Scriptorium (1948, 1) Auda

De Wicri Musique

La prolation dans l'édition princeps de la messe « L'homme armé » de Palestrina et sa résolution dans l'édition de 1559


 
 

Titre
La prolation dans l'édition princeps de la messe « L'homme armé » de Palestrina et sa résolution dans l'édition de 1559
Auteur
Antoine Auda
In
Scriptorium, tome 2, numéro 1, pages 85-102 , 1948.
Source
Persée,
https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1948_num_2_1_2116

L'article

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85 La messe « L'homme armé » de Palestrina jouit d'une réputation presque aussi grande que celle du « Pape Marcel », mais pour d'autres raisons.

La séméiographie surtout en est caractéristique, en effet le Princeps musicae utilise à profusion les divers signes de valeur des notes. Nous ne disons pas, à dessein, signes de mesure, parce que cette expression n'a pas, à cette époque, le sens que nous lui attribuons aujourd'hui.

A ce point de vue, la messe « L'homme armé » est unique dans toute la production de Palestrina. De plus, on la considère comme une œuvre de jeunesse: la majorité des compositeurs de la grande époque polyphonique se servaient de ce thème comme pièce d'épreuve; c'est en y déployant toutes leurs qualités musicales qu'ils faisaient leur entrée dans la carrière et prenaient rang dans la corporation des compositeurs.

Cette composition de Palestrina a partagé l'infortune des nombreuses messes construites sur ce thème. La difficulté de leur exécution, due à une écriture compliquée, limitait singulièrement leur champ d'action. Nous trouvons là, pensons-nous, la principale raison du désintéressement témoigné à ces œuvres par les générations postérieures. L'abandon progressif des multiples signes mensurels, à la signification souvent énigmatique, contribua aussi pour une large part à cette défection des chanteurs.

Il est indubitable que la notation usitée à la fin du XVIe siècle diffère d'une manière sensible de celle employée antérieurement. Rien d'étonnant, par conséquent, si la messe « L'homme armé », publiée pour la première fois en 1570, présente de notables différences avec l'édition de 1599, laquelle n'est pas la seconde édition, ainsi qu'on vient de l'affirmer récemment [1], mais la cinquième [2].

Le désaccord entre ces deux éditions ne réside pas uniquement dans l'abandon des innombrables signes mensurels d'autrefois, mais aussi dans la durée, souvent fautive, des notes. D'une telle dérogation aux règles de concordance des valeurs, résultent des conséquences d'une certaine gravité, parce que les chants qui en sont l'objet n'expriment plus le rythme ni le sentiment du compositeur.

86 Pour nous limiter, nous examinerons uniquement les signes de la ion parfaite de l'édition princeps et leur « résolution » dans l'édition

Prolation parfaite

Commençons par définir ce qu'est la Prolation : C'est la mesure qui détermine la quantité de la note semibrève (3). Ou bien : Le rapport de entre la semibrève et la minime (4).

On sait que le « Mode majeur » détermine la quantité de la maxime, le « Mode mineur » celle de la longue et le « Temps » la quantité de la brève.

Le rapport de subdivision de chacune de ces notes (maxime, longue, etc.), en valeurs moindres, peut s'opérer de -deux manières, l'une appelée parfaite, l'autre imparfaite. La première est ainsi nommée parce que son unité se subdivise en trois parties ou trois notes d'ordre directement inférieur : la maxime en trois longues, la longue en trois brèves, la brève en trois semi- brèves. La seconde catégorie, dite imparfaite, subdivise son unité en deux parties ou deux notes seulement : la maxime en deux longues, etc. Le cercle fermé : O , indique la perfection, le cercle ouvert : C , marque V imperfection.

La prolation parfaite dénommée aussi prolation majeure, signifie la

subdivision de la semibrève en trois minimes : o = <f f f , ou en d'autres

notes dont la somme égale cette quantité.

La prolation imparfaite, dénommée aussi prolation mineure, indique

la subdivision de la semibrève en deux minimes : 0=99 s ou en d'autres notes dont la somme égale cette quantité.

Le signe de la prolation parfaite est un point placé au centre d'un cercle fermé ou ouvert, signes du Temps sous ses différents aspects :

0 G 3 0 0 etc

L'absence de point indique la prolation imparfaite.

