Histoire poétique de Charlemagne (1905) Paris/Livre premier/Chapitre V

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Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 118.jpg

Livre premier, chapitre V

Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p 118.jpg[118] CHAPITRE V.

LA LÉGENDE DE CHARLEMAGNE EN ALLEMAGNE.

I. — Les traditions particulières.

On sait que l'Allemagne et la France se disputent depuis des siècles la gloire d'avoir produit Gharlemagne  ; dans ces derniers temps la Belgique est venue à son tour réclamer comme un des siens le descendant de Pépin d'Herstal. Ce qui est incontestable, c'est qu'il était de race germanique, et que le tudesque était sa langue maternelle  ; un passage d'Eginhard * ne laisse aucun doute à cet égard. Toutefois l'Allemagne, telle qu'elle se constitua sous son petit-fils Louis, lors de la grande division de l'empire caro- lingien, ne s'envisagea pas d'abord comme l'héritière directe de son plus illustre chef; c'est qu'en effet la majeure partie du royaume germanique avait été conquise par Charles et annexée à ses pos- sessions plus occidentales. La Saxe, immense contrée qu'il avait soumise après des luttes implacables, la Frise, oii il avait été obligé de faire des concessions aux résistances nationales , la Ba- vière, privée par lui de la demi-indépendance dont elle jouissait, se le représentèrent comme un conquérant et presque comme un ennemi. Tel fut le premier fonds sur lequel germèrent les plus anciennes légendes relatives au grand empereur que les chro- niques nous ont conservées. Des victoires remportées contre lui, des concessions arrachées à son orgueil, des explications de ses triomphes aussi avantageuses que possibles pour les vaincus, voilà ^'e sujet de la plupart de ces histoires ^

Quand le christianisme fut complètement établi dans les con- trées que Charlemagne lui avait soumises, et surtout quand la couronne impériale passa aux rois de Germanie et les habitua à

1 Vita Caroli M., ch.yniy.. Theil, Traditions allernayides, t. Il, pp.

2 Cf. Pertz, SS., X, p. 576 j XII, p. 528; 139, 147; —et ci-dessous, livre 11, ch. m, — ^.4. SS.ya«., t. 1, p. 110; — Grimm- §3.


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se considérer comme les successeurs de celui qui en a"vait le pre- mier ceint le front d'un Allemand, il se produisit naturellement une modification dans l'esprit des légendes relatives à Gharle- magne. 11 s'entoura peu à peu de la môme auréole majestueuse qui le couronnait de l'autre côté du Rhin  ; le souvenir du paga- nisme détruit par lui^ bien loin de lui attirer de la haine, lui mé- rita une reconnaissance pieuse  ; il devint pour ainsi dire l'idéal germanique et le modèle que se proposèrent les souverains '. Toutefois il ne fut jamais populaire comme en France; les lé- gendes qui le concernent sont nombreuses, mais isolées, et ne présentent pas un caractère bien accusé  ; elles sont restées dans les chroniques, dans quelques noms de lieux ou de monuments, dans diverses traditions encore subsistantes, mais elles ne se sont pas développées jusqu'à la forme épique. L'épopée allemande exis- tait déjà; Gharlcmagne lui-même lui avait rendu une nouvelle vie en en faisant soigneusement recueillir les monuments  ; empreinte de l'esprit germanique et essentiellement individualiste, elle ne se groupa jamais, comme l'épopée française, autour d'un grand nom, symbole d'une patrie fortement sentie et d'une autorité centrale. Quelques récits, marqués au coin de ce merveilleux un peu fantastique inconnu à l'esprit français, circulèrent dans le peuple  ; on mit sur le compte de l'empereur Charles quelques anecdotes qui lui étaient originairement étrangères  ; on parla vaguement de sa vie indéfiniment prolongée au fond d'une mon- tagne, de son retour futur, qui devait porter l'Allemagne au plus haut point de gloire et de puissance  ; mais en somme la légende carolingienne ne sortit pas de cet état primitif oîi les fables se colportent de bouche en bouche et se transmettent en s'altérant de plus en plus. Nous signalerons plus tard celles de ces fables qui offrent le plus d'intérêt ou d'originalité  ; mais un seul monument mérite d'être plus particulièrement indiqué ici  ; c'est la Chronique des Empereurs, texte en vers, appartenant au douzième siècle, antérieur, selon toute probabilité, aux premières traductions de poëmes français " et dont deux mille vers environ sont consacrés

