Histoire poétique de Charlemagne (1905) Paris/Introduction

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Introduction

I. La poésie épique

Histoire poetique Charlemagne 1905 Paris p n30.jpg[1] La poésie primitive se divise en deux grands courants  : la poésie lyrique et la poésie épique. La première est l'expression de sentiments, la seconde est le récit d'événements. Elles commencent par être à peu près confondues; chez certains peuples, elles n'arrivent même pas à se séparer complètement. Elles sont encore assez mêlées, mais marchent déjà vers la distinction définitive, dans la poésie héroïque ou nationale, qui sert de préparation et de base à l'épopée.

Origine de la poésie épique

Cette poésie existe chez presque tous les peuples dont la civilisation commence  ; elle correspond à peu près à cette phase de leur développement que l'histoire appelle la période barbare. Elle est l'expression du sentiment national  ; c'est en elle que le peuple prend, pour ainsi dire, conscience de lui-même. Elle seule, dans ces temps fort éloignés de la réflexion politique, peut assurer aux membres de la nation la ferme et constante idée de leur fraternité et de leur originalité. Ce qui lui donne tout-à-fait sa forme et sa valeur, c'est le contact, presque toujours hostile, du peuple avec ceux qui l'cntouiient.

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La poésie est alors une affirmation éclatante et enthousiaste de la nationalité  ; elle est en même temps le stimulant du courage et de la vertu civique  ; c'est elle qui mène aux combats, qui célèbre les dieux de la patrie, qui chante les ancêtres, qui honore les mœurs héréditaires, qui maudit les ennemis ou les oppresseuis, et qui devient la plus haute récompense des bienfaisants, la plus sanglante punition des traîtres ou des lâches.

On comprend facilement que cette poésie participe aux deux genres poétiques  ; elle est le plus souvent lyrique par sa forme, et épique par son sujet. Elle parle de batailles, de triomphes ou de défaites, d'aventures hardies, d'exploits merveilleux , mais elle ne les raconte pas, elle s'exalte à leur propos  ; étant improvisée et contemporaine des faits, elle ne cherche guère qu'à rendre et à concentrer l'impression qu'ils ont produite, et, obéissant aux lois de la poésie, elle les présente dans un ordre particulier et leur donne une signification idéale.

De ce premier état de la poésie nationale, bouillonnement confus et nécessairement passager , il faut qu'il se dégage quelque chose de plus durable. Pour cela, il faut que l'élément épique prédomine et restreigne le lyrisme de la forme. C'est ce qui a lieu chez les peuples qui ne sont pas seulement impressionnables à la manière des sauvages^ qui ont encore en eux le germe d'un développement historique, le sentiment de la solidarité des pères et des fils, d'hier et d'aujourd'hui. Ceux-là ne tardent pas à éprouver le besoin non-seulement d'exprimer les sentiments que leur cause leur vie nationale, mais encore de raconter les événements de cette vie, de conserver la mémoire des anciens temps et de léguer à leurs descendants le souvenir de ce qui se passe sous leurs yeux. Cette tâche revient naturellement à la poésie, qui s'en acquitte à sa manière, soumettant les faits à ses lois, transportant l'idéal dans le réel, développant les tendances nationales , satisfaisant les aspirations, les rêves et les rancunes du peuple. Sa forme, encore passionnée, fragmentaire et saisissante, est cependant obligée de devenir bien plus claire, plus régulière, plus objective  ; l'élément lyrique perd beaucoup de terrain  ; la poésie nationale s'achemine vers l'épopée.

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Il s'en faut toutefois que tous les peuples qui ont eu une poésie nationale aient des épopées; on n'en trouve au contraire que chez un petit nombre de peuples aryens[1]. L'épopée suppose chez un peuple une faculté poétique remarquable et le sentiment vif du concret, ce qui lui donne la puissance de personnifier, en les idéalisant, ses aspirations et ses passions  ; elle à besoin de s'appuyer sur une nationalité fortement enracinée et ne se développe encore que dans des circonstances historiques particulières.

Presque toutes les nations reposent sur le mélange de diverses races, combinées j soit par la violence, soit par le consentement, dans des proportions diverses. Au moment où s'opère ce mélange, il se produit dans la nation une sorte de fermentation exaltée qui est très^-favorable à la naissance d'une poésie épique. Aussi toutes les poésies épiques vraiment nationales ont-elles leur point de départ dans des époques de ce genre, et on a pu dire avec autant de bonheur que de justesse  : «  De même que toute combinaison chimique est accompagnée d'un dégagement de chaleur , toute combinaison de nationalités est accompagnée d'un dégagement de poésie [2].  » Mais cette poésie n'est que la préparation et comme la matière brute de l'épopée. Pour que celle-ci naisse, il faut qu'elle trouve un sol abondant de traditions antérieures, de poésie épique encore incohérente, de chants nationaux dus à une véritable inspiration et conservés dans la mémoire populaire. Alors, comme la plante s'empare pour germer de tous les éléments analogues que contient la terre où elle est semée, l'épopée saisit tous ces éléments épars, les transforme suivant sa propre loi, se les assimile et s'épanouit bientôt dans la richesse et la puissance de sa végétation splendide.

L'épopée n'est autre chose en effet que la poésie nationale développée, agrandie et centralisée. Elle prend à celle-ci son inspiration, ses héros, ses récits même, mais elle les groupe et les coordonne dans un vaste ensemble où tous se rangent autour d'un point principal. Elle travaille sur des chants isolés et elle en fait une œuvre une et harmonieuse. Elle efface les disparates, fond les répétitions du même motif dans un thème unique, rattache entre eux les épisodes, relie les événements dans un plan

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commun, aux dépens de la géographie et de la chronologie, et construit enfin, avec les matériaux de l'âge précédent, un véritable édifice.

Mais ce travail, elle ne le fait pas avec préméditation  : il s'opère, pour ainsi dire, de lui-même. Quand la production de la poésie nationale s'arrête, parce que la phnse historique à laquelle elle correspond a pris fin, si la nation est encore bien unie, si surtout, grâce aux circonstances , le sentiment de son unité et son affirmation en face des voisins sont encore exaltés en elle, elle continue pendant quelque temps à chanter la poésie héroïque qui lui vient des générations précédentes. Mais cette poésie, née d'événements déterminés, pleine d'allusions à des faits, à des personnages oubliés, dénuée en outre de lien intime, échappant à l'esprit par sa dispersion et sa multiplicité, ne peut se conserver sous sa forme primitive  : il lui faut pour vivre se soumettre à des conditions nouvelles. La poésie contemporaine des faits se passe d'unité  : l'état généralement le même des esprits auxquels elle s'adresse lui en tient lieu  ; celle qui célèbre des événements passés a besoin au contraire, sous peine d'être fatigante, sans intérêt, et même inintelligible, de les relier entre eux matériellement et moralement  ; il lui faut reporter à un point de repère commun tous les épisodes qu'elle admet, afin que l'on comprenne leur marche et leur sens. En outre, en quelques générations les idées changent  : le foyer des aspirations d'un peuple se déplace  ; les circonstances nouvelles qui l'entourent, les modifications qu'ont reçues sa puissance, sa civilisation, sa religion, ses lumières, changent aussi son idéal, et les chants des aïeux , qu'il aime toujours , ne suffisent plus à ses besoins  : l'épopée les renouvelle en leur inspirant les principales idées qui constituent, au moment oîi elle naît, l'idéal national. Enfin la forme elle-même des anciens chants est souvent devenue ou peu agréable ou difficile à comprendre  : l'épopée leur en fournit une en rapport avec les générations auxquelles elle s'adresse. L'apparition de l'épopée a naturellement pour conséquence la disparition des chants antérieurs  ; aussi n'avons-nous conservé de poésies de ce genre que chez des peuples oii ils ne sont pas arrivés jusqu'à leur dernière transformation.

L'épopée est donc une narration poétique, fondée sur une poésie nationale antérieure, mais qui est avec elle dans le rapport d'un tout organique à ses éléments constitutifs.

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Dans l'épopée on conçoit facilement que l'individualité du poëte joue déjà un rôle plus considérable que dans la poésie précédente; le choix des récits , leur arrangement, leur forme, ne peuvent se soustraire à une initiative personnelle. Mais un fond national devant lequel le poète s'efface est absolument indispensable. L'épopée comprend donc un élément objectif et normal et un élément subjectif et arbitraire. Suivant que l'un ou l'autre des deux termes prédominera, l'épopée devra avoir un caractère différent  ; et nous voyons en effet leur rapport, et par suite le caractère général, varier sensiblement dans les différentes épopées qui nous sont parvenues.