La prolation ne suit pas l'exemple des autres « ordres » dans l'emploi de l'unité de valeur. En effet, chacun des ordres du mode et du temps n'utilise qu'une figure : la maxime pour les modes majeurs parfait et imparfait, la longue pour les modes mineurs parfait et imparfait, la brève pour le temps parfait et imparfait, etc. Par contre, la prolation parfaite utilise deux figures,

fait usage de deux unités : la semibrève : 0 , et la minime : 9 > selon que

dans une même pièce toutes les voix ou seulement une ou deux portent le signe de la perfection, c'est-à-dire le point central. La prolation imparfaite

(3) « Quid est Prolatio ? Est mensura, qua quantitas semibrevis notulae deflnitur » S. Heyden, De Arte canendi, Nuremberg, 1540, p. 64.

(4) A. Tirabassi, La Mesure dans la Notation proportionnelle et sa Transcription moderne, Bruxelles, 1925, p. 21.

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LA PROLATIONS DANS LA MESSE « L HOMME ARME »

ne présente rien de particulier et se pratique toutes les fois que le point central fait défaut.

Nous insistons sur la question des deux unités de valeur de la prola- tion parfaite parce que la violation de la règle qui en détermine l'emploi, modifie sensiblement le caractère du morceau et en altère le sentiment. Nombreux sont les transcripteurs modernes qui ont transgressé cette règle, malgré le rappel fréquent des auteurs les plus réputés des XVe et XVIe siècles, ainsi que nous allons le démontrer :

« Aliquando autem propter cantus nimiam diminutionem cantores mensuram, quae in brevi erat observanda, ponunt in semibrevi, et si erat in semibrevi tenenda, transferunt illam in minima taliter, quod jam pro majori parte omnes tenent, et scribunt in compositione pro hoc signo © vel hoc ©, quod mensurae morula in minima teneatur intégra. Et si in tenore signum diversum ab aliis ponatur, ut si © in tenore et hoc O in aliis, minima tenoris tantum valet, quantum aliarum valet semibrevis, quia morulam integram, et si in aliis istud O2 ponatur, quantum brevis » (5).

« Toutes fois, et quantes que le signe de la Prolation parfaite est signée en une partie contre l'imparfaitte, qui est cognùe par l'absence du poinct mis et situé dedans le cercle, les notes, et pauses de laditte Prolation parfaite doublent et augmentent de valeur, de sorte que la semibrève parfaitte vaudra trois mesures, et la minime blanche une, ... Et si elle est signée en toutes les parties, il n'y aura nulle augmentation en une partie plus qu'à l'autre... » (6).

« Perô havendo io detto che quando una parte ô dua hanno i segni delli Prolationi senza l'intervento délia zifïra ternaria, e che l'altre parte hanno altri diversi segni, che le parte délie Prolationi si sottomettano al tatto del altre parte col ricevere una Minima per tatto » (7).

Nous connaissons, à présent, les rapports de proportion entre les diverses figures de notes ou, du moins, leur valeur proportionnelle considérée « in abstracto », ou si l'on veut, indépendamment des signes mensurels qui peuvent les régir. Ces signes, placés au début de chaque pièce, peuvent modifier la valeur de leur durée normale, organique. Ainsi, la brève : □ , unité de valeur du Temps parfait, figuré par ce signe : O, possède la durée de trois unités de celle-ci, soit de trois tactus, lequel est considéré comme unité de mesure ou durée. Cette même brève perdra la

moitié de sa durée si le signe du Temps est barré: <() , elle ne vaudra plus qu'un tactus et demi. Ce même signe accompagné d'un chiffre, par exemple $ 2, diminue de moitié la valeur précédente de la brève qui ne possède plus alors que la valeur de trois quarts de tactus.

Il est donc très important d'avoir toujours présent à l'esprit la

(5) Ramos de Pareja, Musica practica (1492), édition de J. Wolf, Leipzig, 1901, p. 84.

(6) Michel de Menehou, Nouvelle Instruction familière en laquelle sont contenus les difficultés de la Musique... Paris, 1550, édition de H. Expert, Paris, 1900, p. 19.

