Romania (1873) Paris (329)

De Wicri Chanson de Roland

Noms de peuples païens dans la Chanson de Roland


 
 

   
Titre
Noms de peuples païens dans la Chanson de Roland
Auteur
Gaston Paris,
In
Romania (revue), n°253, 1873. pp. 329-334.
Source
Persée,
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1873_num_2_7_6647
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Avant-propos

Les notes de bas de page ont été regroupées dans une seule liste.

L'article de Gaston Paris

Le grand épisode de la Chanson de Roland qui s'intercale entre le retour de Charlemagne à Roncevaux et la prise de Saragosse, et qui raconte la bataille entre l'empereur des Francs et l'amiral de Babylone (c'est-à-dire du Caire, cf. v. 2626), contient, entre autres éléments étrangers au reste du poème, une curieuse énumération des nations païennes qui forment les trente «échelles » de l'armée de Baligant. Ces noms sont de deux genres ; ou bien le poète mentionne le pays ou la ville d'où proviennent les combattants, ou bien il les appelle par leur ethnique propre. Dans les deux séries, plusieurs noms sont parfaitement intelligibles, comme par ex. cels de Jericho, ou bien les Ermines , les Mors , les Nigres, les Pers les Turs, les Huns, les Hungres. Mais les noms obscurs sont beaucoup plus nombreux. Génin a renoncé à les expliquer: « C'est, dit-il, un problème que je lègue à l'Académie des Inscriptions et à la Société de Géographie, » M. d'Avril avoue que ses recherches ne lui ont fourni aucun résultat. M. Léon Gautier, après avoir proposé un petit nombre d'explications, oppose aux autres une fin de non-recevoir. « Que penser, dit-il (Ch. de Rol. II, 217), des Blos, des Bruns, des Sorz, des Gros, des Leus ? Ce ne sont sans doute que des sobriquets empruntés à la physionomie extérieure des païens. D'autres noms sont encore plus fantaisistes... Les Pinceneis, les Solteras, les Sorbres, les Ormaleus et les Eugiez... tous ces vocables me paraissent peu explicables, et je suis bien loin de partager l'idée de M. d'Avril, disant :

« Il n'est guère admissible que le trouvère, si exact dans ses mentions géographiques relatives à la France, ait imaginé arbitrairement les noms des pays sarrazins. Je crois que ces noms se rattachent tous (!) à quelque souvenir et à quelque tradition. Si l'on veut bien relire l'énumération précédente, on se convaincra aisément que l'imagination y a eu le plus grand rôle. »

Je partage l'opinion de M. d'Avril et non celle de M. Gautier, et je vais l'appuyer en donnant l'explication de quelques-uns de ces noms jusqu'à présent incompris ou mal compris. Je ferai d'abord remarquer que la liste de Roland semble bien porter les caractères d'une rédaction antérieure aux croisades. Les connaissances de l'auteur sur l'Asie paraissent des plus vagues, comme le montrent des expressions telles que cil de Jericho ou la gent Samuel ; il ne nomme que les peuples les plus connus, comme ceux que j'ai cités tout à l'heure. Au contraire, il a puisé une partie de sa nomenclature dans ses connaissances relatives aux peuples païens qui, à l'orient de l'Europe, étaient, aux IXe Xe et XIe siècles, en lutte constante avec les chrétiens. Ces peuples se divisent pour nous en deux grandes familles, les Slaves et les Tartares : il va sans dire que notre poète n'y regarde pas de si près. Voulant opposer à Charlemagne, qui guide toute la chrétienté, toute la païenie sous les ordres de Baligant, il a énuméré confusément toutes les nations infidèles qu'il connaissait. Au milieu des altérations de son texte, voici encore quelques noms qu'il est facile de discerner comme appartenant à l'un ou à l'autre de ces deux groupes[1].

Slaves

Le nom même de cette grande race se trouve deux fois, sous les formes Esclavoz (3225) et peut-être Esclavers (3245), O. Clatters , Vs. Esclaners ) ou Esclamers (cf. Klammen dans Conrad, Clamerse dans le Stricker) : plus tard, à côté de la forme Escler, qui est de beaucoup la plus usitée, on trouve Esclam et Esclamor.

On ne peut méconnaître dans les Sorbres et les Sorz du vers 3226 le mot Sorabe ou Sorbe , dans deux représentations différentes.

