Scriptorium (1948, 2) Auda

De Wicri Musique

Le tactus, clef de la paléographie musicale des XVe et XVIe siècles


 
 

Titre
Le tactus, clef de la paléographie musicale des XVe et XVIe siècles
Auteur
Antoine Auda
In
Scriptorium, tome 2, numéro 2, pages 125-128 , 1948.
Source
Persée,
https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1948_num_2_2_2158

L'article

257 La transcription, en notation moderne, de la musique des XVe et XVIe siècles relève de la paléographie. Son but est le déchiffrement et la traduction fidèle des anciennes écritures de la musique, car la notation musicale est véritablement une écriture : l'écriture des sons.

A ce point de vue, la musicologie voit s'ouvrir, dans la notation mensurelle des XIIIe-XVIIe siècles, un vaste champ d'investigation, mais en même temps un véritable labyrinthe où elle risque de se fourvoyer. Le tactus, nouveau fil d'Ariane, lui permet d'explorer ce domaine avec la plus grande sécurité.

Nous possédons d'importantes histoires de la notation, mais, sauf peut-être pour le chant grégorien, un ouvrage essentiellement paléographique fait défaut. De là les erreurs sans nombre des éditions modernes de la polyphonique classique. Les publications les plus récentes, signées par les musicologues les plus éminents, sont basées sur des principes sans consistance où la fantaisie et l'arbitraire apparaissent constamment.

Cette situation est analogue à celle des grégorianistes lors de la découverte, par De Coussemaker, de la clef des neumes, avec cette différence toutefois, que celle-ci fut accueillie avec plus de faveur que ne l'a été celle du tactus, clef véritable, et combien précieuse, du déchiffrement de la notation proportionnelle.

C'est en vain que nombre de musicologues, même parmi les plus chevronnés, feignent l'ignorance ou contestent la valeur de cette clef. Le tactus n'en demeure pas moins l'élément fondamental, le principe générateur de la transcription et de l'exécution de la musique mesurée et polyphoniqe depuis ses origines, c'est-à-dire depuis le XIIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIe au moins. Conséquemment, toutes les transcriptions parues jusqu'ici, nous l'avons dit ailleurs, doivent être revisées.

Dans le présent article nous limiterons notre étude à un seul objet, celui de la transcription, en notation moderne, de ce que les polyphonistes des XVe et XVIe siècles appellent Temps.

Ce qu'est le temps musical

Pris dans son sens général, le temps est la durée du mouvement des choses mobiles [1]. Ou encore, la mesure du mouvement et du repos.

257 Le mouvement propre à la musique résulte des vibrations de l'air, lesquelles engendrent le son. La succession des sons produit le mouvement sonore.

Dans un sens plus restreint et d'ordre pratique : « Le temps — pour les musiciens modernes — est la division de la mesure en un certain nombre de parties d'égale valeur et d'égale durée... La mesure est la division d'un morceau de musique en parties égales, et chacune de ces parties divisantes s'appellent également une mesure » [2].

Aux XVe et XVIe siècles, temps et mesure représentent autre chose.

Par temps, il faut entendre la durée ou valeur de la note dénommée brève.

« Le temps, dit Zarlino, est une certaine quantité de figures de notes de moindre valeur, contenues ou considérées par rapport à une brève » [3]. Il précise plus tard les notes de cette quantité : ce sont des semibrèves [4].

La quantité de semibrèves contenues dans la brève constitue sa durée, sa mesure de capacité. C'est aussi en fonction de cette capacité de la brève que S. Heyden définit la mesure du temps [5].

Dans la notation de la musique des XVe et XVIe siècles on ne connaît qu'une seule espèce de temps parce qu'il n'y a qu'une seule figure de brève. Temps simple et temps composé, mesure simple et mesure composée sont des expressions propres à la terminologie moderne.

Nous avons montré dans nos articles précédents [6], comment la durée ou la mesure des diverses figures de notes était, à cette époque, régie par le tactus. Nous avons aussi expliqué comment la semibrève représentait l'unité du tactus. Ces renseignements sommaires sont suffisants pour l'exposé qui va suivre.

S'il n'y a qu'une seule figure de brève, celle-ci peut cependant représenter des durées différentes. C'est le signe mensurel placé à l'armure qui en précise la valeur. De là naissent deux familles de temps, subdivisées à leur tour en trois catégories, d'après leur mesure de capacité [7]. La première de ces familles se nomme temps parfait, la seconde temps imparfait.

Deux genres et trois espèces de temps par genre

Temps Parfait

On donne au temps le qualificatif de parfait pour signifier que l'unité, c'est-à-dire la brève, possède la valeur de trois semi-brèves, ou de notes de moindre valeur composant cette quantité. Il s'exprime au moyen du cercle fermé : Tempus perf prol min.svg » symbole de la perfection.