(7) L. Zacconi, Prattica di Musica, Venise, 1596, Liv. II, cap. XXXVIII, f. 115 r°. Voir d'autres textes dans : S. Heyden, De Arte canendi, p. 64 ; P. Aaron, Toscanello in musica, Venise, 1529, cap. 38 ; A. Tirabassi, La Mesure dans la Notation proportionnelle, p. 46 et 55-56.

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distinction entre la valeur des notes et leur durée. En d'autres termes, ne pas confondre la proportion avec la mesure ou iactus.

La musique des XV-XVIIe siècles ignore le système de mesure actuel, par groupement de deux, trois, quatre temps. Elle ne fait pas usage non plus de barres de mesure, tout au moins pour les parties séparées. Le besoin ne s'en faisait point sentir.

C'est le tactus qui règle la durée des notes : battement composé de deux éléments dénommés arsis (levé) et thésis (baissé). Ainsi défini, le tactus diffère du temps musical et de la battue moderne.

Toute musique antérieure au XVIIe siècle fait usage du tactus pour dénombrer, mesurer les notes et leur donner leur valeur. On dit par exemple : la brève vaut trois tactus, c'est-à-dire trois mouvements composés chacun d'une arsis et d'une thésis, soit trois levés et trois baissés alternatifs. Le tactus double la durée du temps moderne, à supposer bien entendu, une même rapidité dans les gestes.

Nous nous sommes suffisamment étendu dans un précédent article de Scriptorium (I, 125), sur la nature et le mode d'emploi du tactus. Il nous reste à expliquer ce qu'il faut entendre par le mot « résolution ».

On appelle résolution, la transcription, sous la forme usuelle, vulgaire, des valeurs des notes et des pauses notées originairement d'une manière savante, figurée ou énigmatique (8).

Elle se pratique de deux manières : 1° en résolvant les signes de valeur en signes de valeur moindre; 2° en résolvant les signes de petite valeur en signes de valeur plus grande (9). Dans le premier cas il y a diminution de la valeur des notes et des pauses, dans le second augmentation (10).

A ces deux opérations se limitent le grand nombre de résolutions de la notation proportionnelle, définies et ordonnées par des règles ou canons.

S. Heyden en donne tous les éclaircissements nécessaires et chaque canon d'un ou plusieurs exemples en notation originale suivie de sa résolution (11).

C'est de la résolution par augmentation des valeurs que nous allons nous occuper puisque la prolation règle les rapports entre les notes de moindre durée.

Cette résolution peut revêtir deux formes, suivant la grandeur de

(8) « Quid est Resolutio ? Resolutio, est abstrusioris Notularum valons, in vulgatiorem aliquam, transcriptio. » S. Heyden, De Arte canendi, p. 118.

(9) « Quotuplex est Resolutio ? Duplex. Aut enim cantus ex majoribus signis in minora resolvitur ; aut ex minoribus in majoribus. » Ibid.

(10) « Ideo, quod majora signa, sed a minora, in génère submultiplici, id est, augente habent. E contra, Resolutio ex minoribus signis, ad majora, Notularum ac Pausarum figuras diminuit. » Ibid. ■

(11) Tirabassi a reproduit partiellement ces exemples dans La Mesure de la Notation proportionnelle, pp. 51-53.

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LA PROLATION DANS LA MESSE « L'HOMME ARMÉ »

l'unité choisie : la semibrève ou la minime pour un tactus, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut.

A la fin du XVIe siècle, la notation musicale limitait les signes de durée presque exclusivement à ceux du Temps intégral, diminué et Les œuvres des époques précédentes, notées suivant les ordres des Modes et de la Prolation étaient résolues sous l'une ou l'autre forme du Temps,

le plus souvent en Temps imparfait diminué : <f . Tel est le cas pour la messe

«L'homme armé», rééditée en 1599.

L'examen des diverses résolutions exécutées par l'auteur de cette édition nous est grandement facilité pour deux raisons : 1° La prolation se présente toujours avec la minime comme unité de valeur et de tactus. 2° Les voix en rapport avec la prolation utilisent les signes mensurels du Temps sous ses diverses espèces. Par là, nombre d'objections concernant la valeur à donner aux notes placées sous ces signes divers, disparaissent presque complètement.

Précisons que dans cet examen nous nous plaçons au point de vue strictement paléographique, sans tenir compte de certaines licences que pouvaient se permettre les chanteurs.

