La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 3/Le grand émir

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Fig. 25. — Clair est le jour, brillant est le soleil. — L'Emir sort de son vaisseau. (Vers 2646, 2647.) (Composition de Zier.)
Le grand émir et la flotte païenne

Facsimilés

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Les couplets (laisses)

CCXIX

O. => CLXXXVIII
L'Empereur Charles, par sa grande puissance,
2610   Etait demeuré sept années entières en Espagne ;
Il y avait pris châteaux et cités.
Le roi Marsile en avait eu grand souci,
Et, dès la première année, avait fait sceller ses lettres.
Il y réclamait du secours de Baligant, qui était à Babylone en Égypte.
2615 C'était l'Émir, le vieil Émir,
Survivant à Virgile et à Homère.
Marsile avait demandé à ce vrai baron d'aller le secourir à Saragosse.
Si Baligant n'y consentait, Marsile quitterait ses dieux,
Renoncerait à toutes les idoles qu'il adore,
2620 Recevrait la sainte loi du Christ,
Et ferait sa paix avec Charlemagne...
Or Baligant est loin, et il avait longtemps tardé.
Il avait convoqué le peuple de ses quarante royaumes,
Avait fait apprêter ses grands dromonds,
2625 Barques, esquifs, galères et vaisseaux de toute sorte.
A Alexandrie, qui est un port de mer,
Il avait enfin rassemblé toute sa flotte...
C'était en mai, au premier jour d'été :
Il a lancé sur mer toute son armée.

CCXX

O. => CLXXXIX
2630   Elle est grande l'armée de la gent païenne !
Et voilà cette flotte qui cingle rapidement, navigue et se gouverne.
Au sommet des mâts, et sur les hautes vergues,
Il y a lanternes et escarboucles
Qui, de là-haut, projettent telle lumière,
2635   Qu'en pleine nuit la mer parait plus belle encore.
Au moment où ils arrivent en vue de la terre d'Espagne,
Tout le pays en est illuminé ;
La nouvelle en va jusqu'à Marsile :
Baligant, lui dit-on, est entré dans sa terre
A la tête d'une armée comme on n'en verra jamais de plus belle ;
Dix-sept rois, près de lui, sont à la tête de cette immense armée.
Que Dieu, que la souveraine Paternité protège Charles,
Car il aura une terrible et douloureuse bataille. Aoi.

CCXXI

O. => CXC
L'armée païenne ne veut pas faire halte un moment.
2640   Elle sort de la mer, entre dans les eaux douces ,
Laisse derrière elle Marbrise et Marbrouse,
Et remonte le cours de l'Èbre avec tous ses navires.
Au sommet des mâts, et sur les longues vergues,
Que de lanternes, que d'escarboucles !
C'est, pendant toute la nuit, une clarté immense :
2645   Le jour même elle arrive à Saragosse. Aoi.

CCXXII

Clair est le jour, brillant est le soleil.
L'Émir sort de son vaisseau ;
Espanelis marche à sa droite ;
Dix-sept rois le suivent ;
2650   Quant aux comtes et aux ducs, on n'en sait pas le nombre.
A l'ombre d'un laurier, au milieu d'un champ,
On jette sur l'herbe un tapis de soie blanche ;
On y place un fauteuil d'ivoire,
Et le païen Baligant s'y asseoit,
2655   Tandis que les autres restent debout.
Leur chef parle le premier :
« Oyez, » leur dit-il, « francs chevaliers vaillants.
« Le roi Charles, empereur des Français,
« N'aura la permission de manger que si je le veux bien.
2660   « Il m'a fait dans toute l'Espagne une trop longue guerre :
« C'est dans sa douce France que je veux aller l'attaquer ;
« Point ne m'arrêterai de toute ma vie,
« Avant de le voir à mes pieds, ou mort. »
Et Baligant donne sur son genou un coup de son gant droit. Aoi.