Le temps parfait se divise en trois espèces dites :

Temps parfait intégral (ou integer valor),
temps parfait diminué, représenté par le cercle fermé et barré : Tempus perf prol min dim.svg et,
temps parfait proportionné, figuré par un chiffre indiquant la proportion et que l'on appose auprès du cercle :
Tempus perf prol min.svg2, proportion double;
Tempus perf prol min.svg3 = proportion triple, etc.

En voici le schéma :

Fig. 1

Temps Imparfait

Le temps se nomme imparfait lorsque l'unité, c'est-à-dire la brève, possède la valeur de deux semibrèves, ou de notes de moindre valeur totalisant cette quantité. On le représente au moyen d'un cercle ouvert ou demi-cercle : Tempus impf prol min.svg , symbole de l'imperfection.

A l'instar du temps parfait il se divise en trois espèces :

temps imparfait intégral (integer valor), figuré par le demi-cercle,
temps imparfait diminué, exprimé par le demi-cercle barré : Tempus impf prol min dim.svg,
temps imparfait proportionné, représenté par un chiffre apposé auprès du demi-cercle pour en préciser la proportion : Tempus impf prol min duplum.svg, proportion double, Tempus impf prol min triplum.svg proportion triple, etc.

En voici le schéma :

Fig. 2

Cet exposé trouve sa confirmation dans ces paroles d'Aaron, l'un des théoriciens des plus réputés de l'époque : « Nel tempo imperfetto tagliato 259 o non tagliato ciascuna cantilena è annoverata per due Semibrevi o tanto suo valore. Nel tempo perfetto tagliato o non tagliato il Canto s'annovera a 3 Semibrevi o tanto suo valore » [8].

Tels sont les éléments qui composent les diverses espèces du temps parfait et imparfait. La quantité est identique pour les trois formes de chaque famille, sauf pour le temps proportionné qui varie suivant la proportion.

Ce qui différencie le temps parfait du temps imparfait est la valeur attribuée à l'unité, à la brève : trois semibrèves d'une part, deux semibrèves d'autre part. Les autres valeurs : semibrèves, minimes, etc., demeurent identiques sous les divers signes du temps parfait comme du temps imparfait.

L'unité de valeur et l'unité de mesure dans les deux genres de temps

Nous avons vu dans nos articles précédents que l' unité de valeur varie fréquemment, tandis que l' unité de mesure demeure stable, ne varie jamais. Nous avons également démontré que l'unité de mesure ou du tactus correspond à la durée de la semibrève de l'integer valor [9].

Il en résulte que le tactus représente l'unité de mesure, et la l'unité de valeur. C'est pourquoi ces termes : tactus et semibrèves s'emploient indistinctement, dans le langage courant de l'époque, pour désigner la mesure.

Sous le signe de l' integer valor, parfait et imparfait, la semibrève représente un tactus, c'est-à-dire une mesure.

Sous le signe du temps diminué, parfait et imparfait, reconnaissable à la barre qui traverse le signe de l'integer, c'est-à-dire le cercle fermé et ouvert, les notes perdent la moitié de la valeur de l'integer. La semibrève acquiert la valeur de la minime et correspond à un demi-tactus. Il faut deux semibrèves pour former une mesure, un tactus.

Sous le signe du temps proportionné, parfait et imparfait, la double demande deux semibrèves, la proportion triple exige trois etc., ou leur valeur, pour former une mesure, un tactus.

Telle est la doctrine unaniment admise à l'époque, ainsi qu'en témoigne le texte du célèbre théoricien S. Heyden, qui, dans son fameux « De Arte canendi » se proclame le « restaurateur » du tactus.

« Quot sunt species Temporisé Très : Integra, Diminuta et Proportionata. Integra species est, cum Semibrevis unico tactu, Brevis Imperfecta duobus, Perfecta tribus valet, sub his signis Tempus perf prol min.svg, Tempus impf prol min.svg.

Diminuta est, cum Semibrevis dimidio, Brevis Imper/ecta inlegro, Perfecta sesquitactu valet, sub his signis 0 Ç?

260

Proportionata species est, ubi duae, très, quatuor, aut plures Semi- brèves Notulae unico tacto absolvuntur, sub his signis Proportionum [10]

En voici la traduction en signes musicaux :

Fig. 3

Transcriptions défectueuses des espèces de temps

Nous négligeons, pour l'instant, ce qui concerne la mesure proprement dite pour nous occuper exclusivement des valeurs proportionnelles des notes.

