La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/Les remaniements

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Le texte original

Les remaniements

XII - Les remaniements[1]

Le jour vint où le Roland, tel que nous allons le publier, ni' répondit plus aux besoins des intelligences. Le jour vint où le public, s'adressant à certains poètes de bonne volonté, leur montra notre vieille chanson, et leur dit : « Rajeunissez -la. »

Et ce jour fut celui-là même où l'assonance ne suffit plus aux auditeurs de nos Chansons de geste. Disons mieux : ce fut le jour où le Roland eut des lecteurs plutôt que des auditeurs. La rime alors dut s'emparer de toute ou de presque toute la dernière syllabe : la rime, qui est une assonance perfectionnée, une assonance pour les yeux.

Voilà le point de départ de tous nos rajeunisseurs. Voilà la raison d'être et l'origine de tous les remaniements du Roland. Tout est sorti de là.

Dès que le plus ancien des remanieurs eut, pour la première fois, touché à une assonance du Roland dans le but de la transformer en rime, ce jour-là tout fut perdu. Cette seule modification en entraîna cent autres, et toute la physionomie de notre vieille épopée fut irrémédiablement changée.

Le premier travail du rajeunisseur porte sur le couplet épique. Il consiste à en changer toutes les assonances et à faire choix, pour les remplacer, d'un système de rimes.

Son second labeur a le vers pour objet. Il lui faut reprendre en sous-oeuvre presque tous les vers de l'ancien couplet, et les refaire un à un pour leur donner la rime voulue. Longue, délicate et rude besogne !

Mais il n'est pas toujours aisé de remplacer un vers assonance par un vers, par un seul vers rimé. Le remanieur, en ce cas, écrit deux vers, et même trois, au lieu d'un seul. C'est là son troisième travail et qui, comme les précédents, lui est commandé par une nécessité impérieuse '.

Une fois en si beau chemin, le rajeunisseur ne s'arrête plus. Il se donne fort gratuitement une quatrième mission. Alors même qu'il n'y est aucunement contraint, il remplace un vers de l'ori- ginal par deux ou trois vers de la copie 2 . Hélas !

11 est à peine utile d'ajouter que notre remanieur, habitué à tant de privautés avec. le texte original, n'hésite plus à changer tous les hémistiches qui lui déplaisent et tous les mots qui lui semblent vieillis. Mais ce cinquième travail ne semble pas avoir été le plus malaisé.

Désormais, plus de gène. Les rajeunisseurs suppriment tels ou tels couplets qu'ils jugent inutiles, ou en ajoutent tels ou tels autres qui leur paraissent nécessaires. Ils intercalent certains épisodes de leur composition, et rédigent à nouveau certaines parties de l'ancien texte. Même ils adoptent des vers d'une autre mesure, et voici que, dans l'épisode du procès rie Ganelon, le vers alexandrin pénètre enfin dans notre Chanson, qui est décidément trop remaniée et trop rajeunie.

Il ne reste plus qu'à modifier l'esprit général, de nos vieux poèmes, et c'est à quoi nos remanieurs s'entendent merveilleuse- ment. Dans la Chanson de Roland , telle qu'on la pourra lire tout à l'heure, c'était l'esprit du xi e siècle qui frémissait; dans nos rifacimenti, c'est celui du xm c . Les âmes y sont moins màîes. Tout s'alanguit, s'attiédit, s'effémine. La guerre n'est plus le seul mobile, ni la pensée unique. Le coup de lance, bien donné ou bien reçu, n'est plus le seul idéal. Ce n'est plus l'esprit des croi- sades populaires et enthousiastes comme le fut celle de 10£o c'est le temps des croisades à moitié politiques, etauxquell - ' faut un peu contraindre les meilleurs barons chrétiens. Elom moins aimée, et l'oriflamme de Saint- Denis fait un peu ou


'Voici par exemple, dans un couplet en on du Roland, voici ce vers : Il li tranchât 1er le destre pu'ujn (vers 2701 >, Le rajeunisseur sent bien que les oreilles. ou plutôt que les yeux de ses contempo- rains supporteraient diffi< 1 rnent le son uin dans une tirade en on. Que fait-il? Il cherche un équivalent en un seul vers, et ne le trouve pas. Alors il se r ésout, sans trop de peine, à écrire ces deux vers : Li cons Hollant , q'i ait nia- leiçon , — De son bras destre li a fait


un tronçon. (Roncevauv, tciîu de Ver- sailles.)