1 Voy. ch. II, sui' Othon III, Frédé- font le poëme de Conrad plus ancien rie I" et Charles IV. (voy. plus loin), et que Lachmann {Ueher

2 Si on admet que cette chronique est Singen und Sagen, p. 122) fixe à 1183 la de 1160 et le Ruohmdes Liet de Conrad composition de la Chanson de saint An- de 117.3-1177; mais ces deux dates sont non, dont la Chronique a emprunté des douteuses, ipuisque quelques critiques passages. Il est vrai que, d'après Gervinus


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à une histoire toute poétique de Cliarlemagne *. Cette chronique passa d'ailleurs dans d'antres textes, qui en reproduisirent les traits principaux; nous ne citerons que le Viennois Enenkel, qui écrivait dans la première partie du treizième siècle, et qui a même ajouté de son chef quelques légendes qui ne se trouvent pas dans la Kaiserchronik ^ Les sources de ces compilations ne paraissent pas être françaises  ; un passage de la Kaiserchronik semblerait même indiquer qu'elle s'appuyait sur des poëmes alle- mands antérieurs^, mais il est trop isolé pour qu'on ose l'affirmer, et nous n'avons nulle part aucune trace de semblables chansons. Le voyage de Charles à Jérusalem et le Pseudo-Turpin sont in- connus à la Chronique des Empereurs  ; mais elle connaît la Vie de saint Gilles et d'autres sources latines *.

IL — Les imitations du français.

La Chanson de Roland

La Chanson de Roland. La plus ancienne traduction qu'on en possède est celle qui porte le nom du curé Conrad (Chuonrat) ; il dit lui-même avoir traduit ce poème du français, d'abord en latin et ensuite en allemand, à la prière du duc Henri, qui, sur le désir de sa femme, fille d'un roi puissant, lui demanda de tra- duire le livre écrit au pays de Karlingen (France). Wilhelm Griram, éditeur de ce texte, a reconnu dans ce duc Henri le célèbre Henri le Lion , époux de Mathilde, fille du roi d'Angle- terre Henri H, et fixé la composition du poëme entre 1173 et 1177 [Introduction, p. xxxi et suiv.); mais il est assez probable qu'il faut reculer cette date et qne Conrad a écrit vers le milieu du douzième siècle, du côté de la Bavière ou de la Soua])e^ Nous ne pouvons pas discuter ici cette question chronologique, et re-

(t. I, p. 180), c'est VAnnolied qui a fait Allemagne; il fournit de nombreux ma-

des emprunts à la Kaiserchronik, et que tériaux, rassemblés et rapprochés avec

d'autres savants pensent, avec raison se- une grande érudition.

Ion nous, que les deux textes ont puisé ^ La Weltclironik de Enenkel est iné-

dans un original commun (Koberstein, dite; plusieurs fragments sur Charlema-

t. I, p. 190; Godeke, p. 860). En tout cas, gne se trouvent dans Uagen, Gesammt-

les traces d'une influence française sur abenteuer, tome II, et dans Massmann,

la Chroniques sont pas visibles. tome III.

  • La Kaiserchronik a été publiée par ^ Karl hat ouch andere liet (v. 15088),

Massmann, QuedUnliurg, 1849, in-8°, «  Charles a encore d'autres chansons.  »

3 vol. Le tome 111 est très-précieux pour * V'oy. Massmann, /. /.

l'histoire poétique de Charlemagne en ' Cï.(y6ù&ke,Mittelalter,y. 683.


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chercher si l'épilogue où il est parlé du duc Henri est une inter- polation ou si ce duc Henri n'est pas le père d'Henri le Lion, en 1139; Grimm lui-môme a avoué que le style de l'ouvrage lui assignait une date plus reculée que celle qu'il avait d'abord admise \

Quoi qu'il en soit, le Ruolandes Liet est la plus ancienne imi- tation allemande d'une chanson de gestes française. Aucun des textes que nous avons conservés ne peut être considéré comme la source de Conrad  ; c'est toutefois du texte d'Oxford qu'il se rap- proche le plus  ; il y a même des endroits qui semblent littérale- ment traduits  ; mais dans d'autres passages il s'en éloigne trop pour qu'on ne soit pas obligé d'admettre qu'il avait sous les yeux une rédaction assez différente du même texte. H ne connaît au- cune des additions des textes rajeunis, ce qui contribue à démontrer son antiquité ^.