Prolation parfaite en temps parfait integer valor

Commençons par le premier signe de prolation que nous présente la messe «L'homme armé », celui du Kyrie I : prolation parfaite en temps parfait) figurée ainsi : C\ Les autres voix sont aussi en temps parfait mais en prolation imparfaite : O.

La valeur des notes et leur durée en tactus peuvent s'évaluer sans

difficulté au moyen de la figure 1, dans laquelle la brève : O , unité de Temps, étant parfaite, vaut trois semibrèves. La semibrève : O , unité de

tactus, vaut ici trois minimes, parce qu'en prolation majeure ou parfaite. Soit, la brève : 3 tactus; la semibrève : 1 tactus; la minime : 1 /3 de tactus. Il faut veiller à ne pas confondre temps avec tactus. La brève a la durée d'un temps et de trois tactus, soit six battements.

Fig. 1

Fig. 1

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Telle est la forme usuelle de la prolation parfaite lorsque la semibrève représente, simultanément, l'unité de valeur et l'unité de tactus ou de mesure. Mais comme dans notre Kyrie le signe de la prolation parfaite apparaît à la seule voix de Ténor, l'unité de tactus passe à la minime qui représente ici la capacité de la mesure, d'où une augmentation de la durée des notes. Nous le montrons dans la figure 2, semblable à la précédente quant aux figures de notes, mais différente par rapport à leur durée.

Fig. 2

Fig. 2

Connaissant la durée de ces figures, il nous est aisé d'attribuer à chacune des notes de notre Kyrie le nombre de tactus qu'elles comportent.

Nous ferons remarquer aux non-initiés que les deux tableaux étant en prolation majeure et en temps parfait, la connaissance des règles de la perfection est indispensable pour comprendre la computation des tactus. Nous ne pouvons les exposer ici, c'est pourquoi nous prions le lecteur de nous faire confiance sur ce point.

Voici la reproduction de Kyrie I de l'édition princeps (1570), à nous ajoutons le nombre de tactus des notes et des pauses.

Fig. 3

Fig. 3

L'édition de 1599 nous présente la résolution suivante. Nous y ajoutons également les durées en tactus.

Fig. 4

Fig. 4

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LA PROLATION DANS LA MESSE « L'HOMME ARMÉ »

II n'y a aucune correspondance entre les valeurs de durée de ces deux notations. Les notes de l'édition de 1599 sont de moitié trop brèves. Cette résolution est donc fautive.

En effet, le canon 6, dont relève cette résolution, nous dit que les pauses et les notes semibrèves parfaites du modèle, doivent être sextuplées, et quadruplées les notes et pauses semibrèves imparfaites (12).

En conséquence, à la semibrève parfaite (deuxième note) de la figure, 3 doit correspondre une note de la valeur de 6 semibrèves dans la figure, 4

soit une longue pointée : cd* (= 3d , ou 6 0 ), et non une brève pointée : a. (= O 0 0 ).

Les autres figures se déduisent d'elles-mêmes : brève imparfaite

= ■ — I. (6 t), semibrève imparfaite = d (2 t), d'où résulte la résolution

suivante :

Fig. 5

Fig. 5

A l'appui de notre démonstration nous apportons le témoignage d'auteurs contemporains de l'édition de 1599.

Voici d'abord P. Cerone, l'auteur de cette curieuse Encyclopédie musicale dénommée El Melopeo y Maestro. Le XXe livre de la « Musica theorica y pratica » est consacré précisément à la messe « L'homme armé » de Palestrina. Les pièces y sont analysées et transcrites en notation originale, puis résolues sous diverses formes plus usuelles.

Pour le Kyrie /, Cerone évalue en tactus — qu'il appelle compas — la valeur des notes : la brève = 6 compas, la semibrève = 3 compas, sauf la dernière qui vaut 6 compas à cause de son altération (changement de durée due à sa position). Il nous apprend encore que l'usage est d'exécuter ce Kyrie, à raison d'une semibrève par compas (13). Nous reproduisons sa résolution en C, que nous complétons par l'indication des tactus (Fig. 6).

Les notes reproduisent celles de la figure 4, néanmoins leur valeur de durée diffère totalement pour acquérir celle de la figure 3. La raison

en est que la figure 4 porte un (fc et celle-ci : C •

(12) « Integra Prolationis Augmentatio, in simplicem temporis Diminutionem resol- venda, Sextuplicat omnes perfectas semibrèves, turn Notulas, turn Pausas : Imperfectas » S. Heyden, De Arte canendi, p. 126.