Jusqu'à quel point les transcripteurs modernes ont-ils respecté ces proportions? La réponse est importante car elle intéresse au plus haut point le rythme et l'éthos de toutes ces œuvres.

Pour donner plus de poids à nos conclusions, nous les établirons sur des exemples choisis parmi les œuvres publiées par des musicologues universellement connus et estimés, appartenant à des nationalités

Voici, pour débuter, la notation originale du motet Osculetur me de J. Barbireau [11], temps parfait integer valor [12] :

Fig. 4

Transcription de Smeyers dans sa superbe collection [13] :


\new Staff \with {
  midiInstrument = #"Flute" }
 {\relative c' { 
    \time 3/2 
    e1~ e4. f8
    \[ g1.
    f1 \] e2
    r2 e2. f4
    g2. f8 e8 d2
    c4
}
}
\addlyrics { 
              Os -- cu -- le  -   tur me
            }
\addlyrics { 
              _ -
            }

251

La question de mesure mise à part, la transcription semble exacte en ce qui concerne la valeur proportionnelle des notes. Nous montrerons plus loin le point délictueux. Provisoirement nous la considérerons comme satisfaisante en envisageant le temps moderne comme l'équivalent du tactus.

Ce même signe du temps parfait intégral est transcrit différemment dans la chanson d'A. Agricola : Tout à par moy, publiée dans la même

Nous reproduisons la notation originale telle que nous la présente Smeyers [14] :

Fig. 6

En notation moderne :


\new Staff \with {
  midiInstrument = #"Flute" }
 {\relative c'' { 
     \key f \major
    d1 d1 e1 d1 f1~ f1 e1 d1
}
}
\addlyrics { 
              tout a par moy
            }
\addlyrics { 
              _ -
            }

Ici la semibrève vaut quatre temps contre un temps dans l'exemple précédent. La différence est d'importance.

Ce même signe mensurel se trouve transcrit d'une troisième manière, en f dans l'édition complète des œuvres de Josquin publiée par le même musicologue. Voir le Kyrie I de la messe « L'homme armé » [15].

Il est inutile de faire remarquer que le chiffrage de la mesure en | ou | ne change pas la durée des notes ni leur valeur proportionnelle. De part et d'autre le nombre de temps demeure identique, seule la figure des notes diffère, autrement dit l'unité de temps qui est une noire, une blanche ou une ronde suivant le chiffrage.


262

Temps Imparfait Intégral

Passons à un autre signe, celui du temps imparfait integer valor.

Notation originale du Kyrie de la messe « Incessament » de Pierre de La Rue suivie de sa transcription, telles que nous les présente l'éditeur[16]:

Fig. 8

Notation moderne (fig. 9) :


\new Staff \with {
  midiInstrument = #"Flute" }
 {\relative c'' { 
    \time 4/4
    g4. a8 b4 c
    g4 c2 b4
    c1
}
}
\addlyrics { 
              Ky - - -
              - -    ri -- e
            }
\addlyrics { 
              _ -
            }

Nouvelle valeur de la semibrève : deux temps. Remarquons encore la valeur de la brève, quatre temps ici, en temps imparfait, alors que dans le temps parfait de la figure 4, cette même brève, également imparfaite, a la valeur de deux temps seulement (fig. 5). Sur quel auteur ou sur quelle tradition Smeyers se base-t-il pour établir ces valeurs de notes? La réponse serait très utile à connaître.

Sous l'une et l'autre forme de Temps, parfait et imparfait, la conserve la même valeur, comme en témoignent notre figure 3 et d'auteurs contemporains :

« Et se questo O sara comparato con questo C sara simile ne la battuta, benche dissimile sia ne la perfettione del tempo » [17].

La différence entre O et C réside uniquement dans la perfection de la brève, toutes les autres figures de notes d'ordre inférieur conservent la même valeur sous chacun de ces deux signes. La battue, c'est-à-dire la mesure de la semibrève, consiste en un tactus (un temps suivant notre interprétation provisoire), sous O comme sous C.

« ...fra gli due segni presenti O, C, non si sa differenza di altro che da la brève perfetta a la imperfetta... fra questi segni O, C, non cade altra differenza circa la battuta, ma si ne la quantita de la brève. » [18]

« Pertanto gli infrascritti segni comparandogli nella guisa che sotto si vede sono simili in battuta e per consequentia la lor comparatione e di equalita : O C misura di semibrève, et simili in battuta. » [19]

« ...quo singulae notae semibreves singulis tactibus aequali tempore distributis absolvuntur sub his signis O, C. » [20]

Temps Parfait Diminué

Examinons la deuxième forme du Temps, parfait et imparfait, dite diminuée. On la reconnaît à la barre transversale 263 qui partage le signe de l'integer :00. Ce qualificatif provient du fait que les notes perdent la moitié de la valeur qu'elles possèdent dans l'integer. La figure 3 le montre clairement.

