La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/Le poème

De Wicri Chanson de Roland
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Le texte original

Notes préliminaires de la rédaction

Les titres en italiques ont été introduits par la rédaction.

Le poème

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La Chanson de Roland, telle que nous la possédons aujourd'hui, n'est pas sans doute la première épopée qui ait été consacrée à la gloire de notre héros.

Il est probable, comme nous le disions tout à l'heure, qu'un Roland a été composé vers la fin du Xe ou au commencement du XIe siècle. C'est ainsi du moins que nous expliquons l'intercalation singulière dans notre légende de ces deux personnages, Geoffroy d'Anjou et Richard de Normandie.

Dans le poème que nous publions, il s'agit quelque part[1] d'une prise de Jérusalem et d'un meurtre du Patriarche par les Sarrasins vainqueurs. Ces vers contiennent une allusion à des événements très réels de 969 et de 1012, et se trouvaient, sous une autre forme, dans cette première rédaction du Roland que l'on pourrait hypothétiquement placer entre les années 990 et 1020.

Quant à la Chanson qui est parvenue jusqu'à nous, il est difficile d'en préciser exactement la date. Mais il semble permis d'affirmer qu'elle est postérieure à la conquête de l'Angleterre par les Normands (1066) et antérieure à la première croisade (1096).

En d'autres termes, la Chanson de Roland appartient au dernier tiers du XIe siècle.

Mais les preuves ne sont pas aussi décisives que nous le voudrions.

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Les assonances

Il est à peine utile de dire que le manuscrit ne peut ici nous être d'aucune utilité. Il appartient à la seconde moitié du XIe siècle, et est notablement postérieur à la composition du poème. Cherchons de la lumière ailleurs.

De l'étude du manuscrit passons rapidement à celle des assonances.

M. Gaston Paris, dans une longue dissertation qu'il a consacrée aux assonances de la Vie de saint Alexis comparées à celles du Roland, conclut à l'antériorité du premier de ces poèmes. Il montre, en effet, que dans le Saint Alexis les notations en et an sont encore distinctes et ne peuvent « assonner ». Mais dans le Roland c'est tout le contraire, et ces assonances entrent souvent dans le même couplet. Il en est de même de l'homophonie entre ai et e devant deux consonnes : elle existe dans le Roland et n'est pas encore admise dans l'Alexis. « Telles sont, dit M. G. Paris [2] [NDLR 1], les raisons qui ne permettent pas de douter qu'entre l'Alexis et le Roland il ne se soit écoulé un intervalle de temps assez long. »

Or la date que M. G. Paris attribue à l'Alexis est « le milieu du XIe siècle ».

Le Roland pourrait donc, comme il le dit lui-même ailleurs, être attribué à la fin de ce même siècle.

Origine normande de l'auteur

Mais il en faut venir maintenant à un examen plus intime, à celui du poème lui-même.


A coup sûr, le Roland est l'œuvre d'un Normand. Et ce fait nous parait clairement prouvé par la place considérable qu'occupent dans notre poème la fête, l'invocation et le souvenir de « saint Michel du Péril ».

Il s'agit ici, comme je l'ai démontré ailleurs, du fameux mont Saint-Michel, près d'Avranches, et de la fête de l'Apparition de saint Micbel, qui se célébrait le 10 octobre.

Cette fête a été, je le veux bien, solennisée jadis dans toute la seconde Lyonnaise et jusqu'en Angleterre. Mais il y a loin, il y a bien loin de cette simple célébration d'une fête liturgique à l'importance exceptionnelle que l'auteur du Roland a partout donnée à saint Michel du Péril.

C'est le 16 octobre que, d'après notre Chanson, l'empereur Charles tient ses cours plénières. C'est « depuis Saint-Michel du Péril jusqu'aux Saints » que notre poète trace les limites de la France, de l'ouest à l'est. Et enfin près de Roland montant, c'est saint Michel du Péril qui descend comme un consolateur suprême.

Ce dernier trait est décisif. Il n'y a qu'un Normand, — peut-être même n'y a-t-il qu'un Avranchinais, — capable de donner tant d'importance à un pèlerinage, à une fête, j'allais dire à un saint de son pays.


Toutefois ce Normand me semble avoir séjourné en Angleterre.

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Un séjour en Angleterre ?

A deux reprises il parle de l'Angleterre avec une sorte de mépris qui trahit le conquérant. Il en attribue la conquête à Gharlemagne : Vers Engletere passat il la mer salse [3] [NDLR 2]. Et son héros lui-même, le comte Roland, quelques minutes avant sa mort se vante de celte conquête de l'Angleterre dont il n'est question dans aucun autre chant de notre épopée nationale : Jo l'en cunquis Escoce, Guales, Irlande, — E Engletere, que Caries teneii sa cambre [4].

Ce n'est pas tout. Le seul manuscrit du Roland qui soi! parvenu jusqu'à nous est un manuscrit anglais, et ce n'est pas sans raison que Génin cite encore ces deux manuscrits de Roncevaux qui étaient jadis conservés dans l'armoire aux livres de la cathédrale de Peterborough.

Enfin voici un dernier l'ait qui semblerait indiquer que notre Roland a été écrit en Angleterre. On y lit trois ou quatre fois le mot algier ou agier[5], qui vient du mot ategar, et désigne le javelot anglo-saxon. Or ce dernier mot est d'origine germanique, et plus particulièrement anglo-saxonne. Il ne se trouve, à notre connaissance, qu'en des textes d'origine anglaise. Nous ne pensons pas, du moins, qu'il ait été latinisé ou surtout francisé ailleurs. Ce serait donc, à notre avis, un de ces vocables que les conquérants français auraient empruntés aux vaincus.

