La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/Premiers chants

De Wicri Chanson de Roland

Texte original

Les premiers chants

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Que, dès 1e règne de Charlemagne, il ait existé des chants populaires spécialement consacrés à Roncevaux et à Roland, la chose ne parait pas douteuse. Qu'aucun de ces chants ne soit parvenu jusqu'à nous, le fait n'est que trop certain.

Mais quelle pouvait bien être la nature de ces chants primitifs ?

Ici les érudits se divisent en deux groupes : les uns affirment que ces premiers chants ont été épiques ; les autres n'y voient que des cantilènes, ou, pour parler plus clairement, de vraies chansons populaires, semblables aux rondes de nos enfants ou à ces complaintes naïves que certains chanteurs font entendre dans les rues de nos villages ou de nos villes.

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Rien ne se ressemble moins que ces deux familles de poèmes, et leurs caractères n'ont rien de commun.

L'épopée, qui présente toujours un certain développement, est toujours chantée par les gens du métier. Tels furent les aèdes chez les Grecs, tels furent ces chanteurs de nos vieux poèmes français qu'on appelle les jongleurs.

Les cantilènes, au contraire, qui sont courtes et faciles à retenir, sont chantées par tout un peuple.

Or nous possédons deux textes historiques qui nous font voir, en effet, tout un peuple occupé en France à chanter certains poèmes rapides et brefs.

En 620, saint Faron, qui devait être un jour évêque de Meaux, sauva la vie à certains ambassadeurs saxons que Clotaire voulait faire périr. Cette belle action se mêla fort naturellement, dans les souvenirs du peuple, à la grande victoire que ce même Clotaire remporta, deux ans plus tard, sur toute la nation saxonne. De là une chanson populaire dont Helgaire, le biographe de saint Faron, nous a transmis quelques fragments au IXe siècle, et dont il nous dit « qu'elle était sur toutes les lèvres, et que les femmes la chantaient en chœur en battant des mains [1][NDLR 1] ». Certes, de tels mots ne sauraient s'appliquer à un chant épique.

Conteste-t-on la valeur de ce premier texte, en voici un second qu'aucun juge ne saurait récuser. Il s'agit de cet autre Roland, de cet illustre capitaine de Charlemagne, de ce Guillaume qui a donné naissance à l'une de nos trois grandes gestes, de ce duc d'Aquitaine qui, en 793, sauva la France des Sarrasins, de ce vaincu de Villedaigne dont la popularité se peut comparer à celle du vaincu de Roncevaux [2].

Un biographe de Guillaume (il vivait au commencement du XIIe siècle) nous apprend que son héros était l'objet de mille chants populaires : « Quels sont les chœurs de jeunes gens, quelles sont les assemblées des peuples, quelles sont surtout les réunions des chevaliers et des nobles, quelles sont les veilles religieuses qui ne fassent doucement retentir, qui ne chaulent son histoire en cadence, modulatis vocibus[3].

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De ce texte si important on peut tirer deux conclusions.

La première, c'est qu'il ne s'agit point ici de chants épiques. Une épopée, en effet, n'a jamais été chantée en chœur par toute une nation. Elle est bien trop longue et bien trop compliquée. Et tous les termes du biographe de Guillaume ne conviennent réellement qu'à des chants courts, vifs, populaires, mélodiques, moitié narratifs et moitié lyriques, tels que nous en posséderons plus tard un si grand nombre.

Notre seconde conclusion paraîtra sans doute aussi rigoureuse.

Fig2. Un jongleur. — D'après le manuscrit latin n° 18 de la Bibliothèque nationale, f° 191 (XV siècle).

Si Guillaume a donné lieu à des chants populaires, il n'a pu en être autrement de notre Roland, dont la gloire était, à tout le moins, aussi considérable.

Donc nous pouvons textuellement appliquer à Roland tout ce que le biographe de Guillaume nous apprend ici de son héros : Roland, lui aussi, a été chanté par tout un peuple.

Et nous ajouterons que ces premiers chants, ici encore, étaient nécessairement lyriques.

L'Épopée n'est venue que plus tard.

Nous avions autrefois pensé que les auteurs de nos plus anciens poèmes n'avaient guère eu qu'à souder ensemble ces cantilènes populaires pour en faire une seule et même chanson de geste. « Les premières chansons de geste, avions-nous dit, n'ont été que des bouquets ou des chapelets de cantilènes. »

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Cette opinion était excessive. Nous sommes aujourd'hui convaincu que nos premiers épiques n'ont pas soudé réellement, matériellement, des cantilènes préexistantes. Ils se sont seulement inspirés de ces chants populaires; ils en ont seulement emprunté les éléments traditionnels et légendaires ; ils n'en ont pris que les idées, l'esprit et la vie, et ils ont trouvé tout le reste.

Notes de l'article

  1. Vita sancti Faronis, Meldensis episcopi; Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, saecul. II, p. 617. — Historiens de France, III, p. 505.
  2. Guillaume avait été nommé par Charles en 790 duc de Septimanie, de Toulouse ou d'Aquitaine. En 793, Hescham, successeur d'Abd-al-Raman II, proclama l'Algihad ou guerre sainte, et cent mille Sarrasins envahirent la France. Guillaume alla au-devant d'eux, les rencontra près de la rivière de l'Orbieu, à Villedaigne, leur livra bataille, fut vaincu malgré des prodiges de valeur, mais força par celle résistance les Sarrasins à repasser en Espagne. Ce même Guillaume se retira en 806 au monastère de Gellone, qu'il avait fondé, et y mourut en odeur de sainteté le 28 mai 812.
  3. Acta sanctorum maii, VI, si i.


Facsimilé

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Voir aussi

  1. Le texte est disponible sur Wicri/Chanson de Roland
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