L'emploi des notes se règle de la même manière que dans la forme usuelle, intégrale. La brève est la seule note qui change de valeur selon qu'elle relève de0 ou de0. Elle mesure un tactus et demi en cas de perfection et un tactus dans celui de l'imperfection. La semibrève et les notes d'ordre inférieur conservent la même durée sous les deux formes du temps diminué, parfait et imparfait.

La transcription du temps diminué, spécialement celle du temps parfait, n'est pas réalisée avec plus d'exactitude que la précédente par l'ensemble des musicologues.

Nous prendrons nos exemples dans une collection contemporaine et publiée par la plus grande autorité musicologique actuelle d'Espagne [21].

Notation originale suivie de sa transcription, du Kyrie III de la messe de Johannes Anchieta (1462-1523), telle que nous la présente Angles :

Fig. 10

Malgré sa brièveté ce fragment suffit à notre démonstration. D'après notre figure 3, sous 0 la semibrève vaut un demi-tactus, soit un demi-temps. Dans la figure 10, elle est d'un temps complet, valeur semblable à la semi-brève du temps intégral.

Sous le même signe mensurel la semibrève acquiert la valeur de deux temps dans le Credo de la messe « Musica fuè pena major » de Francisco de Penalosa, publiée dans la même collection, page 110 :

Fig. 11

Ici il y a encore violation de la règle qui demande deux semibrèves pour une mesure de tactus, c'est-à-dire pour un temps : « Ma di questiQ,0y 264 saranno dupplicate le note : cioe che questo 0 hara ogni sua semibreve ne la hattuta di due semibrevi di questo 0)) [22].

Il est vrai que dans ce Credo la première voix est seule notée en0; deux portent 0S et la quatrième C2. Cette raison ne suffit nullement à une telle transcription, l'accord entre ces divers signes ne présentant aucune difficulté. Pratiquement le signe de la diminution Tempus impf prol min dim.svg se résout de la même manière que celui de la proportion double C2. « Questo C2 con

questo 0 sono simili in misura» [23]. Quant au0, il en diffère uniquement par la propriété que possède la brève de jouir de la perfection.

Temps Imparfait Diminué

Le temps imparfait diminué n'est pas transcrit avec plus de fidélité. Voici par exemple la partie de Basse de l'Hosanna de la messe déjà citée d'Anchieta, page 28 :

Fig. 12

II suffit de se reporter à notre figure 3 pour déceler l'erreur. Les notes représentent une valeur quatre fois trop grande : la semibreve compte ici deux temps au lieu d'un demi-temps.

Chez un grand nombre de transcripteurs les notes présentent la même valeur avec les signes C et Tempus impf prol min dim.svg , ainsi que sous O et 0 . Ce qui est

Nous n'ignorons point qu'à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, il y eut quelque flottement, en certaines régions, concernant l'usage des signes de diminution. Il ne fait aucun doute que, antérieurement à cette date, la diminution se pratiquait régulièrement. Elle demeura toujours obligatoire pour les compositions qui portent à l'armure plusieurs signes mensurels de valeur différente.

Le cercle ouvert non barré C, temps imparfait intégral, et le cercle ouvert barré 0 /donnent aux notes une valeur particulière : le premier a pour unité de tactus la semibreve, le second utilise la brève : 265 « Anchor a questo C con questo Çc saranno ne la battuta dissimili : perche in questo (f, passera ogni breve in quantiia di una semibreve di questo C » [24].

« Quum vero superiora signa secta fuerint ut hie 0 , Çl , singulae breves, singulis cantando ictibus gaudere debent. Duaeque semibreves unius ictibus mensure parère debent » [25].

« ...et havendo vergola cosi 0 , over cosi (£ , fanno che due semibrevi facciano una battuta » [26].

Voici un exemple typique de cette déviation mensurelle. La mesure binaire, adoptée par la majorité des transcripteurs pour le signe du temps imparfait diminué, devient une mesure ternaire chez les autres. Le cas se présente pour 1' Agnus III de la messe « L'homme armé » de Ockeghem. Voici la notation originale du Contratenor, d'après le manuscrit de la Bibliothèque vaticane [27] :

Fig. 13

L'éditeur des œuvres complètes d'Ockeghem nous présente la suivante [28] :

Fig. 14

Sans être absolument correcte, cette version se rapproche beaucoup plus de la vérité que celle de W. Apel, publiée dans son superbe « Historical Anthology of Music » [29] :

266

Fig. 15

Proportion Triple

Passons à la troisième espèce de Temps, la proportionnée. Les formes en étant fort nombreuses, nous parlerons seulement de la plus fréquemment employée : la triple. Sa présence est signalée par le chiffre 3, tant pour le temps parfait que pour l'imparfait. Parfois ce chiffre se trouve apposé auprès du signe mensurel, parfois il est isolé. Sa signification demeure constante : il s'agit de la proportion triple.