Nous avouons d'ailleurs que cet argument est d'une importance secondaire.

Pour nous résumer, nous dirons que le Roland est certainement l'œuvre d'un Normand, — et probablement l'œuvre d'un Normand qui avait pris part à la conquête de 1066, ou qui avait vécu en Angleterre.

Une origine parisienne ?

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Cette opinion qni assigne une origine normande à la Chanson de Roland est loin d'être partagée par tous les érudits, et il en est de considérables qui la rejettent avec quelque vivacité et énergie.

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Dans son étude sur le Voyage à Jérusalem et à Constantinople (décembre 1877), M. Gaston Paris a donné une forme encore plus vive a l'hypothèse qu'il avait déjà émise en 1865 sur l'origine française et même parisienne du Roland. Nous attendons impatiemment ses preuves.

Tout récemment, le successeur de Diez à l'université de Bonn, M. W. Fœrster, a proclamé avec autant de netteté que « Roland appartient à l'Ile-de-France ». Quelle que soit l'autorité de M. Fœrster, nous ne saurions nous rendre à ce système.

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Le grand, et suivant nous, l'irrécusable argument subsiste toujours, et c'est la place que le Mont Saint-Michel occupe dans tout notre poème.

Nos adversaires se contentent ici d'avouer « qu'il est fait mention dans notre vieille épopée de ce très célèbre pèlerinage ».

Non, non, ce n'est pas une simple mention.

Ce n'est pas une simple mention que la première place donnée partout, non pas seulement à ce pèlerinage lui-même, mais, entendez-le bien, à la fête du 16 octobre. Ce n'est pas une simple mention que la tenue des cours plénières de Charlemagne en ce même jour du 16 octobre. Ce n'est pas une simple mention que saint Michel du Péril recueillant, lui et non pas un autre, le dernier souffle de Roland agonisant.

Et, laissez-nous le répéter, — la répétition est ici nécessaire, — ce n'est pas non plus une petite preuve en faveur de notre thèse que cette place étrange donnée, dans la nomenclature des conquêtes du grand Empereur, à l'Angleterre, à l'Ecosse, à l'Irlande, au pays de Galles. On n'en parle nulle part ailleurs.

Avant d'établir l'autorité parisienne du Roland, il faudra commencer par réfuter ces arguments, qui sont de poids.

Certes, il se peut qu'un autre Roland, qu'un Roland antérieur au nôtre ait été composé à Paris ou dans nie-de-France. Mais le nôtre, non pas. Et, à moins de raisons décisives, nous ne consentirons jamais à le « dénormandiser ».

Quels liens avec les croisades ?

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Notre poème parait antérieur à la première croisade ; mais nous n'avons, pour le démontrer, que des probabilités dont nous ne saurions être entièrement satisfait. Nous voudrions cent fois mieux.

« La liste des peuples païens, que fournit quelque part le Roland [6] , semble porter les caractères d'une rédaction antérieure aux croisades. La plupart de ces peuples sont de ceux qui, à l'orient de l'Europe, ont été, pendant les IXe, Xe et XIe siècles, en lutte constante avec les chrétiens. Ce sont, en partie, des Tartares et des Slaves. » Cette observation est de M. Gaston Paris. Ajoutons que, dans notre vieille chanson, il est toujours question de Jérusalem comme d'une ville appartenant aux Sarrasins, et où ils exercent d'odieuses persécutions contre les ch rétiens. Notre poète, enfin, attribue à Charlemagne la conquête de Constantinople, non pas celle de la terre sainte.

On va peut-être nous objecter ici que le Roland est véritablement animé par le grand souffle des croisades. A cela nous répondrons que l'esprit des croisades a été, dans la chrétienté du moyen âge, bien antérieur aux croisades elles-mêmes. Et il est trop vrai que le désir ardent de se venger des infidèles a été, durant la seconde moitié du XIe siècle, le sentiment le plus vif et le plus profond de toute la race chrétienne.

Conclusion

L'archéologie ne nous vient guère en aide pour déterminer une date plus exacte, il faut seulement observer que dans le costume de guerre, tel qu'il est décrit dans le Roland, on ne voit point encore paraître les chausses de mailles. Or l'usage des chausses de mailles a commencé, sans doute, durant la seconde moitié ou le second tiers du XIe siècle. Et l'on en peut voir déjà quelques-unes dans la tapisserie de Bayeux. Somme toute, rien de net.

En résumé, il n'est pas certain, mais il est probable que le Roland est antérieur à la première croisade.

C'est toute notre conclusion.

Et nous souhaitons fort vivement qu'un autre érudit puisse un jour, au milieu de tant d'ombres, arriver à une certitude lumineuse.

Notes de l'article

  1. Voir la note du vers 1523.
  2. Vie de saint Alexis, p. 30.
  3. Chanson de Roland, vers 327.
  4. Ibid, vers 2331, 2332
  5. Ibid, vers 439, 442, 2075
  6. Chanson do Roland, vers 3214 et suivants

Facsimilé

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Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. La référence n'est pas exacte, il s'agit de la page 39
  2. Le document original contient une erreur de numérotation, il s'agit en fait du vers 372.