tout-puissant, très saint, très juste, très bon, et le titre que nos héros lui donnent le plus souvent est celui de père.

L'idée de la Providence se fait jour dans tous les vers de notre poète, et il se représente Dieu comme penché sur le genre humain et écoulant volontiers les prières des hommes de bonne volonté. Sous le grand iv-anl de ce Dieu qui veille à tout, la terre nous apparaît divisée en deux camps toujours armés, toujours aux aguets, toujours prêts à se dévorer : d'un côté, les chrétiens, qui sont les amis de Dieu; de l'autre, les ennemis mortels de son nom, les païens. La vie ne parait pas avoir d'autre but que cette lutte immortelle. La terre n'est qu'un champ de bataille où com- battent, sans relâche et sans trêve, ceux que visitent les Anges et ceux qui combattent à côté des Démons. Le Chef, le Sommet delà race chrétienne, c'est la France, c'est France la douce, avec son Empereur à la barbe tienne. A la tête des Sarrasins marche l'émir de Babylone. Quand finira ce grand combat? Le poète ne nous le dit point; mais il est à croire que ce sera seulement après le Jugement suprême. L'existence humaine est une croisade.

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L'homme que conduisent ici-bas les Anges et les Saints s'achemine, à travers cette lutte pour la croix, jusqu'au Paradis où règne le Crucifié. On voit que notre poète a une très haute idée de l'homme. Sans doute, ce n'est pas un observateur, et il ne connaît point les mille nuances très changeantes de l'âme humaine ; mais il croit l'homme capable d'aimer son Dieu et son pays, et de les aimer jusqu'à la mort. On n'a encore, ce nous semble, rien trouvé de mieux. Il va plus loin. Si bardés de fer que soient ses héros, si rudes qu'il nous les montre et si farouches, il les croit capables de fléchir, capables de tomber, capables de pleurer : voilà de quoi nous le remercions. Il nous a bien connus, puisqu'il fait fondre en larmes les plus fiers, les plus forts d'entre nous, et Charlemagne lui-même. Ses héros sont naturels et sincères : leurs chutes, leurs pâmoisons, leurs sanglots m'enchantent.

Ils nous ressemblent donc, ils sont donc humains. J'avais craint un instant qu'ils ne fussent des mannequins de fer; mais non, j'entends leur cœur, un vrai cœur et qui bat fort, et sous le heaume je vois leurs yeux trempés de larmes. Mais s'ils se pâment aussi aisément, ce n'est jamais pour de banales amourettes, ni même pour des amours efféminantes : la galanterie leur est, grâce à Dieu, tout à fait étrangère. Aude, la belle Aude, apparaît une fois à peine dans tout le drame de Roncevaux, et ce n'est pas Roland qui prononce ce nom : c'est Olivier, et il parle de sa sœur avec une certaine brutalité de soldat. Roland, lui, est trop occupé; Roland est trop envermeillé de son sang et du sang des Sarrasins ; Roland coupe trop de têtes païennes ! S'il est vainqueur, il pensera à Aude, peut-être. D'ailleurs il a d'autres amours : la France d'abord, et Charlemagne après la France. Pantelant, expirant, râlant, c'est à la France qu'il songe; c'est vers la France qu'il porte les regards de son souvenir. Jamais, jamais on n'a tant aimé son pays. S'il est des Allemands qui lisent ces pages, je les invite à bien peser les mots que je vais dire : « Il est ici question du XIe siècle. » A ceux qui menacent aujourd'hui ma pauvre France, j'ai bien le droit de montrer combien déjà elle était grande il y a environ huit cents ans. Et, puisqu'ils parlent de ressusciter l'empire de Charlemagne, j'ajouterai volontiers que jamais il n'y eut une conception de Charlemagne comparable à celle de notre poète français. Ceux d'outre-Rhin ont imaginé sur lui quelques fables creuses, oui, je ne sais quelles rêvasseries sans solidité et sans grandeur. Mais le type complet, le véritable type, le voilà. C'est ce Roi presque surnaturel, marchant sans cesse à la tête d'une armée de croisés, sa barbe blanche étalée sur son haubert élincelant, le regard jeune et fier malgré ses deux cents ans.

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Un Ange

ne le quitte pas et se penche souvent à son oreille pour lui conseiller le bien, pour lui donner l'horreur du mal. Autour de lui se pressent vingt peuples, Bavarois, Normands, Bretons, Allemands, Lorrains, Frisons ; mais c'est sur les Français qu'il jette son regard le plus tendre. Il les aime ; il ne veut, il ne peut rien faire sans eux. Cet homme qui pourrait se croire tant de droits à commander despotiquement, voyez-le : il consulte ses barons, il écoute et recueille leurs avis ; il est humble, il hésite, il attend. C'est encore le Kœnig germain, c'est déjà l'Empereur catholique.

Les héros qui entourent Charlemagne représentent tous les sentiments, toutes les forces de l'âme humaine. Roland est le courage indiscipliné, téméraire, superbe, et, pour tout dire en un mot, français . Olivier, c'est le courage réfléchi et qui devient sublime à force d'être modéré. Naimes, c'est la vieillesse sage et conseillère : c'est Nestor. Ganelon, c'est le traître, mais non pas le traître-né, le traître-formule de nos derniers romans, le traître forcé et à perpétuité : non, c'est l'homme tombé, qui a été d'abord courageux et loyal, et que les passions ont un jour terrassé. Turpin , c'est le type brillant , mais déplorable, de l'évêque féodal qui préfère l'épée à la crosse el le sang au chrême... Je veux bien admettre que tous ces personnages ne sont pas encore assez, distincts l'un de l'autre, et que « la faiblesse de la caractéristique est sensible dans l'Épopée française [1] ». Et cependant quelle variété dans celle unité! il est vrai que la fin des héros est la même ; mais ce n'est point là de la monotonie. Tous s'acheminent vers la région des martyrs et des innocents. Les Anges s'abattent autour d'eux sur le champ de bataille ensanglanté, et viennent recueillir les âmes des chrétiens pour les conduire doucement vers les « saintes fleurs » du paradis...

Telle est la beauté de la Chanson de Roland.

Notes de l'article

  1. Ces paroles sont de M. Gaston Paris, en son Histoire poétique de Charlemagne.

Facsimilé

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