(13) El Melopeo g Maestro, Naples, 1613, p. 1029.

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Fig. 6

Fig. 6

Un second témoignage en notre faveur se trouve dans le traité de toute première valeur de Zacconi : Prattica di Musica, plus proche encore de l'édition de 1599 que YEl Melopeo.

Le chapitre XXXVIII du Livre II s'occupe exclusivement de la « Prolation », et c'est la messe « L'homme armé » de Palestrina qui est prise comme modèle.

Concernant notre Kyrie, Zacconi écrit : « Le ténor, sous le signe de la Prolation, doit tripler la valeur des pauses et des figures en les résolvant d'après le signe des autres parties » (14). C'est pourquoi sa résolution a lieu en temps parfait integer valor, reproduite ci-après avec l'indication des tactus :

(14) « ...diro di quel Tenore ché lia il segno délia Prolatione, che dovendosi triplicare il valore delle pause et délie figure resolvendolo nel segno de altre parte, non sera altro se non quel loche si vede. » Prattica di M usica, 116 r°.

(15) « ...Questa resolutione è fatto secondo l'ordine de i segni per farli corrispondere senza difformita o discrepanza : ma chi non ci volesse havarf astidioso lo risolva in questr'altra foggia. » Ibid.

Fig. 7

Fig. 7

Cette résolution, effectuée sous une forme différente des précédentes, n'en demeure pas moins aussi légitime et d'une parfaite exactitude, parce que les durées des notes originales conservent la même valeur sous leur nouvel aspect.

Zacconi ajoute peu après : « Cette résolution est réalisée suivant l'ordre des signes (des autres voix), afin d'éviter toute difformité et : mais celui qui ne veut pas s'astreindre à ce travail fastidieux par les règles de la perfection) réalisera la résolution suivante » (15). Celle que nous présenté la figure 6.

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LA PROLATION DANS LA MESSE « l'hOMME ARME »

Dans la composition de cette messe, Palestrina s'est probablement inspiré de celle de Josquin, de même thème (16), et à laquelle S, Heyden a fait de nombreux emprunts pour illustrer son traité (17), Une transcription du Kyrie I, sl été correctement exécutée en notation moderne par G. Sçhùne- mann (18).

Les conséquences de la résolution défectueuse de l'édition de 1599 apparaissent clairement dans la déformation de la valeur des notes subie par les autres voix. En effet, l'unité de tactus passe de la semibrève à la brève,

soit une diminution.de la moitié*de leur durée. Le O devient 0 sans que rien ne puisse légitimer cette modification mensurelle.

Prolation parfaite en temps imparfait integer valor

A. La Prolation parfaite est en rapport avec le temps imparfait des autres voix

Le deuxième signe de prolation que nous présente cette messe est

le suivant : G , au ténor du Christe, du Sanctus et de V Agnus I, c'est-à-dire : prolation parfaite et temps imparfait d'une part, prolation imparfaite et temps imparfait d'autre part, soit G pour le ténor, C pour les autres voix.

La figure 8 nous présente la valeur des diverses notes de cette la semibrève étant considérée comme unité de tactus :

Fig. 8

Fig. 8

(16) « ...le quale tutte due hanno uno medemo suggetto, una medema fuga, et quasi i medemi segni » Ibid., f. 115 v°.

(17) De Arte canendi, pp. 112, 126-127, 160-162. Voir aussi : H. Glarean, Dodecachordoni Bâle, 1547, pp. 220, 442, qui réalisa ces mêmes thèmes d'après ces canons.

(18) Zur Frage des Taktschlagens und Textbehandlung in der Mensuralmusik, dans « Sammelbànde der IMG, » X (1908-1909), pp. 109-110,

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A l'exemple du Kyrie J, la prolation parfaite se trouvant à une seule partie, l'unité de mesure ou tactus passe à la minime. La semibrève parfaite aura la valeur de trois minimes et la brève de six, comme le montre la figure 9, apparemment identique à la précédente mais en réalité totalement par rapport à la durée des notes.