Les Micenes, dont le poète fait une description si bizarre (vers 3221 et suivants), sont bien probablement les Milceni, Milzeni, Milciani (Milzane dans la Descriptio civitatum et regionum adseptentrionalem plagam Danubii ap. Zeuss, die Deutschen und ihre Nachbarstmme, p. 600), que nous trouvons aux IXe et Xe siècles établis dans la Haute-Lusace (Zeuss, p. 645) et qui paraissent (sans que je sois en état de l'affirmer) avoir perpétué leur nom dans celui de la Misnie. Ce rapprochement explique pourquoi leur nom, écrit en trois syllabes, ne compte dans le vers que pour deux : il doit être prononcé Miçnes, et est traité comme imagene et autres semblables. Il est donc inutile de corriger avec M. Hofmann Micenes en Micene. Quant à ceux qui ont vu dans ces sauvages des habitants de Mycènes, il est inutile de les réfuter.

A propos des Leutis (vers 3205, 3360), M. Gautier se borne à dire qu' «on a prétendu à tort que ce sont des Lithuaniens.» Une explication plus plausible a été donnée il y a bien longtemps par Reiffenberg qui, d'après Mone, fait des Leutis des habitants de la Lusace ou Lausitz (voyez Phil. Mouskes, II, xxv). Ce n'est pourtant point encore la bonne interprétation ; c'est une confusion qui s'est faite souvent d'ailleurs, en Allemagne même, et anciennement, entre les Lusici (Lunsizi dans la Descriptio) et les Lutici (Ljuticzi ). Ces derniers, appelés aussi Luiiciit Liutici , Luiticii , Leuticii, Lutizi, sont les mêmes que les Wilzes, et habitaient, entre les Obotrites et les Pomorans, dans le grand duché actuel de Mecklembourg. ie pourrais citer un grand nombre d'endroits où il est parlé p. ex. de la durissima gens Luiicensis (Pertz, IX, 45), ou des barbari qui Liutici vocantur (Pertz, XVII, 18). Mais je me bornerai à deux passages d'Adam de Brème qui établissent l'identité dont il s'agit : Leuticios qui alio nomine Wilzi dicuntur (Pertz, VII, 312), et : ab Ulis Wilzi, a nobis dicuntur Leutici (Ib. p. 344). On voit que le nom et la terreur des Leutis, restés si populaires dans toutes nos chansons de geste [2], avaient pénétré dans les pays romans, par une phrase de la Chronique du Mont-Cassin (Pertz, VII, 805) où il est parlé de l'empereur Lothaire qui perplura annoram curricula Lcuticos expugnans sub romano imperio redegerat , et par un morceau curieux de Raoul Glaber, plein d'ailleurs d'étranges méprises, où il place à l'extrémité de la Rhétie (sic) la gens Leuticorum barbara , omni crudelitate ferocior (Pertz, VU, 68).

Au vers 3225, au lieu de de Bruns et d'Esclavoz M. Hofmann lit de Ros, c'est-à-dire de Russes, et cette correction, fondée sur le manuscrit de Venise, se fortifie par le fait que Conrad parle également de Rosse.

Je suis bien convaincu que les Leus (vers 3258) ne sont pas des «loups », mais je n'oserais y reconnaître avec certitude des Lechs ou Polonais.

J'hésiterais encore plus, malgré la tentation, à voir dans les Ormaleis (Ormaleus 3243, mais Ormaleis est assuré au v. 3284 par l'assonance) les Jarmenses ou habitants slaves de l'Ermland, appelé Or-maland dans les textes scandinaves; 1'/ fait ici partie du mot land et non du nom ethnique.

Ce qui n'est pas douteux, c'est que le pays de Bruise (v. 3245), qui fournit la huitième «échelle, » et où M. Gautier a eu l'idée assez inattendue de reconnaître Brousse en Asie-Mineure, est la Prusse (Borussia , Bruzzia). Conrad aussi (p. 275) nomme die Prussen. On voit que ce n'est pas d'hier que les Français et les Prussiens se rencontrent sur les champs de bataille.

