La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Introduction/La gloire

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La gloire

Roland est un des héros dont la gloire a été le plus œcuménique, et il n'est peut-être pas de popularité égale à sa popularité.

Roland a été célèbre en Allemagne. Vers le milieu du XIIe siècle, un curé allemand, du nom de Conrad, — il était de la Bavière ou de la Souabe, — se mit à traduire en latin d'abord, puis en vers allemands, notre épopée nationale, notre vieille chanson. La traduction est des plus exactes, avec une tournure plus cléricale ou plus mystique que dans l'original français. C'est le Ruolandes Liet, et nous ne pouvons oublier, en le lisant, que le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent obligés de l'emprunter à la France. Et ils ne s'en tinrent pas là.

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1 Les remaniements ne sont pas cependant la foi me la plus méprisable qu'ait reçue la légende de Roland.' Après avoir médiocrement inspiré Philippe Mousket, en sa Chronique rimée, au XIIIe siècle, et Girard d'Amiens, en son Charlemagne, au commencement du siècle .suivant, cette très glorieuse et très antique légende fut, six fois au moins, mise en prose : dans Galien (XVe siècle); dans les Conquestes de Charlemagne, de David Aubère (1458) ; dans ?rlorgant le Géant, imitation du


Morgante Maggiore, de Pulei (1519); dans le Charlemagne et Anseïs du ma- nuscrit de l'Arsenal, anc. B. L. F. 214 (xv e siècle) ; dans le Fierabras de 1478 et dans la Conqueste du granl roi Char- lemagne des Espui(ines , qui en est une nouvelle forme (149S, etc.), et enfin dans les Cuerin de Monlglave incu- nables. Ces deux derniers romans et le Galien ont pénétré dans la o Bibliothèque bleue v, et c'est par eus que Roland est encore aujourd'hui connu dans nos camoa'-inps.


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Un poète connu sons le nom de Stricker, — ce nom signifie sans doute « rapsode » ou « arrangeur», — écrivit vers 1230 son Karl, qui est au Ruolandes Liet ce que nos remaniements sont à notre ancien poème. Ce n'est pas tout encore : un compilateur germain du XIVe siècle, l'auteur du Karl Meinet, a fait entrer dans sa vaste compilation un autre remaniement de Roncevaux. Cepen- dant, sur toutes les places des villes de la basse Saxe et ailleurs



Fîg. 6. - Roland en Allemagne. — D'après un manuscrit du Ruolandes Liet [xri" si


encore se dressaient ces fameuses statues ■ lt ■ Koland, ees Holands- saûlen qui ne représentent pas exactement notre héros, mais qui n'en attestent pas avec moins d'éloquence sa popularité très glorieuse.

Roland a été célèbre dans tous les pays néerlandais. L'autre jour M. Bormans publiait qnaliv fragments de poème- » lliiois » des xiu c et xiv° siècles, où il n'hésite pas à voir une œuvre originale, mais où il est aisé de reconnaître une imitation de notre vieilli' chanson. Un petil livre néerlandais du xvi° siècle, "la Bataille de Roncevaux, répond bien à ces misérables versions en prose du Roland qui pullulent dans nos manuscrits el dans

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nos incunables. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, sans doute; mais c'est l'irrécusable preuve d'une popularité très sincère , très éten- due et très profonde.

Roland a été célèbre dans tous les pays Scandinaves. La Karla- magnus Saga est une vaste compilation islandaise du xm e siècle, qui est empruntée littéralement à nos plus anciennes et à nos meilleures chansons de geste. Or cette œuvre se divise en dix branches, et notre chanson forme la huitième. Jusqu'à la mort du comte Roland , le compilateur islandais ne fait que suivre très servilement le texte primitif du vieux poème français , d'après un manuscrit fort semblable à celui d'Oxford. Mais, en cet endroit de son récit, il a trouvé sans doute que son modèle devenait un peu long, et il l'a vigoureusement abrégé. Quoi qu'il en soit, la Saga conquit un rapide et incomparable succès. Un auteur danois du xv e siècle la résuma à l'usage du peuple en s'aidant de quelques autres poèmes français. De là cette Keiser Karl Magnus kronike qui circule encore aujourd'hui dans les campagnes danoises. Rien n'égale la vogue de ce petit livre, dont une édition nouvelle vient de paraître à Copenhague, et qui, jadis imité de l'islandais, a été récemment traduit en cette langue. Si vous allez jamais à Reï- kiavik, demandez au libraire la Kronike om Keiser Karlamagnus, et donnez-vous la joie, errant dans ce pays, d'entendre le nom de Roland sur les lèvres d'un paysan islandais.