Éléments de la poésie épique

Si nous abandonnons maintenant la question de l'origine de l'épopée pour l'examiner en elle-même, nous reconnaissons qu'elle se compose essentiellement de quatre choses  : les faits, — l'idée, — les personnagesla forme. Les faits et les personnages doivent être fournis, au moins dans leur ensemble, par la tradition nationale; le poète ici ne peut être inventeur, ou son œuvre cesse de mériter, pour nous, le nom d'épopée. — L'idée offre déjà plus de champ à l'action personnelle  : l'idée d'une épopée est en effet nationale, religieuse et morale. La prédominance de l'un de ces aspects sur l'autre, le développement même de ces idées, permet au poëte de marquer son sujet de son empreinte  ; toutefois dans leur essence elles lui sont fournies par la nation, et il ne peut être infidèle à la direction générale qu'elle lui indique. — Enfin la forme, tout en étant aussi déterminée par la poésie antérieure, laisse au talent du poëte, dans la perfection plus ou moins grande qu'il sait lui donner, une grande liberté de se manifester.

Les faits, ai-je dit, reposent sur la tradition nationale. Mais ils peuvent être de deux natures, dont la diversité forme un critérium pour classer les épopées  : ils peuvent être mythiques ou historiques. Le mythe est un récit, généralement présenté par la religion, dans lequel des faits naturels ou des croyances religieuses sont exprimés par des personnages vivants et des événements humains. Les mythes sont la première poésie d'un grand nombre de peuples; ils remplacent souvent la poésie nationale ou existent avec elle; ils sont alors la seule base de l'épopée ou concourent à sa formation.

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Mais il est important d'observer que dans l'un et l'autre cas ils ont perdu leur sens mythique; l'épopée qui les emploie ne les connaît pas comme mythes, mais comme simples récits, qui ont reçu déjà ou auxquels elle imprime le caractère national , et qu'elle rattache ou croit rattacher à des événements historiques. L'épopée même mythique est historique d'intention. Les éléments mythiques de l'épopée ne diffèrent donc des éléments historiques que pour la critique moderne. Ceux-ci ne sont pas, bien entendu, strictement historiques. Par épopée historique on entend seulement une épopée dont le sujet est emprunté à des souvenirs de la vie nationale, que ces souvenirs reposent sur des faits réels ou sur des illusions de l'imagination populaire s'appli- quant au sentiment national. La recherche du rapport exact des faits aux traditions épiques est un des objets principaux de la cri- tique des épopées  : partant du fait, elle le suit autant que possible dans toutes les transformations que les récits populaires lui ont fait subir, et le conduit ainsi jusqu'à l'épopée. Malheureusement, cette recherche ne peut être tout à fait satisfaisante que si on a la connaissance exacte des faits, et si on possède les premiers chants dont il a été l'objet, puis tous ceux qui l'ont transmis à l'épopée qu'on étudie, et ces conditions d'observation ne se sont jamais réalisées entièrement.

L'idée nationale, dans l'épopée, est fournie par l'état matériel et moral delà nation au moment oh l'aspect se forme. Elle se pré- sente sous trois aspects  : le choix de récits qui honorent la nation, la réalisation, dans la poésie, de ses aspirations, et enfin sa glo- rification en face des autres et l'humiliation des ennemis. A ces points de vue il faut en ajouter un autre, qui, sans appartenir précisément à l'idée nationale, ne peut s'en détacher. Il y a dans toute nation un antagonisme, une lutte de deux tendances opposées, lutte qui constitue l'histoire de cette nation, que ces tendances s'appellent aristocratie et démocratie, unité et esprit local, féodalité et monarchie, autorité et liberté. L'épopée, suivant la classe de la nation où elle a plus profondément pris pied, suivant la phase de la vie nationale oii elle se développe, favorise une de ces tendances  ; il peut arriver qu'une même épopée, dans ses dif- férentes productions, les représente toutes deux, et on obtient alors une division naturelle entre ces productions.

L'idée religieuse ne peut dominer l'épopée  ; elle se fond le plus souvent avec l'idée nationale. Toute religion commence presque toujours par être nationale. Les ennemis du peuple sont aussi ceux de la religion, et alors la religion ne fait que donner à l'idée

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nationale, dans l'épopée, une consécration et une profondeur nouvelles. Quand les ennemis du peuple ont la même religion que lui, ou bien elle rentre dans l'ombre et ne joue qu'un rôle très accessoire, ou bien les dieux se divisent comme leurs adorateurs, et le ciel reproduit sur une plus vaste échelle les luttes de la terre. La religion sert souvent, dans l'épopée, à motiver les événements par l'intervention des dieux favorables ou irrités. Enfin elle contribue pour une bonne part à donner à l'épopée son ton général et à former l'idéal du héros.

L'idée morale, dans son aspect le plus général, est au fond de toute épopée  : la nation éprouve le besoin de mettre la justice de son côté, et c'est en général la violation delà justice qui fait le sujet et détermine le dénoûment du récit. Mais elle apparaît dans un autre sens, et d'une façon plus caractérisée, dans la conception de la vie humaine que chaque peuple porte en lui et introduit dans son épopée. Selon qu'il la regarde comme une joie ou comme une souffrance, comme une vaine apparence ou comme la seule réalité, comme un passage ou comme l'existence entière ; selon qu'il lui donne pour but la gloire ou la piété, l'amour ou le courage, le détachement ou l'activité; selon qu'il adopte pour les actions bonnes ou mauvaises telle ou telle division ; selon qu'il envisage et estime les grands sentiments humains, l'amour, l'amitié, l'ambition, l'orgueil, la cupidité, et les grandes institutions humaines, la patrie, la famille, la société, la religion; selon qu'il croit à la liberté ou à la fatalité  ; selon qu'il exalte ou rabaisse l'individualité , chaque peuple donne à son épopée un caractère tout particulier, et lui imprime la marque indélébile de son gé- nie, que retrouve avec joie l'historien et le critique. La moirale de l'épopée prend généralement un caractère plus national encore, en ce que les crimes contre la nation sont les plus flétris^ tandis que les autres sont souvent excusés par le dévouement à la nation. Il arrive aussi qu'un peuple très-poétique se plaît à contempler, uniquement pour eux-mêmes, les grands combats et les drames terribles engendrés par les passions humaines  ; son épopée alors mêle un caractère fortement moral à son caractère national, et par-< fois même se passe presque de celui-ci.

Les personnages de l'épopée sont les dieux ou autres êtres supérieurs, les rois et les chefs, les femmes, le peuple, les ennemis. Chacune de ces classes est peinte différemment, suivant la nature

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des nations el de leur poésie. Dans toutes les épopées, les princes sont les personnages en vue, les porteurs de l'action  ; c'est en eux en effet que le sentiment national peut le mieux prendre cons- cience de lui-même, et se représenter à la foule. Les dieux inter- viennent plus ou moins directement; quelquefois, déguisés, ils se mêlent aux hommes et prennent à l'action une part humaine par ses apparences, et divine par ses effets. Le rôle des femmes, l'estime qu'on en fait, les sentiments qu'elles inspirent, varient infiniment et sont une des marques les plus intéressantes du génie divers des peuples. Le peuple ne fournit guère que le fond sur le- quel se détachent les figures principales  : mais suivant les épopées il est étudié de plus ou moins près. Les ennemis sont quelquefois traités avec impartialité, surtout quand ils ont la même religion que la nation; le plus souvent ils sont représentés comme cruels et perfides, quelquefois même comme monstrueux, et l'uniformité de leur méchanceté empêche chacun d'eux d'avoir une physiono- mie bien distincte.

Mais en tête de tous les personnages, et résumant en lui toutes les idées, toutes les inspirations de l'épopée, se place le héros. Le type du héros emprunte ses traits à l'idée nationale, à la religion, à la conception morale, à la puissance de peinture dramatique et de caractéristique de la nation. Certaines qualités, telles que le courage, lui sont communes  ; d'autres sont absolument propres à chaque épopée. 11 en est le point culminant et comme le foyer  ; en lui l'épopée se concentre, et sa figure, telle que l'a vue la poésie nationale, devient pour toujours le plus complet symbole du génie d'un peuple, le résumé de ses aspirations, l'incarnation de son idéal.