Fig. 9

i

Fig. 9

Le thème du Christe de l'édition princeps se présente ainsi :

Fig. 10

Fig. 10

La valeur des notes que nous avons indiquée en tactus, répond à celle du canon 6 : G résolu en <( ; même mode de résolution que le Kyrie I.

Signalons la différence de durée de la brève de cet exemple, par nature sous le signe mensurel du Christe, mais parfaite dans le Kyrie, comme on peut le voir dans les figures 1 et 2. Toutefois dans la figure 3, la brève, parfaite par nature, devient là, imparfaite par position, parce qu'elle est suivie d'une note de moindre valeur.

Voici la résolution du Christe de l'édition de 1599 :

Fig. 11

Fig. 11

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LA PROLATION DANS LA MESSE « L'HOMME ARMÉ »

L'erreur commise dans le Kyrie se répète dans le Christe, et puisque le fait se présente ici dans les mêmes conditions, les arguments qui militent en notre faveur dans l'interprétation du Kyrie, sont aussi valables pour le Christe. Cerone et Zacconi confirment l'exactitude de notre démonstration.

Comme précédemment, il suffit de changer le signe du temps imparfait

diminué de l'édition de 1599, en temps imparfait integer valor : (£ en C , pour régulariser la résolution. C'est sous cette forme que Cerone (19) et Zacconi (20) nous présentent leur transcription.

Fig. 12

Fig. 12

D'après les connaissances que nous possédons maintenant, la du Sanctus : G en <£ , peut aisément être contrôlée. Nous reproduisons la notation originale et celle de 1599, abandonnant au lecteur le soin de la vérification. Pour cela il suffit de rechercher si le nombre de tactus est identique dans les deux fragments.

Fig. 13 Fig. 14

Fig. 13

Fig. 14

U A gnus Dei I utilise les mêmes signes que le Sanctus, tant pour le ténor que pour les autres voix. La réponse obtenue pour la figure 14 s'adresse également à Y Agnus /, de même facture et résolue d'après les mêmes règles.

B. La Prolation parfaite est en rapport avec le Temps imparfait diminué

Le précédent signe de prolation parfaite en temps imparfait se trouve

(19) El Melopeo y Maestro, p. 1029.

(20) Prattica di Musica, f. 117 v°.

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résolu autrement dans la première partie du Gloria et dans V Agnus II. II se présente aussi dans des conditions différentes, en ce sens que lès

voix avec lesquelles il est en rapport sont en imparfait diminué : <£ , alors

que dans les exemples précédents elles se trouvent en temps imparfait integer valor : C.

Cette remarque n'est pas sans intérêt parce qu'elle va nous permettre d'apprécier avec plus de fondement et de sécurité la qualité des résolutions de l'édition de 1599.

Voici la notation de l'édition princeps :

Fig. 15

Fig. 15

Notre évalution des tactus peut se contrôler au moyen de la figure 9. Sa résolution relève du canon 6 déjà mentionné. Nous avons vu plus haut, la manière de procéder. L'exemple donné par le canon est le Christe de la messe « L'homme armé » de Josquin (21), thème employé par Palestrina dans son Kyrie III, en notation sesquialtera. Voir plus loin, fig. 24.

Pour rendre plus compréhensible cette importante résolution, nous allons donner la valeur des notes en temps imparfait diminué, à rapprocher de la figure 9, ce qui permettra de reconnaître plus aisément le rapport des notes de ces deux tableaux.

Fig. 16

Fig, 16

(21) S. Heyden, De Arte canendi, p. 126.

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LA PROLATION DANS LA MESSE « L'HOMME ARMÉ »

L'édition de 1599 présente la résolution suivante :

Fig. 17

Fig. 17

Nous ne nous occupons pas du choix des paroles ni de leur disposition. Ce qui nous intéresse c'est la résolution de la figure 15 réalisée par la figure 17. Pour la première fois nous constatons qu'elle respecte les règles établies par les canons. Le nombre de tactus de la résolution correspond exactement à celui du texte original, quoique la quantité de notes de grande valeur soit considérable. Le choix des signes importe peu si la durée qu'ils est exacte.

Cet exemple fait tomber plusieurs arguments que l'on aurait pu invoquer en faveur de l'édition de 1599. L'un des plus importants concerne

la liberté dans le choix du signe <f pour c . Toutefois, cette faculté accordée parfois aux chanteurs de la seconde moitié du XVIe siècle, ne concerne pas le paléographe.

