La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 3/Bataille décisive/Trente colonnes

De Wicri Chanson de Roland
logo travaux Page en cours de finition

Cette page introduit une note sur l'énumération des différents peuples païens qui composent la grande armée de Baligant.

Elle est extraite du chapitre « Bataille décisive »

La note 3217. Trente colonnes

3217.↑ Trente colonnes, etc. Ici commence l'énumération des différents peuples païens qui composent la grande armée de Baligant. Or. parmi ces peuples, les uns sont historiques, les autres imaginaires.

A. Peuples historiques

Un grand fait observé par M. Gaston Paris (Romania, II, pp. 330 et suivantes) domine ici toute la question : « Ces peuples sont ceux contre lesquels l'Europe chrétienne a été en lutte, non PAS AU MOMENT DES CROISADES, MAIS AUX Xe ET XIe SIÈCLES. » Et c'est une nouvelle présomption en faveur de l'antiquité du Roland.

Cela dit, les peuples historiques dont il est l'ait mention dans notre poème se divisent en plusieurs grands groupes, suivant leurs races.

I. Peuples slaves

1° Le nom de cette grande race, dit M. G. Paris, se trouve deux fois sous les formes Esclavoz (vers 3225) et peut-être Esclavers (vers 3245). Plus tard, à côté de la forme Escler (qui est de beaucoup la plus usitée), on trouvera Esclam ou Esclamor.
2° On ne peut méconnaître dans les Sorbres et les Sors, du vers 3226, le mot « Sarabe » ou « Serbe ».
3° Les Micenes. dont le poêle fait une description si bizarre ( v. 3221 et suivants) , sont bien probablement les Milceni, Milzeni, Milciani, que nous trouvons, aux IXe et Xe siècles, établis dans la haute Lusace, et qui paraissent, sans que je sois en état de l'affirmer, avoir perpétué leur nom dans celui de la Misnie. Ce rapprochement explique pourquoi leur nom, écrit en trois syllabes, ne compte dans les vers que pour deux. Il doit être prononcé Miçnes, et être traité connue imagene et autres mots semblables.
4° Quant aux Leutis (v. 3205, 3360), il faut voir les Lutici, appelés aussi Luticii, Liutici, Luiticii, Leuticii, Lutizi. Ce sont les mêmes que les "Wilzes , et ils habitaient, entre les Qbotrites et les Pomorans, dans le grand-duché actuel de Mecklembourg (Leuticeos, cui alto nomme Liutici vocantur : Pertz, IX, 45, etc. etc.). Les Leutis sont restés populaires dans toutes nos Chansons de gestes.
5° Le pays de Bruise (v. 3245) est la Prusse, Borussia, Bruzzia, Le Ruolandes Liet nous donnr ici « die Prussen ».
6° D'après le manuscrit le plus ancien de Venise, on peut lire Ros au lieu de Bruns, et supposer qu'il s'agit des Russes.

Telles sont ici les conclusions de M. G. Paris. Nous ne saurions d'ailleurs admettre ses hypothèses relalivement aux Leus, « où il n'ose reconnaître avec certitude les Lechs ou Polonais », et aux Ormaleis, qu'il rapproche des Jarmenses ou habitants slaves de l'Ermland ou Ormaland.

II. Peuples TARTARES

1-3° On a reconnu sans peine les Huns, les Hungres el les Avers.
4° Une autre identification n'est pas moins sure : je veux parler des Pinceneis. Ce mot, ajoute ici M. G. Paris, « désignait la plus puissante et la plus féroce de ces tribus tartares, qui dévastaient sans cesse les provinces chrétiennes. Il s'agit . en effet , des Petcbénègues (gr. πατζινάκοι), désignés de bonne heure sous une forme nasalisée. (Voir, dans Ekkehard de Saint-Gall, Pincinnalorum multitudo. Pertz, VI, 212, et, dans Hugues de Fleuri, Pincenati.) Ce nom inspirait une telle terreur aux chrétiens, qu'il avail pris un sens général, et en vint à signifier les Sarrasins. (Charte de 1096 : Ad depellendam Pincinnalorum perftdiœ persecutionem, etc.) Il arriva qu'un jour les Pinceneis furent battus par d'autres peuples tartares, et notamment par les Magyares, puis absorbés par eux. Leur nom n'a pas laissé de traces ».
5° Les Turcs (v. 3240), dont M. G. Paris ne parle pas, appartiennent aussi à la race tartaro-finnoise.

III. Race caucasique.

Les Ermines ou Arméniens en sont les seuls représentants bien déterminés dans notre poème (v. 3227).

IV. Race chamite. 

On n'y peut guère faire rentrer que les Nubles (Nubes ou Nubiens), dont il est question au v. 3424, et peut-être les Nigres (v. 3229).

V. Peuples sémitiques.
1° Les Mors (v. 3527) ne paraissent pas autres que les Maures d'Espagne, dont notre poète avait sans doute entendu parler. Les Maures provenaient, à l'origine, d'un mélange des Arabes envahisseurs avec les habitants aborigènes de l'Afrique septentrionale, à l'ouest de l’Égypte.
2° Il est également difficile de ne pas reconnaître des peuplades arabes ou juives sous les noms de gent Samuel (3244) et gent de Jéricho (3254) : ce ne sont guère là, d'ailleurs, que des souvenirs de l'Histoire sainte.
3° Enfin les Persans, race indo-européenne, avaient fait partie de l'empire arabe, depuis la chute des Sassanides, et de là sans doute les Pers de notre chanson (v. 3240).

Tels sont tous les peuples historiques cités dans celle célèbre énumération de notre poème, si l'on y ajoute les Caneilus, qui ne sont véritablement que des Chananéens i v. la note du vers 3228), les Astrimonies (3258), où l'on peut soupçonner les Thraces, et la ville de Butentrot (v. 3220), à laquelle nous consacrons ci-dessous une note spéciale..'.

B. Peuples imaginaires

Il n'est guère possible d'expliquer un certain nombre de ces noms de peuples autrement que comme des sobriquets donnés au hasard et suivant l'imagination du poète. Tels sont les Bruns (v. 3225), les Gros (3229), et, malgré tout, les Leus (3258).

D'autres noms sonl encore plus fantaisistes: Tels sont Valpenuse (3256), Clarbonne (3259) et Valfronde (3200). Ces trois noms , en effet , sont employés dans d'autres romans pour désigner des localités très chrétiennes.

Il reste enfin un certain nombre de vocables à expliquer et à faire rentrer scientiliquement soit dans l'une, soit clans l'autre des catégories précédentes : les Ormaleis et les Euglez (3243) , dont M. Müller fait une tribu slave et qu'il assimile (?) aux Uglici, Uliezï ; la gent d'Occiant la désert (3236), celles de Maruse (3257) et d'Argoilles (3259); Balide-la-Fort (3230); Baldise-la-Lunge (3255) et Malpruse (3253).


Pour la géographie et la description de la terre au XIIe siècle, cf. l'Imago mundi et les quelques cartes qui sont parvenues jusqu'à nous. C'est le commentaire nécessaire de la présente note.


Facsimilés

Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 242.jpg
Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 243.jpg

Voir aussi