A notre connaissance aucune transcription — sauf bien entendu les publications de Tirabassi — ne donne une version exacte de cette proportion. Elle est unanimement réalisée en une mesure de trois temps, avec cette différence que l'unité de temps varie d'après les transcripteurs ou les : ici une semibrève, là une brève, etc.

Voici la partie du superius d'une chanson de J. Hobrecht, d'après l'édition citée de Smeyers [30] :

Fig. 16

Cette même proportion est transcrite différemment dans la finale du Regina coeli de A. Busnoys [31].

Notation originale du manuscrit 5557 de la Bibliothèque royale de Belgique, Fo 88, partie de ténor :

Fig. 17

Transcription de Smeyers :

Fig. 18

267

La différence entre ces exemples porte simplement sur l'unité de temps. La transcription n'en demeure pas moins défectueuse parce que les trois temps, à nous en tenir à la figure 3, doivent en former un seul, un triolet au sens moderne. En effet, sous le signe de la proportion triple, la semibrève vaut un tiers de tactus, il en faut trois pour constituer un tactus, autrement dit un temps.

En comparant les diverses espèces du temps parfait et imparfait (fig. 3), on s'aperçoit que les trois semibrèves de la proportion triple à la durée d'une semibrève du temps en integer valor. Transcrire la proportion triple par une mesure en f | ou |, c'est dénaturer le rythme et assimiler cette proportion au temps parfait intégral. Erreur d'autant plus condamnable que la musique proportionnelle ignore complètement la mesure à trois temps.

Les signes 03, C3, ou simplement 3, représentent la même proportion, utilisent la même unité de valeur (la brève parfaite) et de mesure (le tactus).

« Ma nelli (segni) seguenti 03, C3, passava la breve perfetta per una battuta, o veramente tre semibrevi, corne conferma lo eccelente Giovanni Spataro.) « [32]

«Quid est proportio tripla*! In qua brevis perfecta, aut très semibrèves uni tactui adaptantur. Quibus signis cognoscitur Proportio triplât Per duos numéros transverse conscripios, quorum superior inferior em ter in se continet, hoc modo \ § |, vel cum numeri circulis adscribuntur 03 C3. » [33]

C'est donc une grave erreur de vouloir identifier les diverses formes de Temps de la mesure proportionnelle avec ce que nous appelons en musique moderne mesure. Temps et mesure sont deux organismes distincts ayant leur réglementation propre.

Signes multiples simultanés

La transcription des œuvres en notation proportionnelle devient malaisée, disons le mot, irréalisable, lorsque deux, trois, etc. signes différents se trouvent simultanément à 1' armure. Comment faire concorder les quatre parties d'un chant lorsque, par exemple, la première voix est en temps parfait intégral, la deuxième en temps imparfait diminué, la troisième en triple, la quatrième en imparfait intégral? On comprend alors l'embarras des musicologues qui osent de semblables transcriptions, vouées d'avance à l'insuccès.

Un seul exemple à titre documentaire. Nous le choisissons dans l'ouvrage de première valeur au point de vue musicologique, transcription 268 moderne mise à part : Etudes sur le XVe siècle musical, de Charles van den Borren [34].

Il s'agit de la transcription d'un fragment de la messe Ave regina de G. Defay. Trois signes mensurels différents occupent l'armure : la triple : 3 au superius, le temps parfait integer : 0 au ténor, le temps imparfait integer : C à la basse. Le contraténor ne paraît pas dans ce passage.

La notation originale se trouve dans le manuscrit 5557 de la royale de Belgique, Fos 116 v et 117 r. Nous la reproduisons ici p. 274, fig. 19.

Fig. 19

Tout en tenant compte de l'intention du transcripteur de faire ressortir les « contradictions rythmiques » de ce chant, la notation originale n'est pas traduite avec une fidélité suffisante. D'autre part, l'exécution d'une telle pièce nous paraît tout aussi problématique pour les chanteurs de la Renaissance que pour les chorales actuelles. Nous dirons plus : de la partition ainsi amorcée est absolument irréalisable sans le secours du « coup de pouce ». Nous donnerons, à la fin de cet article, sa transcription d'après le tactus ainsi que celle des autres exemples.