On aurait aussi pu arguer de la difficulté d'exécuter ces longues durées de notes, au premier abord insolites, pour légitimer leur réduction en valeurs moindres. A quoi nous pouvons répondre, maintenant, que si leur emploi dans les deux pièces précitées (Gloria et Agnus II) est légitime, les autres chants pourvus des mêmes signes doivent être résolus de la même manière, quels que soient le nombre et la qualité des figures de notes qui en résultent.

Cerone et Zacconi nous indiquent deux manières d'opérer la résolution de ces chants. La première, appelée par Cerone : per dimidium (en imparfait diminué), convient aux chanteurs expérimentés. Pour les moins habiles il conseille le tactus usuel, c'est-à-dire la semibrève pour un tactus (22).

(22) El Melopeo y Maestro, p. 1031.

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Zacconi précise que le tactus se fait à la brève, mais si l'on désire le faire à la semibrève, il faut veiller avec soin, conseille-t-il, à la multiplication des valeurs de la prolation (23). Dans l'un et l'autre cas la durée respective des valeurs des notes est respectée : une brève par tactus ici, là une semibrève. Il y a une différence, il est vrai, mais toute visuelle et non auditive. Cette opération, le chanteur peut l'exécuter directement, sans recourir à la écrite. Il lui suffit de modifier « mentalement » le signe mensurel placé à Yarmure pour que les notes acquièrent la valeur désirée. Travail analogue à celui du musicien moderne lorsqu'il exécute, à vue, en 2/4 une mesure

marquée (f , ou en 3/4 celle notée en 3/2, etc.

Prolation parfaite en notation énigmatique

Dans son œuvre de haute virtuosité d'ordre mensurel, Palestrina ne pouvait manquer de recourir à l'artifice de Yénigme. L'application en est faite au Benedictus, avec la portée de la première partie armée de trois signes mensurels superposés :

Fig. 18

Faut-il voir dans cet exemple la notation de trois parties simultanées, comme nous avons mentionné le cas dans Y Agnus de la messe «L'homme armé » de Pierre de La Rue, reproduit dans le premier numéro de Scriptorium (p. 121)? Nullement. Ici les voix se succèdent dans l'ordre des signes de mesure, en commençant par la prolation. Chaque signe réduit de moitié la valeur des notes et des pauses imparfaites de celui qui le précède. Les notes et les pauses parfaites perdent la moitié de leur valeur sous le signe C.

Pour s'harmoniser avec les autres voix, en $ , la résolution des trois

signes de la première portée, doit s'effectuer d'après la valeur réelle des notes placées sous ces signes, ce qui exclut toute possibilité de modifier leur durée; une erreur de résolution devient ainsi presque impossible.

Nous ne possédons pas la réalisation de 1599, parce que la brochure

<23) Prattica di Musica, f. 119 v°.

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LA PROLATION DANS LA MESSE « L HOMME ARME »

qui nous sert de source limite ses exemples à la partie du ténor, et qu'en cette circonstance, la prolation se trouve à la partie supérieure. Pour la raison exprimée plus haut, il y a tout lieu de croire que cette résolution est correcte. Voici sa transcription en notation moderne d'après les principes du tactus :

Fig. 19

Fig. 19

Prolation parfaite en temps imparfait diminué

Un signe de prolation qui se rapproche un peu de l'énigme est le

suivant : 3 .

Palestrina l'a placé dans le corps du Gloria, aux paroles : Domine, Filius Patris. Ce signe indique la prolation parfaite en temps imparfait diminué. La diminution se remarque au renversement du demi cercle, ce qui exactement à ceci : <£ .

La valeur des notes n'est pas difficile à trouver : elle est la moitié m'oins grande qu'avec le même signe de prolation non barré. Voir la figure 10. Voici la version originale, intéressante à comparer avec les tactus delà fig. 10 :

Fig. 20

Fig. 20

La résolution de 1599 nous fait aussi défaut. Nous la croyons exacte

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parce que les autres voix utilisent le temps imparfait diminué et que les chants ainsi notés dans l'original ont été réalisés correctement.

Cette résolution doit se présenter comme la figure 21. Elle relève du canon 8 déclarant qu'il faut tripler les pauses et les notes semibrèves parfaites et doubler les imparfaites (24).