La forme de la poésie épique

La forme ne semble guère pouvoir être l'objet d'observations générales, à cause de l'extrême variété des nations, des langues et des talents poétiques. Cependant, l'état de civilisation propre à la naissance de l'épopée étant toujours à peu près le même, les dif- férences n'empêchent pas un assez grand nombre de traits com- muns. Il serait facile d'en relever plusieurs  : je me borne à deux, la répétition des mêmes formules dans les mêmes circonstances, ei l'emploi perpétuel du dialogue. L'un et l'autre tiennent à un état de l'esprit humain dont les enfants nous offrent encore l'image  : une situation donnée n'a pour eux qu'une manière de se peindre. En outre, la psychologie est la dernière science que les hommes

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abordent; l'analyse des sentiments est tout à fait moderne, et nous éloigne de plus en plus de la conception poétique primitive. Les anciens hommes ne savaient rendre les mouvements de l'âme qu'en décrivant les actes du corps qui en sont la suite, ou en rapportant les paroles. Aussi, même chez les plus habiles des auteurs d'épopées, le sentiment n'a-t-ilde nuances que dans ses effets, jamais dans sa description  : u II se réjouit, il s'irrita, il s'attrista dans son cœur;  » ces formules banales sont les mêmes chez tous. Au reste, il faut remarquer que toute description psychologique, toute analyse de sentiments introduit dans le poëme la personna- lité du poëte, ne fût-ce que comme observateur plus ou moins fin; et l'essence du récit de l'épopée est d'être aussi impersonnel que possible  : les poètes auraient trouvé cette loi dans le genre qu'ils traitaient, quand même ils auraient été en état de ne pas la sui- vre. Quant à la forme poétique proprement dite, toutes les épo- pées ont cela de commun, qu'elles sont destinées à être chantées au son des instruments. Leurs vers sont généralement longs, ce qui convient à l'allure d'un récit solennel et aux dimensions des poëmes.

L'épopée, je l'ai déjà dit. est essentiellement propre aux peu- ples aryens; mais nous ne la trouvons pas chez tous. Les uns en ont une complète et formée  ; d'autres se sont arrêtés à la poésie héroïque, les circonstances postérieures n'ayant pas permis à l'é- popée de naître  ; d'autres enfin ne semblent pas avoir même eu de ces chants nationaux qui servent de base à la poésie épique. Telle est l'Italie, où on ne trouve pas trace de poésie nationale, à moins qu'on ne veuille à toute force en voir dans certaines tra- ditions, d'une forme bien suspecte, que nous ont conservées des historiens très-postérieurs. Les chants héroïques n'ont pas donné d'épopée en Ecosse ni en Serbie, par exemple; mais ils se sont conservés et offrent à la critique une matière extrêmement inté- ressante; l'Espagne (en laissant ici de côté le poëme du Cid) a plusieurs classes de chants nationaux fort remarquables qui n'ont pas dépassé cette forme  : tels sont les Romances Fronteinzos, En Scandinavie, en Lithuanîe, en Russie, les chants nationaux se sont arrêtés à une forme qu'on peut appeler intermédiaire entre la poésie contemporaine et l'épopée. Les véritables épopées sont celles de l'Inde, de la Perse, de la Grèce, de l'Allemagne, de la Bretagne et de la France.

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Toutes ces épopées, plus ou moins riches, plus ou moins belles, plus ou moins bien conservées, appartiennent aux monuments les plus intéressants de l'esprit humain. Elles nous instruisent non- seulement des mœurs, des idées, de la culture des peuples qui les ont faites  ; elles sont en outre des documents sans prix pour le philosophe qui veut étudier la marche de l'esprit, le génie des di- verses races, et les lois qui président au développement des phé- nomènes les plus capricieux en apparence.

II. L'épopée française

La dernière venue, l'épopée française, offre un intérêt particu- lier, précisément par sa formation relativement moderne. Les autres épopées, en effet, ou sont nées à des époques qu'on ne peut préciser, ou s'appuient sur des faits complètement inconnus  : on peut discuter pour plusieurs d'entre elles la question de savoir si elles sont historiques ou mythiques. En outre, ou nous n'en possédons que des fragments, conservés soit par le hasard, soit par le choix de lettrés postérieurs, ou même elles n'existent plus que dans des remaniements et des traductions. La plupart ne nous sont pas parvenues sous leur forme primitive  ; elles ont subi la révision, souvent même la refonte complète d'écrivains appar- tenant à des époques tout autres, qui leur ont sans doute enlevé une partie de leur originalité.

Tous ces inconvénients ne se trouvent pas dans notre épopée  ; aussi offre-t-elle à l'étude le plus beau sujet que présente cette branche de la critique. D'une part elle est née à une époque his- torique : les faits qui en sont le sujet nous sont connus, sinon dans leurs détails, au moins dans leur caractère général et leur succession. Elle s'est conservée en outre sous une forme très-populaire, et les remaniements mêmes qu'ont subis un grand nombre de ses parties ne sont pas l'œuvre de grammairiens ou de savants, mais une transformation toute spontanée, répondant à une phase nouvelle. Enfin nulle n'a été plus féconde et ne nous a légué de monuments à beaucoup près aussi nombreux. Les chants nationaux sur lesquels elle s'est fondée manquent, il est vrai, et on ne peut trop regretter cette lacune, dont elle ne souffre pas seule d'ailleurs; mais depuis la première forme de l'épopée véritable jus-

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qu'à sa fin, nous possédons un nombre considérable de productions, qui se rangent suivant les différentes périodes de son existence, de manière à nous permettre d'en suivre régulièrement le cours. Ce cours a eu la bonne fortune de s'accomplir sans secousse, sans intervention extérieure, et de nous offrir ainsi un tableau unique et fidèle de la vie d'une épopée nationale.

A ces mérites, l'épopée française joint un autre genre d'intérêt, qui la recommande à l'étude de tous les savants. Non-seulement elle est l'expression du génie épique de la France, mais encore ella a été transplantée chez presque toutes les nations chrétiennes du moyen âge  ; et soit qu'elle y ait gardé fidèlement son caractère national, soit qu'elle ait dévié dans le sens oh. l'entraînait le génie des différents peuples, elle offre une inépuisable matière de rap- prochements féconds, et sa connaissance est indispensable à tout historien des origines poétiques de l'Europe.

A la lumière des principes exposés précédemment, examinons l'épopée française sous tous les aspects qu'ils nous ont fait con- naître, à savoir  : son origine, — les faits qu'elle raconte, — les idées qui l'inspirent, — les personnages qu'elle met en scène, — la forme qu'elle a revêtue.

Origine de l'épopée française

Les chants nationaux des Français sont bien certainement les matériaux de leur épopée  : l'existence de ces chants, comme je le montrerai ailleurs, est at- testée du septième siècle au dixième  ; à partir de cette époque ils semblent disparaître [3]. La question de la langue, de la forme et de la popularité de ces chants trouvera sa place plus loin  ; ici je ne fais que constater le fait. Vers la fin du dixième siècle sans doute, quand la production des cantilènes contemporaines cessa, l'épopée s'empara d'elles et les fit complètement disparaître en les absorbant  : à la fin du siècle suivant elle est constituée entièrement et se chante dans tout le nord de la France. Ses auteurs sont des jongleurs à la fois poètes et chanteurs ambulants, qui remplacent les guerriers de l'âge précédent, lesquels chantaient eux-mêmes les chants qu'ils avaient composés. Ces chants, sous leur forme première, avaient perdu leur intérêt, souvent leur sens même  ;

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ils étaient isolés, sans lien, sans idée commune  : les jongleurs tout naturellement les réunissent, les rattachent à un centre, les animent d'une idée générale qui n'était pas claire chez tous, et voilà comment l'épopée tient au monde.

2. Les faits de l'épopée française

Dans leur caractère, les faits de cette épopée sont généralement belliqueux. La guerre avec tout ce qui s'y rattache, messages, défis, morts terribles, regrets, vengeances, tel est le fond habituel de ses récits. Les aventures de la paix lui sont originairement presque étrangères. Mais ce caractère s'efface avec le temps  : à l'Iliade primitive s'adjoint une Odyssée; à la chanson de Roland succède Huon de Bordeaux ; toutefois cette seconde direction appartient à une époque où l'inspiration populaire s'est déjà retirée de l'épopée, et est l'œuvre d'une fantaisie poétique, non le produit d'une tradition nationale.

Prise dans son ensemble, l'épopée française a pour sujet l'histoire de Gharlemagne. Charlemagne est son centre organique  ; on peut classer ses productions d'après les événements de la vie poétique de l'empereur. Voilà l'unité qui se découvre au premier abord, et qui efface les quelques poèmes consacrés à d'autres rois de France, œuvres marquées du sceau d'une formation postérieure, ou bien petits systèmes à part, qui ne se sont pas soumis à la grande attraction centrale et ont continué à graviter de leur côté [4]. En somme, on a pu appeler avec raison l'épopée française le cycle de Charlemagne  : c'est en lui qu'elle trouve son unité.