Roland a été célèbre en Angleterre, et il existe un Roland en vers anglais du xm e siècle. On en sera d'autant moins surpris que l'Angleterre est sans doute le pays où fut écrit notre vieux poème par un Normand, qui était venu peut-être à la suite des envahis- seurs de 1066. De toutes les excursions de notre légende, voilà celle qui s'explique le plus aisément. Nous l'avons vue, d'ailleurs, et nous allons la voir faire de plus lointains voyages.

Roland a été célèbre en Ralie. Des traditions sur Charlemagne et sur Roland ne s'y répandirent tout d'abord qu'oralement. Mais bientôt les monuments figurés, les pierres se mirent à parler, et l'on connaît ces statues de Roland et d'Olivier qui sont grossière- ment sculptées au porche de la cathédrale de Vérone. L'Italie alors, toute l'Italie est, à l'égal de la France, parcourue par des jongleurs de geste. Ils s'arrêtent sur les places de ces belles villes, sur ces places tout entourées de grands palais féodaux ; ils y font retentir leurs vielles et chantent les héros français : Olivier, Ro- land, Charlemagne. La foule s'attroupe autour d'eux, frémissante. Des héros italiens on ne sonne mot : la France et ses chevaliers


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suffisent alors et suffisent largement à alimenter l'enthousiasme de toute l 'Europe. Toutefois ce n'est encore là que la première période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie : il faut en venir à des documents écrits. Et voici, au XIII e siècle, l'époque de ces romans franco-italiens dont nous trouvons aujour-



Fig. T et H. -- Roland en Italie. — Statues d'Olivier et de Roland au portail de la cathédi de di \ et xu* siècle I.


il'liui les types les plus parfaits à la bibliothèque Saint-Marc de Venise. La légende de Roland, en ces poèmes étranges, est formée de trois éléments : une Entrée '■/' Espagne, de Nicolas de Padoue; notre ancien poème, avec certains mélanges du faux Turpin, ri le Roncevaux, représenté parle dénouement du manuscrit l\ de Venise. L'Italie, du reste, ne se borna point à faire un succès à des chansons françaises plus ou moins italianisées : leur popula- rité exigea davantage, il fallut les traduire en italien, en véritable


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italien, et c'est ce que tentèrent, aux xiv e et xv e siècles, les auteurs des deux Spagna en vers 1 et des trois Spagna en prose 2 qui sont parvenues jusqu'à nous. Il est aujourd'hui prouvé que les vers ont ici précédé la prose. Si médiocre, d'ailleurs, que soit la Spagna rimée qui est faussement attribuée à Sostegno di Za- nobi, c'est un poème, et ce poème va devenir le prototype de toute l'Épopée italienne. D'autres poètes surgissent, en effet, mais ceux-là vigoureux et originaux. Ils regardent autour d'eux et cherchent un sujet, un héros d'épopée. La Spagna frappe leurs oreilles et leurs yeux : « Roland! s'écrient -ils, il n'y a que Ro- I.iikI! » Et Pulci publie, en 1485, son Morgante maggiore; et l'Aretin son Orlandino, auquel il prend soin de ne pas donner de date ; et l'Arioste, en 1516, son Orlando furioso. Toujours Roland, partout Roland. Certes, ce ne sont plus là des épopées populaires et spontanées. Les amours ardentes, les petites jalousies, le grand style ruisselant et colorié de l'Arioste ne ressemblent guère à la simplicité mâle et à la farouche chasteté du Roland. Mais enfin c'est là notre légende, ce sont là nos grandes figures nationales, et l'Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célé- brité fût comparable à la gloire d'un Charlemagne ou à celle d'un Roland. v