Le trait le plus remarquable de Conrad est la modification qu'il a fait subir à l'esprit du poëme français  : cette modification est toute religieuse. Le poëme débute par une invocation à Dieu, qui depuis a été bien souvent imitée par les auteurs allemands du moyen âge  : «  Créateur de toutes choses , empereur de tous les rois, maître souverain, apprends-moi toi-même ta parole, envoie à ma bouche la sainte science, pour que j'évite le mensonge, et que je n'écrive que la vérité  ; je veux dire comment Charles l'empe- reur conquit le royaume de Dieu, etc, (vers 1 — H).  » Le poëme français portait déjà l'empreinte bien marquée d'une dévotion guerrière qui faisait croire aux héros qu'ils gagnaient le ciel en mourant; mais ce sentiment n'était pas le seul mobile de leurs actions  ; ils étaient poussés par l'amour de la patrie (cf. vers 1090, 1693, et pass.), de l'empereur leur seigneur (vers 1117, 1128, etc.), de leur famille (vers 1076, etc.), et surtout de la gloire  :

Maie chançun n'en deit estre cantée. (V. 14C6.)

Tout cela est effacé dans le poëme de Conrad pour faire place à la seule piété et au désir du martyre. Cette différence , qui

1 Haupt's Zeitschrift, \\\, 281 et siiiv. einzelnen Gedichte zu einander, p. xciv et

2 Le rapport exact de Conrad avec le suiv.). Le texte de Conrad se rapproche manuscrit d'Oxford et les autres versions souvent du nôtre assez pour pouvoir être est marqué en détail dans Y Introdudmi utile à la critique; cf. par exemple l'é- de Wilhelm Grimm (VL Verhaitniss der dition de M. Th. MùUer, sur le vers 202.


1-22 UVHE PKK.MiKH.

s'étend sur tout le poëme et donne aux deux œuvres un aspect très-divers , est assez importante pour que nous la fassions ressortir par un exemple , tiré du langage et des idées que les deux poètes prêtent à Roland. Dans le poëme français, quand Olivier conjure Roland de sonner du cor pour appeler l'empereur au secours de l' arrière-garde, il refuse à trois reprises: il ne veut pas que ses parents aient des reproches de lui, que la douce France perde sa gloire, et qu'on puisse dire que pour des païens il a sonné du cor. Malheur au cœur qui se couarde dans le ventre! Il faut frapper; c'est pour bien frapper que l'empereur aime les siens. — Comparez avec cette témérité orgueilleuse, ce point d'honneur exalté, la réponse du Roland allemand  :

(( Le noble Roland parla, il leva sa main  : Si cela ne t'était pas pénible, cher compagnon, je te jurerais par serment que je ne sonnerai pas mon cor  ; il n'y a pas tant de païens que ce ne soit pourtant leur dernier jour  ; je te le dis en vérité, ils sont jugés devant Dieu  ; et ainsi se purifieront par le sang les martyrs du Seigneur  ; plaise à Dieu que je sois digne de mériter ce nom, je m'y soumettrais volontiers. Qu'il est né heureusement, celui que Dieu a choisi pour mourir dans son service! il lui donne pour salaire le royaume du ciel. Pour ces vilains païens je ne veux pas sonner mon cor; ils croiraient que nous avons peur ou que nous avons besoin de secours contre eux, et ce sont les pires gens du monde  ; je donnerai aujourd'hui leur chair en pâture aux cor- beaux, et leur joie sera vite passée. Dieu veut ici montrer ses merveilles, et la bonne Durandal fera voir sa vertu.  »

C'est dans cet esprit, très-conforme d'ailleurs au génie alle- mand, qu'est traité tout le poëme français  ; et c'est par conséquent à l'imitation de Conrad, bien plus qu'à l'original, que s'appliquent ces paroles de Wilhelm Grimm [IntrocL, p. cxxv)  : «  Les héros de cette épopée sont des héros de la foi, des instruments dans la main de Dieu, auquel ils doivent se sacrifier comme martyrs; ils n'ont qu'un but, c'est de conquérir le royaume de Dieu à la pointe de l'épée. Tout ce qui émeut d'ordinaire l'âme humaine, les sentiments, les désirs, les passions qui donnent à d'autres œuvres une si grande richesse de vie poétique , sont ici effacés par la prédominance de cette idée, ou ne se montrent, quand ils paraissent, que .pâles et décolorés ^  »

' De même Vilrnar, I, d49.