Mais cette unité, qui semble avoir été, dans le domaine des récits, le principe vivifiant de notre épopée, est son œuvre en même temps. Les chants nationaux, je l'ai dit, ont célébré pendant plus de trois siècles, depuis Dagobert jusqu'à Louis d'Outremer, tous les souverains, tous les héros de la France  ; ceux qui chantaient Charlemagne firent oublier les précédents et s'assimilèrent les suivants  : il n'y eut plus aux yeux des jongleurs qu'une lignée royale, composée de trois personnages, dont celui du milieu était seul en pleine lumière  : Gharlemagne, son père Pépin et son fils Louis, De là, pour les faits que racontaient les vieux chants, des dé-

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placements, des altérations nombreuses et graves. Les souvenirs réels de l'histoire de Gharlemagne persistèrent en plus d'un point, parce qu'ils étaient vraiment les plus frappants et les plus glo- rieux ; mais ils se compliquèrent de raille récits venus d'ailleurs, et l'unité extérieure de l'épopée eut souvent pour résultat de fortes disparates dans sa contexture intérieure. La plus fâcheuse est l'introduction dans le cycle de Gharlemagne de tous les chants nés sous ses successeurs, quand la royauté et la nation avaient pris une physionomie et une attitude réciproques très-différentes de ce qu'elles étaient sous lui. L'unité nouvelle introduisit aussi dans les récits des confusions regrettables  : quand les chants con- temporains parlaient d'une guerre et d'un peuple ennemi, ils n'a- vaient pas à le faire autrement connaître  ; tout le monde savait contre qui on combattait. Mais les jongleurs qui firent l'épopée étaient bien obligés de caractériser les ennemis  : n'ayant pas d'autre moyen de les distinguer que leur religion, ils firent pa- reils tous ceux qui n'étaient pas chrétiens, et de même qu'ils avaient assimilé tous les rois de France à Gharlemagne, ils confor- mèrent tous les ennemis à un type qui paraît surtout s'être formé d'après les récits de la guerre d'Espagne. Gette guerre, en effet, ter- minée par un désastre, événement qui frappe toujours plus qu'une victoire l'imagination populaire, cette guerre, que nous savons avoir été de bonne heure l'objet de nombreuses chansons, est aussi l'épisode qui a eu le plus d'influence sur la constitution de l'épopée française. C'est celui peut-être qui a le plus tôt revêtu cette forme, et en tous cas le poëme qui lui est consacré est le plus ancien qui nous soit parvenu. Sa manière de représenter Gharlemagne, les Français et les ennemis a sans doute été déci- sive pour la plupart des poëmes suivants, et la grande variété des premiers chants a fait place h une certaine uniformité, sinon dans* les récits, au moins dans le caractère et le ton général de notre épopée.

Gette tendance à l'unité est un grand obstacle pour la critique des faits qui en forment la base. Je l'aborderai dans le courant de ce travail, mais en reconnaissant à l'avance que dans le détail on ne peut guère espérer obtenir de résultats décisifs. 11 en est autre- ment pour l'ensemble, et on peut au moins affirmer une chose  : c'est que l'épopée française est essentiellement historique, que les mythes qui peuvent s'y être glissés lui sont originairement


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étrangers, et qu'elle est en somme l'image fidèle de la manière dont le peuple français d'une certaine époque se représentait l'histoire de son pays. Le miracle y joue un assez grand rôre, mais les historiens eux-mêmes, dans ces temps-là, le fai- saient intervenir à chaque instant, soit en donnant aux faits réels une explication surnaturelle en rapport avec leur foi, soit en rap- portant des faits incroyables de l'authenticité desquels ils ne doutaient pas. Ceux qui veulent à toute force trouver l'explication et l'origine de ce merveilleux, qui ne l'admettent pas comme une simple forme de l'esprit, non encore redressé par la critique, trouvent à chaque pas, quand ils veulent rendre compte de certains faits, des difficultés inextricables. Ils s'en forgent d'autres le plus souvent en étudiant les récits surnaturels dans la dernière forme à laquelle ils ont abouti et en refusant de remonter à leur source, où ils sont beaucoup plus simples et plus explicables.

C'est ainsi que l'origine des fictions du moyen âge, avant même qu'on les connût bien, a été l'objet de longues et stériles discus- sions. A part quelques exceptions, quelques emprunts générale- ment tardifs, l'épopée française n'a d'autre source que la poésie nationale précédente, qui elle-même repose sur les faits. Le mer- veilleux qui se trouve dans les derniers produits de cette épopée est loin d'y abonder de même à l'origine, et quand on suit un récit dans ses versions successives, on le voit à chacune d'elles s'augmenter d'un trait de plus, fruit naturel du désir qu'éprouve tout narrateur d'ajouter, de compléter, d'embellir et surtout de mieux faire sentir l'idée du récit. A l'origine, le récit n'est que l'écho de la vive impression qu'a produite l'événement; cette im- pression n'a pu être communiquée par les témoins de l'événement à ceux qui ne l'avaient pas vu qu'à l'aide d'une certaine exagéra- tion : car, on l'a dit, tout homme qui voit une chose en est plus frappé que celui qui l'entend raconter. En outre, le narrateur in- dique les causes qu'il attribue au fait, et dans une époque où on ignore l'invariabilité des lois naturelles, où on se représente la divinité comme intervenant arbitrairement dans les affaires des hommes, où on admet en outre l'existence d'êtres intermédiaires supérieurs à l'homme, favorables ou hostiles, et pouvant lui nuire ou l'aider, un événement frappant devient bien vite un miracle  : si l'événement est heureux, c'est que Dieu protège les siens  ; s'il est malheureux, c'est qu'on a offensé Dieu ou qu'il éprouve ses


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serviteurs. Les mêmes causes agissent sur celui qui a entendu le témoin oculaire, et peu à peu s'y joint cet efifet de perspective morale qui porte l'homme à grandir tout ce qu'éloignent de lui l'espace ou le temps. Ainsi le récit grossit de bouche en bouche. Quand il prend la forme poétique, il dépouille par cela même bien des traits inutiles ou gênants, accuse au contraire ceux qui lui donnent plus de relief et d'importance, et tend nécessairement à s'idéaliser. L'épopée le recueille déjà bien transformé et le trans- forme encore plus. Plus tard, il perd de son aspect imposant aux yeux d'un public qui le connaît depuis longtemps, et il est obligé, pour conserver son prestige, de s'ajouter encore des circonstan- ces nouvelles. La fantaisie personnelle s'en empare au moment ofi l'épopée cesse d'être une poésie nationale pour devenir un récit plus ou moins attrayant  ; le fait alors, par cette métamorphose seule, a perdu une grande partie de son intérêt  : les poètes qui s'en servent encore compensent cette perte en l'exagérant dans tous les sens. Ainsi il finit par arriver au fantastique que présen- tent quelques-unes des dernières productions de l'épopée ou du moins des poëtes qui ont exploité ses matériaux vieillis à leur tour. Mais il en est du merveilleux poétique comme de bien d'au- tres choses sur lesquelles on a disserté  : en le prenant formé, com- plet, adulte pour ainsi dire, en l'attaquant de front, on ne peut pas l'expliquer  : en l'étudiant dans sa formation, en signalant ses progrès lents et successifs, en remontant jusqu'à son germe, on n'a plus besoin de l'expliquer, il s'explique de lui-même; il n'est qu'un amas de petits phénomènes dont chacun n'a rien que de simple et d'ordinaire, mais qui, peu à peu juxtaposés, arrivent à produire l'illusion d'une masse imposante. L'observateur abstrait ne s'en rend pas compte  ; il faut, pour le comprendre, être habi- tué au fonctionnement de la vie. Expliquer le merveilleux sans avoir étudié ses états successifs et analysé ses éléments premiers est une tâche impossible  : autant vaudrait faire comprendre la formation de ces îles des mers du Sud qui ne sont que d'immenses polypiers sans savoir que ce sont des produits organiques. Le penseur le plus profond y perdrait tous ses raisonnements  : le naturaliste, armé de son microscope, n'a qu'à venir, et il expliquera ces colossales constructions par le travail d'un zoophyte invisible.

III Les idées et les personnages de l'épopée française

La grande idée qui a présidé à la formation de notre épopée, qui lui


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a donné son caractère essentiel et a été le point de départ de son développement, peut se définir ainsi  : la lutte de l'Europe chré- tienne contre les Sarrasins, sous l'hégémonie de la France. C'est une idée unitaire; aussi la personne de Gharlemagne, considéré comme le type du roi de France, y est-elle glorifiée. La fidélité au souverain, l'exécution de ses ordres malgré tous les dangers, le dévouement absolu à la chrétienté, sont exaltés comme les vertus héroïques par excellence  ; entre les principaux guerriers, groupés autour du trône, règne une parfaite union, fondée autant sur le sentiment de la solidarité religieuse et nationale et de l'attache- ment à l'empereur que sur la sympathie personnelle  ; la dissidence prend les couleurs de la trahison et est l'objet d'une répro- bation terrible. La religion est tellement mêlée à la nationalité que le dévouement à toutes deux se confond dans un même en- thousiasme : Dieu protège la France, et intervient à chaque instant dans la grande lutte, qui prend ainsi des proportions immenses  : les héros sont en même temps des martyrs  ; les ennemis sont des réprouvés soutenus par le démon.