Fig. 21

Fig. 21

Telle est aussi la résolution de Cerone. Sous le signe : 3 , dit-il, il faut deux minimes au compas (tactus) (25).

Prolation parfaite en proportion triple du temps imparfait

Voici le dernier signe de prolation présenté par la messe « L'homme armé » de Palestrina : G 3. 11 occupe la partie du ténor de VHosanna, pendant que les quatre autres voix sont en proportion triple du temps parfait : O3 (26).

Ce signe de prolation peut se définir : triple de prolation en temps imparfait. Ce qui signifie l'emploi de trois unités de valeur pour un tactus, en l'occurrence trois minimes.

L'édition princeps nous présente ainsi le premier motif :

(24) « Perfecta Prolatio Diminuta, in simplicem Diminutionem resolvenda, triplicat omnes Perfectas Semibrèves, turn Notulas, turn Pausas, Imperfectas duplicat. » S. Heyden, De Arte canendi, p. 128.

(25) El Melopeo y Maestro, p. 1030-1031.

(26) Nous avons soutenu jadis, à rencontre de l'affirmation de Casimiri, la présence de « barres » dans les signes de mesure de cet Hosanna : Ada Musicologica, XIV (1942), p. 47. Nous avons appris depuis, par une note du regretté Tirabassi, que les barres en question se réellement dans l'exemplaire de l'édition princeps conservé à Leizpig, mais elles ont été ajoutées après coup. La différence d'encre, imperceptible dans notre reproduction se remarque aisément, paraît-il, dans l'original. La reconnaissance de ce fait, toute fois, ne minimise en rien la portée de nos conclusions qui ont été établies indépendamment de la présence irrégulière de ces barres.

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LA PROLATION DANS LA MESSE « L'HOMME ARMÉ

Fig. 22

Fig. 22

La résolution de 1599 apparaît sous la forme assez insolite de la sesquialtera :

Fig. 23

Fig. 23

Cette forme mensurelle a déjà été utilisée pour sa résolution du Kyrie III que voici :

Fig. 24

Fig. 24

En réalité^cette résolution, dont nous avons signalé ailleurs l'erreur (27), reproduit intégralement la notation originale. Il s'ensuit logiquement que si les signes de ce Kyrie conservent la même valeur dans YHosanna, la résolution de cette pièce est également fautive : elle enlève au notes et au pauses la moitié de la valeur que leur attribue l'édition de 1570 (fig. 22).

Le même^fait se reproduit pour la sesquialtera des quatre voix de Et in Spiritum. Là, le ténor est en temps parfait intégral, ce qui exclut toute hésistation quant à la capacité du tactus.

(27) Ada Musicologica, XIII (1941) p. 53.

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A. AUDA

Conclusion

De notre exposé il ressort de toute évidence, qu'au point de vue paléographique, l'édition de 1599 présente, dans sa transcription en notation usuelle, nombre de pièces défectueuses : la durée des notes et des pauses ne correspond pas à celle des signes employés par le « Prince de la Musique ».

Ses résolutions violent les règles unanimement enseignées par les théoriciens et pratiquées par les compositeurs. De plus, d'excellents auteurs, contemporains de l'édition de 1599, nous enseignent en termes clairs et précis, illustrés de nombreux exemples empruntés à cette même messe de « L'homme armé », la manière de transcrire avec fidélité les anciens signes mensurels tombés en désuétude.

La connaissance du Tactus, nous venons de l'expérimenter, permet de contrôler avec la plus grande sûreté, les travaux exécutés par les trans- cripteurs tant anciens que modernes.

Il n'est pas inopportun de rappeler, en terminant, le judicieux conseil adressé par Charlemagne aux chanteurs francs, lors d'une discussion l'authenticité de certaines mélodies : revertimini ad fontes, retournez aux sources.

Woluwé-Saint-Pierre, le 7 février 1948

Ant. AUDA

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Notes de l'article

  1. R. Casimiri, La polifonia vocale del sec. XVI e la sua trascrizione in flgurazione musicale moderna. A proposito di una critica di A. Auda, Rome, 1942, p. 57.
  2. Michel Brenet, Palestrina, dans la collection « Les Maîtres de la Musique », Paris, 1919, p. 218.

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