Transcription exacte des espèces de temps

Abordons maintenant le dernier point, c'est-à-dire la manière de en notation moderne la mesure du tactus.

Pour plus de clarté dans notre exposé nous avons accepté, à titre provisoire, de considérer le tactus comme l'équivalent d'un temps de la musique moderne. Malgré cette concession avantageuse à la thèse adverse, nous avons constaté un écart plus ou moins considérable entre la mesure 269 du tactus et le temps moderne. Si maintenant nous restituons au tactus sa mesure exacte, c'est-à-dire le double du temps musical actuel, dit la durée de deux temps, l'erreur des transcripteurs acquiert un degré de gravité plus considérable encore.

La nature du tactus étant connue du lecteur [35], nous allons indiquer la manière de l'appliquer dans chacune des formes du temps parfait et imparfait. Il sera ensuite loisible de soumettre à l'épreuve les exemples reproduits ci-dessus et par leur confrontation avec la version du tactus donnée plus loin, apprécier en parfaite connaissance de cause jusqu'à quel point les éditions actuelles des chants du XVe et XVIe siècles sont déficientes.

La figure 3 nous fait connaître l'unité de valeur : la semibrève. Cette note était considérée comme la valeur fondamentale, essentielle, de la « Le nombre de notes semibrèves doit toujours égaler celui des tactus, pour autant du moins que ces semibrèves ne sont pas augmentées ou diminuées. En effet il y a une valeur essentielle des notes semibrèves, suivant laquelle la valeur de chacune correspond à la durée d'un tactus. Et leur changement de valeur, par suite de l'adjonction de différents signes, ne provient pas de leur espèce, mais d'un artifice accidentel quelconque » [36]. Texte de première importance pour notre sujet, et qui mérite une attention particulière des transcripteurs hostiles ou indifférents au tactus.

La valeur de la semibrève représente aussi l'unité de mesure du tactus usuel. Les différentes valeurs que cette note peut revêtir, par suite de l'emploi des divers signes mensurels, proviennent de l'augmentation ou de la de sa valeur essentielle :

« ...en diminution ou double proportion la battue est de deux semibrèves en triple de trois, en sesquialtère d' une et demie; mais tout cela (comme est did), n'est qu'addition ou diminution. Par ainsi Vessentielle valeur du tact ou battue n'est que d'une semibrève » [37].

« In omnibus signis semibrevis tactu mensuratur integro, augmentatione et proportionibus demptis » [38].

Par exemple, dans le temps parfait et imparfait diminués, il y a diminution de la valeur essentielle parce que la semibrève ne vaut qu'un demi-tactus, et augmentation dans la prolation parfaite où elle acquiert la valeur de trois tactus [39].

270

Une légère confusion départage les théoriciens au sujet du nombre de tactus. Cette divergence provient du point de vue différent dont ils la question.

Un seul genre mais trois espèces de tactus

En vérité il n'y a qu'un genre et une seule forme de tactus laquelle se divise en trois espèces, d'après sa capacité.

Sa forme consiste dans un mouvement d'abaissement et d'élévation de la main du pied ou du doigt. Ces deux mouvements, à temps égaux, correspondent à la durée d'une semibrève en integer valor. Ainsi se trouve précisée avec exactitude la quantité de temps qu'il convient d'attribuer à une note et à une pause.

L'espèce de tactus la plus employée se nomme tactus minor, usuel ou vulgaire. Sa capacité est d'une semibrève, ou d'autres notes forment cette quantité.

« Minor est vulgatissimus dicitur, et est, qui semibrevem notulam unico metitur tactu » [40].

La deuxième espèce prend le nom de tactus major. Sa capacité est la brève imparfaite ou deux semibrèves, etc.

« Major est, qui notulam brevem non diminutam unico complet tactu» [41].

Le tactus proportionné forme la troisième espèce. Sa capacité est la brève parfaite ou trois semibrèves, etc.

« Tactus proportionatus seu sesquialter fit, quum figure dissimili quantitate proferentur, quum scilicet très semibrèves contra unam, aut contra duos proferuntur, ut in proportionibus fit de génère multiplici, ubi duae aut quatuor notulae, contra unam modulantur » [42].

Pour adapter les espèces de tactus aux formes de Temps (fig. 3), nous faisons correspondre à l'unité de valeur de l'integer, la note moderne de même figure, soit la ronde. Dans nos transcriptions cette note compose l'unité de la mesure, du tactus. Les autres notes s'emploient dans l'ordre : la blanche figure la minime, la noire représente la semiminime, etc.