Dans cette conception, le grand rôle est attribué à quelques vaillants combattants, placés entre l'empereur et le peuple. L'em- pereur, intermédiaire direct entre Dieu et les siens, parvenu à une vieillesse surhumaine, vainqueur du monde entier qu'il com- mande pour la guerre sainte, ne peut avoir une personnalité bien tranchée  ; il est sage, puissant, magnanime, majestueux, mais sans offrir de traits fort caractéristiques. Le peuple n'est qu'une masse confuse, animée tout entière des mômes sentiments, pleu- rant, se réjouissant, combattant, on peut le dire en toute vérité, comme un seul homme.

Au premier plan des héros nous distinguons surtout Roland et Olivier. Leur caractère est heureusement nuancé de manière à ce qu'ils se fassent ressortir sans se nuire  : Roland est preux, et Oli- vier est sage. Roland, on le sent, a les prédilections de la poésie; il représente admirablement la vraie valeur française, qui va jusqu'à la témérité, et arrache la sympathie passionnée tout en méritant le blâme. 11 est pieux, dévoué à son souverain et à la France, chef aimé des soldats, ami fidèle, loyal et inaccessible au mensonge  ; il aime avec une chaste profondeur, sans laisser prendre à l'amour trop de place dans son âme. Mais avec toutes ses vertus il est pénétré jusqu'à l'excès du besoin de la gloire et


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de ce sentiment nouveau qu'on appelle l'honneur  ; il porte très-haut la conscience et même l'orgueil de sa valeur individuelle; sa fierté va jusqu'à l'arrogance, son indépendance parfois jusqu'à la hau- teur : ce trait caractéristique persistera dans l'épopée française tout entière. Olivier, dessiné avec moins de netteté, tempère par la prudence et la modération les mêmes qualités que Roland. Entre eux règne l'amitié la plus intime et la plus tendre, trait qui répond à la fois au génie français et à l'idée de cette épopée, qui exigeait l'union entre les héros. Cette amitié d'ailleurs repose sur l'institution germanique, et plus tard romane, du compagnonnage ou fraternité d'armes.

A côté de Roland et d'Olivier se placent, outre un grand nom- bre de guerriers sans physionomie distincte (la faiblesse de la caractéristique est sensible dans l'épopée française), quelques figures moins importantes. Le sage conseiller Naime de Bavière représente la vieillesse concourant dans la mesure de ses forces au grand but commun  ; l'archevêque Turpin concentre en lui la bravoure du guerrier et la sainteté du prêtre  : il rend visible l'unité de l'idée épique et la parfaite fusion de ses deux éléments  ; le vo- leur et sorcier Basin montre la ruse suppléant la force ou s'y ajou- tant, et justifiée par l'emploi qui en est fait.

En discordance avec cet ensemble harmonieux^ les rebelles ou les traîtres offrent surtout trois figures  : Rainfroi, Girard de Fratte et Ganelon. Le premier est un ambitieux criminel, qui ose menacer la vie sacrée de Gharlemagne et est puni par l'intervention divine, les ruses de Basin et la fermeté- de l'empereur. Le second ne nous est connu que très-imparfaitement  : il offre le modèle qui va se développer dans l'âge suivant, mais sous l'influence d'un autre esprit  : l'orgueil indiscipliné, l'obstination et l'inflexibilité de l'in- dividu : quand il cède à l'ascendant de Gharlemagne et se joint aux autres guerriers, il se couvre de gloire et est exalté par la poésie  ; quand il se révolte, elle l'abandonne et finit par le flétrir en lui fai- sant envahir la France à l'aide des Sarrasins dont il a embrassé la loi. Gette idée est encore plus claire dans Ganelon  : tant qu'il est fidèle, il briUe par ses grandes qualités au premier rang des héros; mais, quand il s'est laissé dominer par la jalousie et la vengeance jusqu'à s'écarter de l'union et du but commun, il devient un traî- tre que la poésie maudit, et finit par trouver son châtiment dans un supplice ignominieux.

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Les femmes apparaissent à peine  : leur rôle, quand on les entre- voit, est noble et touchant. Vierges, elles inspirent de belles amours aux héros et leur donnent en échange une si profonde ten- dresse qu'elles meurent dès qu'elles apprennent leur mort  ; fem- mes, ce sont elles qui apaisent les rébellions farouches, qui s'op- posent aux crimes, qui arrêtent les cruautés  ; mères, elles ne vivent que par l'amour de leurs enfants et renoncent au monde si elles les perdent. Elles ont peu de puissance, et on les repousse souvent brutalement  ; mais on les respecte, et nous sentons que l'épopée a devant elle un idéal féminin assez vague, mais pur et élevé.

Les ennemis sont sans variété  ; leur qualité de mécréants les rend tous l'objet d'une haine égale. Ils emploient généralement pour écraser les chrétiens tous les moyens, depuis la force lâche- ment supérieure jusqu'à la plus vile trahison. Quelques-uns ce- pendant montrent des sentiments généreux, de la loyauté, de la noblesse  ; ceux-là finissent généralement par devenir chrétiens.

Le type le plus complet de cette épopée est la Chanson de Ro- land, et c'est aussi ce poëme, ou au moins les chants qui l'ont précédé, d'oîi les idées que je viens de résumer ont passé aux au- tres. Il s'est constitué, tel que nous le possédons, au onzième siècle, dans la société qui allait faire les Croisades, et il répon- dait parfaitement à ses besoins et à son idéal. Son caractère est en parfait rapport avec cette société aux mœurs si particu- lières : ses héros sont des barons, à peine des hommes  ; ils ne quittent pas leur armure, et n'ont guère d'autres rapports que ceux qu'engendrent les institutions féodales. Les sentiments généraux de l'humanité apparaissent à peine; tout est spécial, marqué au coin d'une civilisation transitoire, et même d'une classe déterminée, celle des hommes d'armes. Leur existence bornée à trois ou quatre points de vue restreints, leurs passions simples et intenses, leur incapacité de sortir d'un horizon assez factice, la naïveté de leurs idées, la logique obstinée de leurs con- victions, se peignent à merveille dans le poëme, oià la profondeur des sentiments n'a d'égale que leur étroitesse. La vie manque partout; les lignes sont hautes, droites et sèches; les mouvements sont roides, l'inspiration uniforme. L'idée mère de cette poésie vraiment épique souffle chaque vers et ne laisse rien à la fantaisie du poëte  ; elle remplace la grâce du détail, le charme et la sou- plesse de la variété  ; elle se résume de temps en temps par une


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exclamation enthousiaste, qui la fait comprendre mieux que tous lés commentaires  : «  L'empereur qui nous a laissés ici, dit Ro- lande ses compagnons, en a choisi tels vingt mille qu'il n'y savait pas un lâche. Que chacun avise à frapper de grands coups  ; qu'on ne chante pas de nous de mauvaises chansons, et que nos parents et la douce France n'en aient pas de reproche î Pour son seigneur on doit soufTrir tous les maux, endurer les grands chauds et les rudes froids, perdre du sang et de la chair. Malheur au cœur qui se couarde dans le ventre  ! Je frapperai si bien de Durandal que jusqu'à l'or de la poignée vous en verrez l'acier sanglant. Les Français sont braves  ; ils frapperont hardiment. Les félons païens ont tort, et nous avons raison; je vous le dis^ ils sont tous jugés à mort. Aoi  !  »

Telle est la première classe des épopées françaises  ; la seconde mêle à l'inspiration originaire une idée tout autre. La première est monarchique, la seconde féodale  ; la première est unitaire, la seconde individualiste  ; la première remonte, comme donnée fondamentale, au règne même de Charlemagne  ; la seconde a sa racine dans les époques turbulentes de la fin du neuvième et du dixième siècle. Le type de la première est la Chanson de Roland ^ le type de la seconde est Renaud de Montauban.