CCXXIII

2665   L'Émir l'a dit, l'Émir s'entête :
Il ne manquera pas, pour tout l'or qui est sous le ciel,
D'aller jusqu'à Aix, où Charles tient ses plaids.
Ses hommes l'approuvent et lui donnent même conseil.
Alors il appelle deux de ses chevaliers,
2670 L'un Clarifan, l'autre Clarien :
« Votre père, le roi Maltraïen,
« Faisait volontiers les messages.
« Vous, allez à Saragosse, je le veux.
« Annoncez de ma part au roi Marsile
2675   « Que je le viens secourir contre les Français.
« Si je les rencontre, quelle bataille !
« Donnez-lui ce gant brodé d'or,
« Mettez-le-lui au poing droit,
« Et portez -lui aussi ce bâton d'or massif.
2680   « Puis, quand il sera venu me rendre hommage,
« J'irai en France faire la guerre à Charles.
« Si l'Empereur ne s'étend à mes pieds pour me demander grâce,
« S'il ne veut pas renier la foi chrétienne,
« Je lui arracherai la couronne de la tête.
2685   « — Bien dit, » s'écrièrent les païens. Aoi.

CCXXIV

O. => CXCIII
« Et maintenant à cheval, barons, à cheval, » dit Baligant.
« L'un de vous portera le gant, l'autre le bcàton. »
Et ceux-ci de répondre: « Ainsi ferons-nous, cher seigneur. »
Ils chevauchent si bien, qu'ils arrivent à Saragosse;
2690   Ils traversent dix portes, passent quatre ponts,
Et parcourent toutes les rues où se tiennent les bourgeois.
Comme ils approchent du haut de la ville ,
Ils entendent un grand bruit du côté du palais.
C'est une foule de païens
2695   Qui pleurent , qui crient , qui se livrent à une grande douleur,
Qui se plaignent de leurs dieux Tervagan et Mahomet,
Et de cet Apollon dont ils n'ont rien reçu :
« Malheureux! » disent-ils, « que deviendrons-nous?
« La honte et le malheur sont tombés sur nous.
2700   « Nous avons perdu le roi Marsile,
« Dont le comte Roland a coupé le poing droit.
« Jurfaleu le blond n'est plus.
« Toute l'Espagne va tomber en leurs mains. »
Sur ce, les deux messagers descendent au perron. Aoi

CCXXV

2705   Les messagers laissent leurs chevaux à l'ombre d'un olivier,
Et deux Sarrasins les prennent par les rênes.
Puis tous les deux, se tenant par leurs manteaux,
Sont montés au plus haut du palais.
Comme ils entrent dans la chambre voûtée,
2710   Ils font, par bon amour, leur salut de mécréants au roi Marsile :
« Qu'Apollon, qui nous tient en son pouvoir,
« Que Tervagan et notre seigneur Mahomet
« Sauvent le Roi et gardent la Reine !
« — Quelle folie dites-vous là? » s'écrie Bramimonde;
2715   « Nos dieux ne sont que des lâches,
« Et n'ont fait à Roncevaux que mauvaise besogne.
« Ils y ont laissé mourir tous nos chevaliers
« Et ont abandonné, en pleine bataille, mon propre seigneur.
« Marsile a perdu son poing, qui manque à son bras,
2720   « Et c'est Roland, le puissant comte, qui le lui a tranché.
« Charles aura bientôt toute l'Espagne entre les mains.
« Ah! misérable, ah! chétive ! que vais-je devenir?
« Malheureuse! n'ya-t-il point quelqu'un qui veuille me tuer? » Aoi.

CCXXVI

« — Dame, » dit alors Clarien, « faites trêve aux paroles.
2725   « Nous sommes les messagers du païen Baligant,
« Qui sera, dit-il, le libérateur de Marsile.
« Voici le gant et le bâton qu'il lui envoie.
« Là-bas, sur l'Èbre, nous avons quatre mille chalands,
« Esquifs, barques et rapides galères.
2730   « Qui pourrait compter nos dromonds?
« L'Émir est riche, il est puissant;
« Il poursuivra, il attaquera Charlemagne jusque dans sa France,
« Et veut le voir à ses pieds demandant grâce, ou mort.
« — Les choses n'iront pas si bien, » répond la Reine.
2735   « Vous pourrez plus près d'ici rencontrer les Français.
« Depuis sept ans, ils sont dans cette terre.
« Quant à l'Empereur, c'est un vaillant, un vrai baron ;
« Il mourrait plutôt que de fuir.
« Tous les rois de la terre sont pour lui des enfants ,
2740   « Et Charlemagne ne craint aucun homme vivant. » Aoi.