Roland a été célèbre en Espagne. L'Espagne, elle aussi, fut longtemps traversée par des jongleurs qui avaient la bouche pleine des noms de Charles et de son neveu, et qui racontaient à la fran- çaise cette légende très française. Mais, de très bonne heure, une réaction se produisit là-bas contre ces récits, qui parurent à la fin trop glorieux pour la France, trop oublieux du nom espagnol. La passion s'en mêla; la jalousie nationale éclata. De là ces légendes toutes neuves qui ont trouvé place, au \nr siècle, dans la Cronica gênerai d'Alphonse X et dans la Chronica Hispanià de Rodrigue de Tolède. Celui-ci raconte ingénument que Roland lui défait à Roncevaux par Rernard del Carpio, et Alphonse X ajoute que Bernard était l'allié intime des infidèles. Tel est le Ron- cevaux espagnol. Il est bon de ne pas s'y arrêter trop longtemps, et d'en venir bien vite à la troisième période de cette histoire rapide de notre légende en Espagne. C'est l'époque des Romances. Les unes sont françaises, les autres espagnoles d'inspiration. Les


1 La Spagna istoriata proprement dite, et la Rotta di Eoncisvalle.

2 La Spagna de la bibliothèque Al- baai , découverte par M. Ranke; celle de


la bibliothèque Médicis, mise en lumière par M. Rajna ; celle de la bibliothèque de Pavie, publiée par M. Ceruti et qui est intitulée : II Viaggio in Ispagna.


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unes dérivent de la Cronica gênerai; les autres, de nos chansons de geste. Ce dernier courant finit par triompher. L'Kspagne eut sa « Bibliothèque bleue » qui fut toute remplie de notre gloire, et son livre le plus populaire fut cette Historia del emperador Carlo- magno, qui est naïvement empruntée à notre Fierabras. Mais ce long succès de nos romans va prendre (in : car nous sommes en 1605, et voici la première édition de Don Quichotte.

Roland a été célébré dans l'Église tout entière. Il y a été long- temps vénéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs Martyrologes, et les Bollandistes ont dû s'en occuper à deux reprises 1 . Ils l'ont avec raison rejeté du nombre des Saints, mais non sans (prouver un certain regret d'être contraints à cette sévé- rité. Après avoir justement flétri les fables du faux Turpin, ils s'écrient : « Nous serions heureux de posséder sur Roland des documents plus sûrs. Certiora libenter acciperemus. » C'est une bonne parole de critique chrétien, et nous la répéterons volontiers après les Rolland istes.

Roland a été surtout célèbre dans toute la France. Son nom, son souvenir faisaient en quelque manière partie de la vie publique de nos pères. Toutes les fois que la France était vaincue, on n'en- tendait que ce cri : « Ah! si Roland était là! » Lorsque Raoul de Caen, lorsque cet historien de la première croisade veut rendre hommage à Robert, comte de Flandre, et à Hugues le Grand, il s'écrie : Rolandum dicas Oliveriumque renatos. Et l'on connaît cette histoire mise assez méchamment sur le compte du roi Jean, qui se plaignait de ses chevaliers, et à qui l'on aurait insolemment répondu : Non defuturos Rolandos si adsint Caroli. Le mot n'étail pas nouveau. Adam de la Halle l'avail déjà prononcé au siècle précédent, el l'auteur de la Vie du monde lui avait donné sa forme définitive , lorsqu'il avait dit : Se Charles fust en France, encore i fust Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fonde- ment d'ailleurs) la fondation de l'église Saint- Marceau. Le voya- geur trouvai! dans nos rues, dans nos maisons, partoul . le nom el l'image de notre héros. C'étaient les enseignes, c'étaient les vitraux , c'étaient les jongleurs de peslo qui , au \\ •• siècle encore, chantaient Honcevaux aux grandes fêtes de l'année; c'étaienl livres populaires, ces grossières traductions en prose, qui devaient un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux xr.

1 Le '-'<\ mai el le 16 juin.


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xv e siècles, la gloire de Roland paraissait à son apogée. Mais, hélas ! l'heure de l'oubli et de l'ingratitude allait bientôt sonner. Voici la Renaissance : notre légende va mourir.



Voir aussi