L'idée mère de cette seconde formation est la glorification des grands vassaux vis-à-vis du pouvoir royal. Elle trouve dans les poëmes de la première époque à la fois son point d'attache et sa limitation. Elle s'y rattache en ce qu'elle développe de plus en plus, dans sa conception des héros, la donnée déjà si individualiste de Roland, par exemple  : Renaud n'a presque plus de loi que sa nature indomptable  ; son orgueil, sa violence, ses brigandages, sont l'objet des chants et des applaudissements de la poésie, éblouie de la force des grands caractères  ; devant lui elle humilie tout le reste, l'empereur, qui ne maintient son prestige que par son rang, ses compagnons, qu'il domine sans cesse, son père, qu'il menace, et ses ennemis, qui ont été dotés de l'héritage très- accru du traître de la première époque. S'il cède, c'est parce qu'il le veut, et ici se présente la limitation dont j'ai parlé, imposée à la tendance individualiste et par l'épopée précédente et par le génie français. L'unité en effet n'est jamais tout à fait rompue  : dès qu'on pense aux ennemis de la chrétienté, toutes les luttes inté- ■ Heures s'apaisent; l'empereur est toujours le chef des nations


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fidèles contre les païens, les héros rebelles ne nient jamais leur devoir envers lui, et c'est à ce devoir qu'ils obéissent en sacri- fiant à l'idée qu'il représente leur hostilité même victorieuse *. On voit par cette restriction que la féodalité est loin d'être le démem- brement, et la poésie ne l'a pas plus rêvé que l'histoire ne l'a ac- compli. A cette double idée d'unité et d'indépendance, forces opposées dont l'équilibre produit le mouvement de cette seconde épopée, s'en joint une autre, non moins féodale, et qui achève de lui donner sa forme  : c'est l'idée de la geste ou famille féo- dale, et de la solidarité de tous ses membres, solidarité qui s'exprime d'une part par l'hérédité chez eux des qualités ou des vices de leurs ancêtres, d'autre part par les haines réciproques que se transmettent, comme une vendetta sacrée, les lignées en- nemies. Cette idée s'est élevé, à côté de notre épopée carolin- gienne, un monument grandiose (le cycle des Lorrains)^ mais elle a profondément pénétré même les poëmes dont elle n'est pas la seule inspiration. Ainsi se compose cette seconde couche d'épopées, où les idées de la geste et du droit souverain de l'individualisme puissant se combinent avec celles de l'unité chrétienne et de l'au- torité monarchique qui avaient constitué la couche précédente.

Entre ces deux grands systèmes de poëmes se placent naturel- lement une foule d'intermédiaires  ; le second est celui dont l'es- prit plaît le plus généralement, et des récits que leur sujet ratta- che au premier sont bien souvent traités dans l'esprit du second. Les poëmes qui relèvent de l'un et de l'autre perdent d'ailleurs à un certain moment leur sens primitif pour devenir ce que devien- nent tous les poëmes nationaux quand ils survivent à la société qui les a produits  : des récits où on ne cherche plus que la dis- traction, qui n'intéressent plus que par les événements, et font concurrence dans les plaisirs populaires à mille histoires venues d'autre source. Cette transformation s'opère dès la seconde moitié du douzième siècle, et alors aussi la fantaisie intervient dans ces poëmes, qui cessent d'être de la vraie épopée. On imite ceux des anciens qui plaisent encore, on leur invente des commencements et des suites  ; on emprunte aux autres sources de récits des motifs qui aient chance de succès  ; et ainsi, un siècle ou deux encore, le corps de l'épopée se conserve  ; mais ce n'est plus son âme qui

♦ S'ils mettent à leur réconciliation intervient pour les déternainer à se ra- des conditions trop dures, Dieu lui-même doucir. (Ogier-le-Danois.)


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l'anime. Au quinzième siècle, ces poëmes décrépits se rajeunis- sent à la manière d'Éson  : on les coupe en chapitres et on les dé- laye en prose, et ils deviennent ainsi des livres de récréation qui commencent par charmer toute l'Europe, puis sont de plus en plus abandonnés par les hautes classes de la société, livrées à de nouvelles aspirations, et font jusqu'à nos jours les délices delà partie peu cultivée du peuple. Malgré les altérations, les additions sans nombre, leur succès auprès de ce public simple est certaine- ment dû en quelque mesure à certains côtés de leur inspiration primitive  : il est impossible, en lisant les Quatre Fils Aimon, de ne pas sentir à travers la forme détestable toute la grandeur de cet individualisme barbare  ; et le récit du désastre de Roncevaux, quelque faible qu'il soit dans Galien le Rhétore\ soulève certaine- ment, dans les cœurs français, au dix-neuvième siècle, des senti- ments analogues à ceux que la Chanson de Roland exaltait au onzième siècle.

IV. La forme de l'épopée française

Née de chants héroïques, l'épopée fut aussi destinée à être chantée  : elle était généralement accompagnée de la vielle ou violon  ; nous ne possédons pas de renseignements suffisants sur la nature de cette musique; ce n'était probablement qu'une sorte d'indication qui accentuait, surtout à la fin des vers, une mélopée à peine différente de la déclamation. L'épopée a pour forme invariable la laisse ou tirade monotime, suite de vers sur la même rime en nombre indéfini. Lo vers est décasyllabique dans la plupart des anciens poëmes, tan- dis que l'alexandrin domine de beaucoup dans la seconde époque  ; le vers de huit syllabes paraît avoir été quelquefois employé dans les premiers temps. Les chants primitifs avaient sans doute un refrain  ; il était dans la nature de l'épopée de faire disparaître cette forme trop lyrique; on en trouve cependant encore des traces dans les plus anciens poëmes  : les tirades de la Chatison de Roland se terminent par une exclamation qui est un véritable refrain [Aoiî) et un très-ancien fragment nous offre le retour, en manière de refrain, de quatre vers entiers. C'est sans doute aussi le vestige d'un refrain que le vers de sept syllabes à rime fémi- nine qui termine les tirades d'un assez grand nombre de poëmes (surtout dans le cycle de Guillaume au court Nez). La lime, dans les poëmes anciens, se borne à l'assonance  ; dès la fin du douzième siècle, la rime exacte domine.

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Les jongleurs qui chantaient les épopées prenaient avec elles de très-grandes libertés  ; il faut se les représenter comme assez voi- sins des improvisateurs. Aussi la forme des épopées, surtout dans leur premier âge, était-elle nécessairement assez flottante, et celles qui nous on^ été conservées par le hasard dans des manuscrits an- ciens doivent -elles en partie la forme qui nous est parvenue au caprice d'un scribe ou d'un chanteur. Il ne faut cependant pas exagérer  : nous possédons de la Chanson de Roland (sans parler des remaniements) deux manuscrits , l'un du douzième siècle, écrit en Angleterre et déjà assez altéré  ; l'autre, abominablement italianisé, du quatorzième siècle  ; ils n'ont pas le même manuscrit pour original et ne proviennent pas l'un de l'autre  ; ils offrent toutefois un texte généralement semblable. Mais à chaque instant s'introduisent des variantes, surtout aux passages les plus intéressants : ce sont souvent des fragments de rédactions diverses, peut-être de chants héroïques. Je n'en citerai que deux exemples, qui sont décisifs. Quand Ganelon désigne Roland pour commander l'arrière-garde, celui-ci s'en réjouit et le remercie (strophe LX du texte d'Oxford[W 1]); dans la strophe immédiatement suivante, il s'en indigne et injurie Ganelon  : évidemment le même poëte n'a pu prêter à son héros deux sentiments aussi contradictoires sur le même sujet  ; il y avait là-dessus deux versions différentes, toutes deux présentes à la mémoire du rédacteur, qui les a transcrites l'une à la suite de l'autre[5] . Dans les plaintes auxquelles se livre Charlemagne sur la mort de son neveu, il se demande ce qu'il va dire à toutes les nations qui envoient leurs députés auprès de lui et qui s'enquerront de Roland  : dans une tirade (GGXII), il place cette scène qu'il prévoit à Aix-la-Chapelle  ; dans l'autre (GGXI), à Laon. Ces deux versions s'excluent, comme je le montrerai ail- leurs, et accusent deux rédactions d'époques différentes, l'une remontant essentiellement au neuvième siècle et connaissant Aix comme capitale de Gharlemagne, l'autre née sous les derniers Carolingiens dont Laon était la principale cité. Ces variantes mal à propos mêlées ensemble se rencontrent dans plusieurs au- tres poëmes  : mais on en a parfois vu, à tort, dans de simples répétitions, fort en usage dans notre style épique.

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Les poèmes appartenant au premier âge de l'épopée qui conservèrent longtemps leur popularité cessèrent au bout de quelque temps d'être compréhensibles, ou simplement de satisfaire un public devenu plus exigeant sur la versification et l'harmonie, ou enfin d'intéresser assez vivement des auditeurs initiés à d'autres jouissances poétiques. De là les remaniements qu'ils ont généralement subis. Un poëme que nous posséderions dans tout son développement normal devrait nous offrir à peu près quatre formes  : 1» première épopée, née immédiatement des chants héroïques, — le rajeunissement du douzième siècle, — celui de la fin du treizième siècle, — celui du quinzième. Aucun poëme ne nous a légué la série complète de ces transformations  : le Roland est le seul dont nous ayons la première forme, et les rajeunissements qui nous en sont parvenus ne sont pas plus récents que le commencement du treizième siècle. Ogier-le-Danois est complet, sauf la forme première  ; nous en avons une belle rédaction du douzième siècle, puis, au moins en partie, une refonte par un poète célèbre de la fin du treizième siècle, Adenès le Roi, puis un autre remaniement du quatorzième ou quinzième siècle. J'ai dit ailleurs que ces anciens poèmes s'étaient grossis en route d'une foule de commencements et de suites; quanta leur noyau primitif, les faits sont généralement respectés par les remanieurs  ; ils ne changent que le langage et la versification, et, croyant les embellir, les gâtent de plus en plus, jusqu'à ce que les metteurs en prose achèvent l'œuvre  : c'est la cinquième et dernière métamorphose de l'épopée. La forme des poëmes, en ce qui est purement de style et de vers, varie donc suivant l'époque de la rédaction qui est sous nos yeux.