Tartares

On a reconnu sans peine les Huns, les Hungres (v. 3254) et les Avers (v. 3242). Une autre identification, quoique moins apparente, n'est pas moins sûre ; je veux parler des Pinceneis (v. 3241). Ce nom, sous des formes assez altérées, se retrouve dans des poèmes plus récents. Ainsi dans la partie inédite du Partonopeus, qui raconte des guerres entre les Sarrazins, on lit : Ja l'ont pris Sarrasin ou Pinçonart ou Rox [3] . On parle aussi du pays de Pincernie ou de Pinçonie : Demain venra le roy de Pyncernie, Qui C. M. Turs a en sa compagnie (Foulque de Candie, p. 32; add. 124) i A la traverse va Goliasferir, un roi felon qui Pinçonie tint (Garin, I, 40); La sesme esciele fist Baudus d'Aumarie , XX. milliers ot de cels de Pinçonie (Aliscans, éd. Jonckbloet, v. 5356 [4]); Cette désignation a passé avec d'autres, des anciens poèmes, et peut-être du Roland même, à la tradition postérieure comme un simple nom qui amusait peut-être par son aspect comique, mais dont on ne devinait plus le sens. Aux ixe et Xe siècles, ce nom avait une signification des plus claires pour les habitants de l'orient de l'Europe : il désignait la plus puissante et la plus féroce des tribus tartares qui dévastaient sans cesse les provinces chrétiennes. 11 s'agit en effet des Petchènègues (gr. Πατζινάκοι), désignés de bonne heure par une forme nasalisée, et parfois, comme dans Pincer nie, augmentée d'une r intercalaire. Ainsi, dans un discours adressé à un chef païen, Eckehard de S. Gall fait dire à Otton : Non te Thurcopolorum tao-rttm vel Pincinnatorum multitudo defendit (Pertz, VI, 2 12) ; l'auteur d'une chronique de Cremsmünster nous parle de la Gens Ungarorum... a Pincer-natis propulsa (Pertz, IX, 5 52) ; la forme Pinciniatiri est donnée par une chronique polonaise (Pertz, IX, 450). Ce nom avait pénétré en France, comme le montre ce passage de Hugues de Fleuri (Pertz, IX, 592) : Imperium Orientale a Tur eis et Pincenatis graviter infeslabatar. Mais ce qui prouve que la terreur inspirée par ces barbares fut bien grande, c'est que leur nom devint, comme celui des Sarrazins, la désignation géné¬ rale des ennemis de la chrétienté: une charte de 1096, citée par Du Cange, est datée d'Angers, anno quo innumerus populas ibat in Jerusalem ad depsllendam Pincinnatorum perfidiae persecutionem. Les passages aux¬ quels Du Cange renvoie à ce propos, et qu'on pourrait accroître, montrent que les pèlerins, dans leur passage par les pays danubiens, eurent fort à souffrir de ces tribus sauvages qui n'avaient jamais adopté la vie sédentaire, et qui, toutes réduites qu'elles étaient, faisaient encore de terribles razzias. Encore au xue siècle, l'auteur de Vltinerarium Ricardi , qui, pour la partie de son ouvrage où il raconte la croisade de Frédéric Barberousse, a suivi des sources allemandes, réunit, parmi les hordes que l'empereur eut à combattre dans ces régions, Hunt et Alani, Bulgares et Plncenates (éd. Stubbs, p. 44}. Mais cette mention des Pinceneis (p.-ê. vaudrait-il mieux lire Pincenas ou Pincenaz) est la dernière que j'aie rencontrée. Battus à plusieurs reprises par d'autres peuples tartares, et notamment par les Magyares qu'ils avaient lancés sur l'Europe, les Petchènègues fùrent peu à peu absorbés par eux ; leur nom n'a laissé aucune trace [5]«dans le pays qu'ils ont longtemps occupé (côtes occiäentales de la mer Noire), et ce n'est pas de prime.abord qu'on lui a restitué l'honneur de figurer à la fois dans les Nibelungen [6] et dans la Chanson de Roland.