Les trois espèces de tactus répondent aux trois espèces des deux familles de temps : à l'integer (parfait et imparfait) le tactus usuel ou minor; au temps diminué (parfait et imparfait) le tactus major; au temps le tactus proportionné, en tenant compte de la qualité de la proportion. Ainsi les proportions à division binaire se mesurent avec le tactus minor ou major.

271

Les trois espèces de tactus et leur figuration en notes musicales

Fig. 20

Les trois espèces de temps, parfait et imparfait, et leur figuration en tactus

Fig. 21

Une cause d'erreur assez fréquente provient de ce que l'on confond la capacité du tactus avec la valeur des notes déterminée par le signe placé à l'armure (43). Par exemple, le temps parfait intégral se compose du même nombre de semibrèves que le temps parfait diminué, c'est-à-dire : trois. Mais dans l'un (temps parfait intégral), chaque semibrève mesure un tactus,

(43) « Ut ita non Tactuum sed notularum quantitatem subinde pro variis signis pro- lationum, temporum, modorum, ac proportionum distinguere operae pretium fit ». Oridryus, Pradicae musicae utriusque praecepta brevia, Dusseldorf, 1557, f. G. IX r. Tirabassi, p. 41.

272


tandis que la durée d'une semibrève de l'autre s'élève seulement à un demi- tadus. De part et d'autre la quantité est identique tandis que la mesure ou durée diffère.

Dans le tactus nous usons du même artifice que la musique moderne en ce qui concerne l'augmentation et la diminution des valeurs. Mais si la mesure moderne correspond, en partie, à la mesure du tactus, le temps en diffère totalement. Faute de n'avoir su discerner sa nature spéciale, les transcripteurs de la notation proportionnelle se sont gravement fourvoyés.

Dans nos transcriptions nous employons l'unique mesure du tactus représenté par \ , le numérateur indique l'unité de valeur, le dénominateur l'unité de mesure. Toutes les figures de notes comprises dans un tactus sont ramenées à la valeur essentielle de la semibrève, par le procédé de la diminution ou de l'augmentation de leur valeur accidentelle. De cette façon les divers signes mensurels étant toujours résolus par la même mesure, les notes de même durée de l'écriture proportionnelle se traduisent par la même figure de note. Cette unité constante d'application, tant de la valeur que de la mesure, se réalise avec une égale facilité dans les pièces de chant qui portent un signe mensurel commun à toutes les voix, que dans celles qui sont affectées d'un signe particulier à chaque voix. Témoins les exemples reproduits ci-dessus que nous transcrivons d'après cette méthode :

Transcription des fig. 4, 7, 9 à 13, 16, 17 et 19

Fig. 22

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Fig. 23

(44) Revue belge de Musicologie, Bruxelles, 1946-1947, T. I, p. 177.

Transcription des fig. 4, 7, 9 à 13, 16, 17 et 19

Ainsi grâce au tactus, tous les signes de la notation proportionnelle retrouvent leur signification authentique, et leur transcription moderne s'effectue avec la plus grande sécurité. Nous pouvons donc, en toute vérité, décerner au tactus le titre de clef de la paléographie musicale de la notation proportionnelle, parce que, seul, il en reproduit et l'esprit et la lettre. Son emploi s'impose donc si l'on veut éviter les graves erreurs dont foisonnent les éditions actuelles.

M. van den Borren a beau soutenir que les divergences de ce genre sont « au demeurant d'une importance plutôt secondaire dans l'espèce, vu qu'elles ne concernent que des points de détail sans influence réelle en ce qui regarde l'interprétation d'ensemble de l'œuvre » (44), les exemples que nous venons de citer prouvent, au contraire, que ce sont les fondements même de l'écriture et de l'exécution des œuvres qui sont détruits.

Dans un prochain numéro de Scriptorium nous montrerons que le tactus est aussi « le principe régulateur de la bonne exécution de la polyphonie classique ».