  • L'auteurduJïofoniZav;iitdit(v. 3.200):

« Ç» dist yiaïprimcs : le colp • ■ damant. » Le rema lieur, sans ai nécessité , écrit : • Malprimes:

« Mo- doterez notant. — Demein arez un eschac iss> grant. — Aine Sarrazins n'ot onques tant — Ds la

bataille le premier colp déniant. >> (llon- cevaux, texte de Versaill* •■ Cf. noa Kpo- p& i franc lise ,2» édition. ! <


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INTRODUCTION


l'enseigne de saint Pierre. Charlemagne est déjà loin; Philippe le Eel approche. La royauté, plus puissante, est cependant moins respectée. La taille du grand Empereur est rapetissée : ce n'est plus un géant de quinze pieds qui domine tous les autres héros du poème et dont la gloire n'est pas effacée par celle même de Roland. Des subtilités d'une théologie médiocre remplacent les élans vigoureux d'une piété militaire. L'auteur se fait voir davan- tage dans ces œuvres trop personnelles. Plus de proportions; point de style, avec plus de prétentions. Des formules, des che- villes, et, comme nous le dirions aujourd'hui, des « clichés » insupportables. Ces remaniements, nous les abandonnons volon- tiers à ceux qui nous accusent de trop aimer notre vieille poésie religieuse et nationale. De ces œuvres de rhéteurs ennuyeux, la Patrie et Dieu sont absents. Nous ne descendrons pas à les admirer 1 .

1 Les remaniements ne sont pas cependant la foi me la plus méprisable qu'ait reçue la légende de Roland.' Après avoir médiocrement inspiré Philippe Mousket, en sa Chronique rimée, au XIIIe siècle, et Girard d'Amiens, en son Charlemagne, au commencement du siècle .suivant, cette très glorieuse et très antique légende fut, six fois au moins, mise en prose : dans Galien (XVe siècle); dans les Conquestes de Charlemagne, de David Aubère (1458) ; dans ?rlorgant le Géant, imitation du


Morgante Maggiore, de Pulei (1519); dans le Charlemagne et Anseïs du ma- nuscrit de l'Arsenal, anc. B. L. F. 214 (xv e siècle) ; dans le Fierabras de 1478 et dans la Conqueste du granl roi Char- lemagne des Espui(ines , qui en est une nouvelle forme (149S, etc.), et enfin dans les Cuerin de Monlglave incu- nables. Ces deux derniers romans et le Galien ont pénétré dans la o Bibliothèque bleue v, et c'est par eus que Roland est encore aujourd'hui connu dans nos camoa'-inps.


iNTUonrr.Tiox


Notes de l'article

  1. Ces remaniements, que l'on connait généralement sous le nom de Roncevaux composent la seconde famille des manuscrits de Roland. Ils sont tous dérivés d'un prototype qui n'est point parvenu jusqu'à nous et qui se composait sans doute des éléments suivants :
    • « trois mille sept cents premiers vers, analogues à ceux d'Oxford et encore assonancés;
    • un dénouement nouveau en vers rimés, et qui se retrouve dans tous les rifacimenti. »
    Les remaniements du Roland que nous possédons sont les suivants :
    • a. Manuscrit de Paris, B. N., fr. 860 ancien 7227 s (seconde moitié du xm e siècle). Il y manque environ les 80 premiers couplets.
    • b. Manuscrit de Versailles , xm e siècle ; — 8,330 vers. Il est aujourd'hui à la Bibliothèque de Châteauroux, et il en
    existe une copie moderne à la B. N. fr. I."), 108). — c. Manuscrit de Venise (Bibliothèque Saint-Mare, manuscrit français, n° vu. 138 folios, 8,880 vers; exécuté vers 1250). Le texte, qui n'est pas italianisé, se rapproche beaucoup de celui de Versailles. — d. Manuscrit de Lyon (n° 964, xiv e siècle). — e. Frag- ments d*un manuscrit lorrain, 351 vers du xiii" siècle, publiés par Génin, Chan- son de Roland, p. 491 et suiv. — f. Ma- nuscrit de Cambridge (Trinity Collège, R. 3-32, xv e siècle). = Ces remanie- ments peuvent se diviser en trois fa- milles : a. Paris, Lyon, Lorrain, b. Ver- sailles, Venise VIL c. Cambridge.



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