Conclusion

Les quarante noms ou environ que nous offre la liste du Roland ne sont encore expliqués qu'à moitié, il est à espérer qu'on trouvera le mot de celles de ces énigmes que les bévues de copistes n'ont pas rendues pour toujours indéchiffrables. Le résultat que nous possédons est déjà intéressant. Il nous montre que la France et la Germanie, après le démembrement de l'empire carolingien, ont vécu longtemps encore d'une vie commune : l'armée de Charles , à côté des Bretons, Poitevins, Auvergnats, Lorrains et Bourguignons [7] , comprend les Bavarois et les Alemans ; les «barons de France » sont encore des Francs autant que des Français [8] ; les Slaves et les Tartares sont, avec les Sarrazins, les ennemis communs. Au reste, ce point de vue devait être bien plus sen¬ sible dans les formes du poème antérieures à celle qui nous est parvenue : car il est clair que ceUe-ci appartient à une époque un peu plus récente que celle où l'Europe présentait cet aspect. Je n'en veux citer ici d'autres preuves que le rôle donné aux Normands qui, au lieu d'être comptés, comme ils devraient l'être, parmi, les pires ennemis des chrétiens, figurent dans leurs rangs, d'une manière bien effacée, mais sans qu'on puisse les en exclure, car ils forment à eux seuls une «échelle ». Le remanieur qui leur a donné cette place a dû faire subir à son texte, au point de vue ethnographique où nous nous plaçons ici, bien d'autres altérations. Il est probable que la plupart des anciens noms ne lui représentaient plus grand chose : quels sont ceux qu'il a conservés, ajoutés ou modifiés ? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais. Mais une étude attentive du ms. de Venise, des traductions allemandes et des textes renouvelés permettrait peut-être de restituer l'un ou l'autre de ceux qui étaient dans son texte et que les scribes seuls en ont fait disparaître [9]

G. P.

Notes de l'article

  1. (page 331, note 1) Je ne puis me servir que du manuscrit d'Oxford, n'ayant pas sous la main l'édition de Vn. donnée par M. Hofmann ; l'épisode de Baligant manque dans la Karlamagnùs-Saga. Les renouvellements ont complètement transformé le passage ou défiguré les noms, Çà et là on peut tirer quelque secours de la version allemande de Conrad.
  2. Les exemples français sont innombrables. Je citerai ce vers de Girart de Rossilho, que me signale P. Meyer ; on y voit les Leutis à côté de peuples allemands : Lhi Bavier et Ihi Saisne et Ihi Lectis (éd. Hofmann, v. 2162 ; le ms. d'Oxford donne Letis).
  3. Carpentier, qui me fournit ce passage, n'a rien compris à Pinçonart. Il cite le mot sous pincerna : il aurait pu renvoyer à Pincinnati, qui est un peu plus loin. Pyncenart est indiqué par Tarfcé dans l'index de Foulque de Candie, mais ne se trouve pas dans les fragments qu'il a imprimés.
  4. Le texte du manuscrit de l'Arsenal, suivi dans l'édition de MM. Guessard et de Montaiglon (p. 1 jj), donne paienie ; mais le texte de ce ms. est ici très«inférieur à celui des autres : il lit dans notre passage sisme , et xx.m, qui fausse le vers ; il passe deux «échelles » (après le v. 5079 et après le v. 5081), etc., etc.
  5. S'il était bien assuré que les Grecs aient appelé aussi les Petchènègues Bfoaot, on pourrait retrouver leur nom dans celui de la Bessarabie ; mais c'est ce qui me parait fort incertain.
  6. Die wilden Pescenare (Bartsch, 1340). Je ne sais qui a trouvé cette iden¬ tification, que donnent également Bartsch et Zarncke ; ni Möller ni LûbbenWarterbuch zu der Nib. Not, 1854) ne la connaissent.
  7. (page 334, note 1) Il est singulier que notre poème, ni ici ni dans l'énumération des juges de Ganelon, ne dise un mot des Lombaras ou Italiens. Turpin connaît à Roncevaux «quatre marquis de Lombardie. »
  8. (page 334, note 2) Il semble que les diverses mentions des Saisnes ou Saxons appartiennent à deux couches différentes. Au v. 2921 (cf. 2330) ils sont rangés avec les Härteres et les Bugres parmi les ennemis, les geaz averses, et aux v. 3900, 3993, ils figurent avec les Baivers, les Alemans . les Frisons et autres Tiedeis parmi les juges de Caneton. Des chansons de geste bien postérieures au Roland continuent cependant la première tradition, et font de Saisne le synonyme de Sarrazin.
  9. (page 334, note 3) On a vu plus haut les Ros. Il y a des taisons de croire que les PonUranUns ou Pomorans , ces voisins des Levtiz, étaient ainsi mentionnés.

Voir aussi

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