Le style de l'épopée ancienne est roide et sobre comme sa conception. La phrase, comme dans toutes les œuvres primitives, est très-simple  ; la langue ne sait pas faire de périodes, elle range les idées successivement sans pouvoir exprimer leur rapport; les phrases courtes, concises, hachées, se suivent vers par vers; les modes su- bordonnés, comme le subjonctif et le conditionnel, sont rares; les temps simples sont presque les seuls employés; l'imparfait même se trouve à peine. Avec un formulaire si borné, si privé de nuan- ces, la pensée, toute simple qu'elle est elle-même, se trouve parfois gênée. En voici un exemple curieux  : au milieu de la Chansonde Roland (str. GXGI), le poëte veut dire ceci  : «  Sept ans avant ce que je vous raconte présentement, la première année que Charles

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était en Espagne, Marsile effrayé avait envoyé demander secours à Baligant, etc.  » N'ayant pas l'habitude des phrases complexes, ne sachant en outre employer ni l'imparfait ni le plus-que-parfait, il ne le peut  ; il est obligé de reprendre toute son exposition, si bien que des commentateurs, ne comprenant pas ce que venaient faire là ces quelques vers, les ont crus interpolés  : «  Notre empe- reur, dit-il, a été sept ans en Espagne  ; il y prend des villes et des cités  ; le roi Marsile s'en effraye  ; au premier an il fait sceller ses brefs et les envoie à Baligant, lui demandant de venir le se- courir, etc. )) Le même embarras se retrouve dans la suite du récit.

L'inversion est familière au style épique, ou plutôt l'ordre des mots est moins réglementé que plus tard, et le mot important vient de lui-même se placer en tête, ce qui donne aux phrases plus de nerf et de valeur poétique et nous communique la sensation du poëte; un paysage grandiose se peint ainsi en quelques mots: «Hauts sont les monts, et les vallées ténébreuses; les roches sombres, merveilleuses les passes.  » La répétition, comme je l'ai déjà dit, est fréquente, et produit aussi un grand effet. Ce n'est pas un artifice voulu: la grandeur de la situation, la puissance du sentiment subjuguent le poëte, pour ainsi dire  ; il tourne et retourne son idée, et pour arriver à la rendre complètement l'ex- prime de plusieurs manières  ; cela sans doute est naïf, mais d'au- tarit plus frappant  : on sent l'émotion intérieure.

Si ces premiers poëmes manquent d'ornement, ils n'ont rien en revanche de superflu  ; on peut lire trois cents vers de la Chan- son de Roland sans y trouver un mot à retrancher  : pas une che- ville, aucune concession à la rime  : tout est plein, nerveux et solide; le tissu est serré, le métal de bon aloi. Ce n'est ni riche ni gracieux  ; c'est fort comme un bon haubert et pénétrant comme un fer d'épée. 11 n'y a aucune recherche d'harmonie  : pourvu que les vers y soient , peu importe que les mots se heurtent de trop près, que les élisions se pressent, que les consonnes s'accu- mulent. Les vers, sans variété de coupe, sans enjambement, le plus souvent composés d'une phrase entière , avec ses verbes au présent , et son allure tout d'une pièce , que n'assouplissent pas les particules, se suivent, et retentissent pareillement l'un après l'autre comme des barons pesamment armés. Et pourtant cette poésie barbare vous domine  : on sort d'une première lecture étonné, sinon charmé. Quand on y revient , quand on se familiarise avec

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cette forte langue, avec cette versification escarpée, avec ces mœurs et cet idéal, quand on endosse cette lourde armure , on se sent pénétré du génie ardent qui la soulevait. On saisit , dans une intuition vraiment poétique, tout un état moral bien éloigné du nôtre, une humanité moins raffinée , moins cultivée, moins complexe , mais jeune et pleine de vie  ; on subit avec une vraie joie son influence fortifiante. C'est l'air âpre et pur des sommets  : il est rude d'y monter, mais on se sent grandi quand on y est.

Aucun poëme ne peut se placer sous ce rapport à côté de la Chanson de Roland; cependant tous ceux qui sont antérieurs aux contes venus de Bretagne ont encore plusieurs de ces ca- ractères. Mais ils y sont déjà moins complets, moins originaux; on sent que la forme vient des poëmes précédents et non plus tout-à-fait de l'âme des chanteurs. Les phrases toutes faites com- mencent à abonder  ; les chevilles envahissent peu à peu la fin des vers  ; la diction est souvent languissante, l'expression banale. Les défectuosités de l'époque précédente , à peine diminuées , ne sont plus compensées par autant de grandeur; les formes poé- tiques tournent déjà au procédé. Plus tard, le talent des auteurs marque entre les poëmes de sensibles différences. Dans ceux qui suivent tout bonnement le courant de la décadence épique, sans accuser l'intervention d'une personnalité poétique, les défauts de la seconde époque deviennent de plus en plus graves  ; à la fin, ils aboutissent à quelque chose d'à peu près informe  : on a alors des poëmes oîi presque tous les seconds hémistiches des vers sont inutiles  ; on peut ne lire que les premières moitiés sans dommage pour le sens  : c'est là qu'a conduit l'emploi de la tirade monorime, qui, fonctionnant pendant deux ou trois siècles, a naturellement produit pour chaque rime un certain nombre de formules au-esi commodes qu'insignifiantes. La langue poétique s'est figée dans un verbiage monotone; les épithètes parasites rongent le peu de sève qui reste  : nous avons le triste spectacle de la décom- position avant la mort  ; encore un pas, et les romans en prose recueillent les restes de l'épopée. Dans le douzième et le treizième siècle, quelques hommes , tout en suivant en somme le courant général, introduisent, soit dans le style, soit dans la versification, certaines qualités personnelles qui méritent d'être remarquées, mais qui ne peuvent rien pour arrêter la décadence de l'épopée. L'épopée n'est pas une œuvre de l'art; c'est un produit presque naturel, qui a sa loi de croissance, de développement et aussi de dépérissement.

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III. L'épopée française à l'étranger

L'épopée française fut transportée de bonne heure à l'étranger  : dès le douzième siècle, elle était populaire dans une grande partie de l'Europe. Les peuples slaves, étrangers à tout le cercle d'idées et de faits oiî elle se meut, ne l'ont point admise  : les nations ger- maniques et romanes l'ont au contraire adoptée. Chez les pre- miers, elle fut surtout une implantation plus ou moins artificielle due à des poètes lettrés  ; chez les secondes, elle eut une nouvelle vie populaire  ; les jongleurs existaient là comme en France, et entre leurs mains l'épopée se pliait au génie de chaque peuple.

Par l'idée qui a présidé à sa formation, l'épopée française était européenne  : elle développait chez tous les peuples le sentiment de leur unité et de leur solidarité en tant que chrétiens, en face des sectateurs de Mahomet. Les croisades, oti la France joua réel- lement le rôle que sa poésie revendiquait pour elle, contribuèrent singulièrement à répandre celle-ci, et par l'intérêt qu'elle emprun- tait aux circonstances , et par le contact plus intime des peuples  ; elle se trouva être la plus haute expression de leurs aspirations communes. D'ailleurs les faits qui lui servaient de base étaient aussi jusqu'à un certain point communs aux diverses nations qui avaient concouru à former l'empire de Charlemagne; et le souve- nir même de ce grand homme était resté chez elles comme le symbole d'un passé glorieux. Enfin l'épopée française était née avec la civilisation nouvelle  ; elle en reproduisait l'esprit, elle en révélait l'idéal, et cette civilisation était celle de l'Europe féodale tout entière.

En Allemagne, la figure plus qu'à moitié germanique de Charle- magne n'avait pas cessé d'être populaire  ; mais elle n'y était pas devenue le centre d'une épopée. Quand elle se présenta de nou- veau, transformée par la poésie française, on l'accepta surtout dans sa signification religieuse, et on en fit l'emblème de l'unité chrétienne, en enlevant à notre épopée, sans le vouloir, son carac- tère national. Les poètes qui traduisirent la Chanson de Roland et quelques autres ne parvinrent pas à leur donner une forte vie

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populaire  : le peuple avait son épopée à lui qui suffisait à ses be- soins et à son imagination. Plus tard, quand on ne demanda plus aux récits épiques qu'un passe-temps, quelques romans français de la seconde époque, passés en allemand par l'intermédiaire du hollandais, eurent dans le peuple un succès qu'ils ont conservé jusqu'à nos jours.