CCXXVII

« — Laissez tout cela, » dit le roi Marsile.
« Seigneurs, » dit-il aux messagers, « c'est à moi qu'il faut parler.
« Vous voyez que je suis en mortelle détresse :
« Point n'ai de fils, ni de fille, ni d'héritier.
2745   « Hier soir j'en avais un : on me l'a tué.
« Dites donc à mon seigneur de me venir voir.
« II a des droits sur la terre d'Espagne ;
« S'il la veut toute avoir, je la lui cède :
« Qu'il se charge seulement de la défendre contre les Français.
2750   « Je pourrai lui donner quelques bons conseils contre Charles,
« Et il l'aura peut-être vaincu avant un mois.
« En attendant, portez-lui les clefs de Saragosse,
« Et dites-lui qu'il ne peut que gagner à me croire.
« — Vous dites vrai, » répondent les deux messagers. Aoi.

CCXXVIII

2755   « L'empereur Charles, » dit Marsile,
« M'a tué tous mes hommes, a ravagé toute ma terre,
« Violé et mis en pièces toutes mes cités.
« Maintenant il campe sur le bord de l'Èbre avec toute sa gent,
« A sept lieues d'ici, je les ai comptés.
2760   « Dites à l'Émir qu'il amène son armée ,
« Et qu'il pourra trouver les chrétiens en ce pays.
« Dites lui de ma part de se préparer à la bataille :
« Les Français ne la refuseront pas. »
Marsile leur met alors aux mains les clefs de Saragosse.
Les deux messagers le saluent,
Prennent congé, s'en retournent. Aoi.

CCXXIX

2765   Ils sont montés à cheval, les deux messagers,
Et sont rapidement sortis de la cité.
Tout effrayés, ils vont trouver l'Émir,
Et lui présentent les clefs de Saragosse.
« Eh bien! » dit Baligant, « qu'avez-vous trouvé là- bas?
2770   « Où est Marsile, que j'avais mandé?
« — Il est blessé à mort, » dit Clarien.
« L'empereur Charles est passé hier aux défilés,
« Car il voulait retourner en douce France.
« Par grand honneur, il se fit suivre d'une arrière-garde
2775   « Où demeura son neveu Roland,
« Avec Olivier, avec les douze Pairs ,
« Avec vingt mille chevaliers de France.
« Le roi Marsile, en vrai baron , leur a livré un grand combat.
« Roland et lui se sont rencontrés sur le champ de bataille :
2780   « D'un terrible coup de sa Durendal
« Roland lui a tranché le poing droit ;
« Puis il lui a tué son fils, qu'il aimait si chèrement,
« Avec tous les barons qu'il avait amenés.
« Ne pouvant tenir pied, Marsile s'est enfui,
2785   « Et l'empereur l'a très vivement poursuivi.
« Secourez le roi de Saragosse, voici ce qu'il vous mande,
« Et il vous abandonne tout le royaume d'Espagne. »
Baligant devient alors tout pensif,
Et peu s'en faut qu'il ne devienne fou, tant sa douleur est grande. Aoi.

CCXXX

2790   « Seigneur Émir, » lui dit Glarien,
« Il y a eu hier une bataille à Roncevaux ;
« Roland y est mort; mort aussi le comte Olivier;
« Morts les douze Pairs que Charles aimait tant;
« Morts vingt mille Français.
2795   « Mais le roi Marsile y a perdu le poing droit,
« Et l'Empereur l'a très vivement poursuivi.
« Dans toute cette terre enfin il n'est plus un seul chevalier.
« Qui ne soit tué ou noyé dans les eaux de l'Èbre.
« Les Français campent sur la rive,
2800   « Et les voici là, tout près de nous.
« Mais, si vous le voulez, la retraite sera rude pour eux. »
La fierté rentre alors dans le regard de Baligant,
Et dans son cœur la joie.
Il se lève de son fauteuil, il se redresse,
2805   Puis , « Barons, » s'écrie-t-il, « pas de retard.
« Sortez de vos vaisseaux, montez à cheval, en avant!
« Si le vieux Charlemagne ne nous échappe en fuyant,
« Dès aujourd'hui le roi Marsile sera vengé.
« Pour la main qu'il a perdue, je lui donnerai le chef de l'Empereur. » Aoi.