Bruxelles
Antoine AUDA

Notes de l'article

  1. « Tempus est mora motus mutabilium rerum ». Johannis Veruli de Agnania, Liber de musica, dans De Coussemaker, Scriptores de musica medii aevi, Paris, 1864-1867, T. III, p. 130b.
    « Tempo quello, esser Numéro, ô misura di movimento, ô d'alcun'altra cosa successiva ». G. Zarlino, Istitutioni Harmoniche, Venise, 1589, T. I, p. 347.
  2. P. Rougnon, Principes de la Musique, dans Encyclopédie de la Musique et du Conservatoire, Deuxième partie, p. 202.
  3. « Secondo la deflnitione de gli Antichi musici : essere una certa determinata quantità de figure minori, contenute, ô considerate in una Brève ». Zarlino, op. cit., p. 347.
  4. « II tempo e una certa quantità de semibrevi considerata ne la figura brève ». Id., édition de Venise, 1623, p. 330.
  5. « Temporis Mensura quaenam est ? Ea est, qua Brevis Notae valor definitur, secun- dum quod ea, nunc plures, nunc pauciores Semibreves Tactusve compraehendit ». S. Heyden, De Arte canendi, Nuremberg, 1540, p. 72.
  6. Scriptorium, T.I, p. 112 ; T. II p. 85.
  7. « Et questo tempo è di due manière : Perfetta et Imperfetta ». Zarlino, op. cit. p. 347.
  8. Aaron, Compendiolo di molti dubbi, Milan, s.d. f° B. IV r0 ; Tirabassi, La mesure dans la Notation proportionnelle, Bruxelles, 1925, p. 37.
  9. « Integer valor signifie le mouvement moyen, la valeur ordinaire des différentes espèces de notes par opposition aux changements que subit cette valeur par la diminution, l'augmentation ou les proportions ». H. Rikmann, dans Dictionnaire de Musique, à Integer valor.
  10. De Arte canendi, p. 74.
  11. C'est à dessein que nous choisissons ce motet parce qu'il a fait l'objet du premier article publié en faveur du tactus, dans La Tribune de Saint-Gervais, Paris, 1929, p. 73. A vingt ans de distance, nous avons le regret de constater que les erreurs des transcripteurs signalées dans cet article, continuent à être propagées par les musicologues les plus directement intéressés à la vérité historique.
  12. Dans le ms. de la Bibliothèque royale de Belgique, N° 5557, folio 174 v°.
  13. Van Ockeghem tot Sweelinck, Amsterdam, 1942, fasc. 2, p. 40.
  14. Ibid., p. 107.
  15. Werken van Josquin des Prés. Missa « L'homme armé. Super voces musicales. T. V, fasc. 18, Amsterdam 1926, p. 1.
  16. Smeyers, Van Ockeghem tot Sweelinck, p. 123.
  17. Aaron, Toscanello, Vinegia, 1539. I.L, Cap. XXXVIII, f. Dvo ; Tirabassi, op. cit. p. 38.
  18. Aaron, cp. cit.
  19. G. M., Lanfranco Scintille di Musica, Brescia, 1533, Tirabassi, p. 38.
  20. G. Fabro, Musices praticae, dans Tirabassi, p. 19.
  21. Higinio Angles, La Musica en la Corte de los Reyes Catolicos, I Polifonia religiosa Madrid, 1941, p. 3.
  22. Aaron, Toscanello, op. cit., f. Dv ; Tirabassi, p. 54.
  23. Ibid.
  24. Aaron, Toscanello, op. cit. i. Dv ; Tirabassi, p. 54.
  25. Vanneus S., Recanetum de musica aurea, Rome 1533. Cap. VIII, f. 54, r ; Tirabassi, p. 20.
  26. Lusitano V., Introduttione facilissima et novissima, Venise, 1561, p. 7.
  27. Bibliothèque vaticane, Ms. Chigi CVIII 234, f. 313 r.
  28. Dragan Plamenac, Johannes Ockeghem, Samtliche Wercke, Vol. I., Messes, Leipzig, 1927, p. 114.
  29. Harvard University Press, Cambridge Mass. 1947, p. 77.
  30. Smeyers, op. cit. p. 78.
  31. Ibid., p. 21.
  32. Aaron, Compendiolo di molti dubbi. Cap. 40, f. B. IV. v ; Tirabassi, p. 46.
  33. De Arte canendi, p. 89.
  34. Anvers, 1941, p. 162.
  35. Scriptorium, T. I, p. 124, T. II p. 88.
  36. « Satis autem hic esto pueris didicisse, in jam describendo valore Notarum ac Pausarum, per numerum Tactuum totidem semper Semibreves notulas, quatenus eae non auctae diminutaeve sint, intelligi oportere. Est enim essentialis valor Semibrevium Notularum, ut singulae singulis tactibus valeant. At quod alioqui pro variorum signorum adscriptione plus minusve valent, id non est ipsarum essentiae, sed accidentis cujusdam artiflcii ». De Arte canendi, p. 41.
  37. Yssandon, Traité de Musique pratique, Paris, 1582, f. 17 v.
  38. Rhau, Enchiridion utriusque musicae praclicae. Vittemberg, 1536, f. Cv.
  39. Scriptorium, T. II, p. 96.
  40. Rhau, ibid.
  41. Ibid.
  42. Magiro, Musicae rudimenta Vere, s. 1., 1619, 1. Cv .

Voir aussi

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