CCXXXI

O. => CC
2810   Les païens d'Arabie sont sortis de leurs vaisseaux,
Puis sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets,
Et les voilà qui marchent en avant. Ont -ils rien de mieux à faire?
Quand l'émir les a tous mis en mouvement,
Il appelle un sien ami Gemalfin :
2815   « Je te confie le commandement de toute mon armée. »
Puis Baligant est monté sur son cheval brun ;
Avec lui n'emmène que quatre ducs,
Et, sans s'arrêter, chevauche jusqu'à Saragosse.
Il descend sur un perron de marbre,
2820   Et quatre comtes lui ont tenu l'étrier.
L'Emir alors monte par les degrés jusqu'au haut du palais ,
Et Bramimonde s'élance au-devant de lui :
« Ah ! malheureuse, misérable que je suis ! » s'écrie- t-elle ;
« J'ai perdu mon seigneur, et combien honteusement !
« Le neveu de Charles l'a frappé à mort et déshonoré. »
2825   Elle tombe aux pieds de Baligant, qui la relève ,
Et tous deux, en grande douleur, entrent dans la chambre d'en haut... Aoi.

CCXXXII

O. => CCI
Marsile, dès qu'il aperçoit Baligant,
Appelle deux Sarrasins espagnols :
« Prenez-moi à bras, et redressez-moi. »
2830   De sa main gauche alors il prend un de ses gants,
Et : « Seigneur Émir, » dit-il ,
« Je vous remets ici toute ma terre ;
« Je vous donne Saragosse et tout le fief qui en dépend.
« Ah ! je me suis perdu, et j'ai perdu tout mon peuple !
2835   « — Ma douleur en est grande , » répond l'Émir ;
« Mais je ne saurais parler plus longtemps avec vous ;
« Car, je le sais, Charles ne m'attendra point.
« Cependant je reçois le gant que vous m'offrez. »
Et, tout en larmes à cause de son grand deuil, il sort de la chambre.
2840  [NDLR 1]
O. => CCII
Baligant descend les degrés du palais,
Monte à cheval , éperonne vers son armée ;
Si bien chevauche qu'il arrive sur le front de ses troupes,
Et de temps en temps leur jette ce cri :
« En avant , païens , en avant ! les Français vont nous échapper. » Aoi.



Notes originales

2609. L'Empereur

2609.↑ L'Empereur, etc. Ici commence l'épisode de Baligant, le Baligantçepisod qui, suivanl une opinion de M. Scholle, n'aurait pas fail partie de la version originelle du Roland. Nous avons réfuté ailleurs (Épopées françaises, 2e édit., t. I, p. 425) celte opinion, que M Paul Meyer ( Romania, VII . p. 437 déclare « fondée sur des motifs assez faibles » (Cf. Rom., VI, 473) Nous renvoyons notre lecteur à nos Épopées.


2614. Baligant

2614.↑ Baligant. Dans la Chronique de Turpin, qui est suivie par vingt de nos poètes, Marsire et Beligand sont deux frères, qui ont été l'un et l'autre envoyés en Espagne par l'émir de Babylone, et qui règnent tous deux à Saragosse. Ils attaquent ensemble l'arrière-garde, commandée par Roland. Marsire est tué par le neveu de Charles; Beligand s'enfuit.

Dans notre vieux poème, au contraire, Beligand est représenté comme le grand émir de Babylone, dont Marsire n'est que le vassal , et qui a quarante autres rois sous ses ordres. En deux mots, c'est le chef suprême de l'Islam.

2624. Dromonds

2624.↑ Le dromond est le navire de guerre et de marche; le chaland est le transport, et, en particulier, le transport de guerre.

Dans le dromond on faisait entrer les chevaux : témoin ce passage de l'Entrée en Espagne, où l'on voit Roland introduire son cheval dans un dromond à l'aide de cordes et de poulies.

Seulement l'estornant du bateau Desorli dos bastiaus fait bastir un soler,
Tant com libon cival poit à loisir ester.
(Ms. fr. de Venise, XXI ; f° 228.)

Cf. la planche VIII de la tapisserie de Bayeux, qui nous montre des charpentiers occupés à la construction de ces différentes sortes de vaisseaux.


Voir aussi

Notes de la rédcation
  1. Léon Gautier ajoute ici le contenu de la petite laisse suivante.
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