Les imitations des Néerlandais sont marquées, dès leur début, de ce caractère de simples récits d'agrément. Les traducteurs de nos poëmes furent dans les Pays-Bas extrêmement nombreux; mais presque toujours ils les délayèrent et leur enlevèrent leur énergie et leur sens épique. Leurs ouvrages, tombés de bonne heure en discrédit devant les dédains de la poésie lettrée et bour- geoise qui naquit en Hollande dès le treizième siècle, reprirent sous la forme de romans en prose, aux seizième et dix-septième siècles, une immense popularité, qui résista à toutes les prohibi- tions ecclésiastiques, et s'est maintenue pour quelques-uns.

Restée étrangère au mouvement d'idées des autres pays de l'Europe, chrétienne longtemps après Charlemagne, la Scandi- navie admira dans notre épopée un idéal qu'elle n'avait pu con- cevoir. On y propagea nos poëmes pour combattre l'attachement du peuple à sa vieille poésie païenne, et en effet des livres encore très -lus dans ce pays et appartenant au cycle de Charlemagne remontent, dans leur première rédaction, au commencement du treizième siècle. Les traductions Scandinaves offrent cette parti- cularité, qu'elles sont généralement en prose; ce fait montre déjà qu'elles doivent leur origine à des lettrés et qu'elles n'ont pas pénétré dans le peuple par la voie de ses chantres ordinaires. Elles méritent par-dessus toutes les autres la louange de la naïveté et d'une fidélité très-grande. On peut croire, d'après quelques in- dices, que l'imagination des Scandinaves s'exerça plus tard sur ces premières données et ajouta différents récits à ceux qui étaient venus de France; mais les documents sur ce point sont encore extrêmement incomplets.

L'Angleterre ne figure ici que pour mémoire  : tout ce qu'elle a produit dans cette branche de poésie est fort médiocre, et se ré- duit d'ailleurs à peu de chose. Elle donnait plus d'attention au cycle d'Arthur, développement de légendes nées probablement sur son sol. Il est à remarquer que le pays de Galles, patrie de ces légendes, n'est pas resté tout-à-fait étranger aux nôtres  : il existe


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diverses traductions celtiques de nos poëmes  ; malheureusement on ne connaît d'elles, jusqu'à présent, que leur existence.

L'Espagne, étroitement intéressée à la principale matière de notre épopée, la connut et l'adopta de très-bonne heure. Ses juglares chantaient nos chansons de gestes, surtout celles qui se rattachaient à la guerre de Roncevaux. Insensiblement ils firent intervenir dans l'action des Espagnols; puis ils leur donnèrent le plus beau rôle, et finirent, sacrifiant à leur patriotisme l'idée reli- gieuse et unitaire de ces poëmes, par faire de Bernard de Garpio l'ennemi et le vainqueur de Roland. A côté de cette transforma- tion curieuse, les récits français se maintenaient  : les deux séries de poëmes ont laissé de nombreuses traces dans les Romanceros les plus anciens. La forme des romances, postérieure à celle des cantares de gesta, n'en diffère pas plus que ces petits récits courts et tronqués ne diffèrent de nos longues narrations  ; on y retrouve souvent cependant les noms et les aventures des chansons primi- tives. Grâce aux romances et aussi à quelques livres en prose d'une origine postérieure, le peuple a conservé l'amour de ces vieilles légendes  : la haine et le contact perpétuel des musulmans leur donnait en Espagne un sens toujours clair et nouveau; aussi, à côté des bouffées de l'orgueil national, l'idée de la grande guerre, conduite par Charlemagne, des chrétiens contrôles infidèles, s'est- elle conservée là mieux que partout ailleurs.

En Italie, Charlemagne, le vainqueur des Lombards, l'empe- reur d'Occident couronné à Rome, avait laissé de profonds sou- venirs ; l'absence de génie épique empêcha qu'ils ne se traduisis- sent en chants nationaux  ; mais de très-bonne heure l'épopée française fut accueillie et répétée par les jongleurs. Ils la chantè- rent d'abord en français, ou plutôt dans une sorte de langue mixte que le voisinage des deux idiomes rendait sans doute intelligible même au peuple  : c'est le nord de l'Italie oii se forma particuUère- ment cette singulière poésie populaire. Elle prit bientôt la couleur du pays, et, tout en conservant l'idée mère de l'épopée française, en développa plus spécialement certains aspects, y introduisit un élément romanesque et y mêla des inventions toutes personnelles. Au bout de quelque temps ces poëmes franco-italiens se trans- formèrent en romans en prose italienne, et de ces romans naquit à son tour, principalement en Toscane, une poésie épique qui, d'abord assez fidèle à ses originaux, fit à l'arbitraire et même à

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l'ironie une part de plus en plus grande, et aboutit au Roland furieux, où il reste bien quelque chose, au fond, de l'inspiration chrétienne et nationale, mais qui, en somme, n'est et ne prétend être qu'une œuvre d'art et un livre de récréation poétique. A côté de cela, les romans en prose persistent à charmer le peuple, et la compilation de plusieurs d'entre eux, sous le nom de Royaux de France, jouit encore aujourd'hui d'une vogue qu'attestent des édi- tions sans nombre.

Ces indications rapides seront plus tard éclairées et poursuivies dans le détail  : il suffisait de faire ici pressentir la marche géné- rale et les principales phases de l'histoire de notre épopée. On peut déjà reconnaître combien son développement est normal et logiquement déterminé par les circonstances oti il se produit.

IV. Objet et limites de ce travail

Le sujet de ce livre n'est pas l'épopée française  : j'ai voulu faire beaucoup moins et un peu plus.

Comprendre dans un seul travail l'ensemble de tout ce qu'elle a produit, examiner successivement tous ses poëmes à tous les points de vue qui sollicitent l'attention, établir leur rapport, re- chercher leurs formes diverses, indiquerleurs sources, apprécier leur valeur, c'est une entreprise devant laquelle il est permis, au moins présentement, de reculer. Nous devons nous borner, dans l'état actuel de la science, à saisir dans cet immense sujet quelque point saillant qui nous permette d'en embrasser systématique- ment une partie plus ou moins vaste; nous devons surtout cher- cher à planter les jalons que suivra la recherche future. Il m'a semblé que Charlemagne, placé au centre même de l'épopée, m'offrait précisément à la fois l'avantage d'un sujet restreint et la facilité d'une étude méthodique; j'ai donc rattaché tout mon travail à sa personnalité poétique.

Mais Charlemagne n'a pas été seulement le centre de notre poésie épique  ; il a été l'objet, en dehors de cette poésie, d'un grand nombre de récits que ne peut accepter l'histoire et que re- vendique la légende. L'examen de ces récits, leur comparaison avec ceux de l'épopée, m'ouvrait un nouveau champ d'études, qui

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ne niô semblait pas moins fécond. L'histoire fabuleuse d'un grand homme tient sa place à côté de son 'histoire réelle  : si celle-ci exprime le rapport de son génie avec les faits, celle-là nous donne le rapport de ce génie avec les idées de son temps et des temps suivants* En me plaçant à ce point de vue, je ne pouvais me res- treindre à l'épopée française et à ses imitations chez les divers peuples  : tout récit légendaire sur Gharlemagne me devenait in- téressant.

Dans le labyrinthe de ces mille histoires qui se croisent, un fil peut guider le lecteur comme il m'a guidé moi-même. Ce fil est la distinction sévère de ce qui est spontané et de ce qui est voulu, c'est-à-dire ici de la poésie populaire et de la poésie artistique. La seconde offre un intérêt toujours nouveau au jugement critique et à l'histoire des lettres proprement dite; elle n'en avait qu'un très-secondaire pour moi, parce que mon travail était scientifique beaucoup plutôt que littéraire. C'est une étude de cristallisation, pour ainsi dire  : étant donnés certains faits et certaines idées, connaissant les lois générales de l'imagination populaire et le milieu où elles agissaient, il fallait chercher ce qui s'était produit et ramener à une formation normale les irrégularités apparentes des phénomènes. Dans un pareil travail, l'épopée française devait tenir la première place  ; elle seule me présentait un développe- ment complet en soi et des phases régulièrement observables. C'est donc à nos chansons de gestes que je me suis surtout adressé, et c'est pourquoi j'ai cru devoir donner ici en quelques pages leur caractère général, et marquer les principaux traits .de leur développement historique. Je n'entreprendrai point de dé- montrer leur valeur esthétique  : les beautés de la poésie ne s'ensei- gnent pas, elles se sentent. Je puis dire seulement, pour ce qui est de moi, qu'elles m'ont.procuré plus d'une fois, à ce point de vue, de véritables jouissances  ; mais je n'ose promettre à tout le monde des impressions semblables. Pour les éprouver, il faut être fami- lier avec la forme et le génie de cette vieille poésie  ; il faut se mettre dans les dispositions de ceux pour qui elle a été faite, sa- voir se redonner, pour un instant, l'esprit naïf, le cœur simple, l'activité belliqueuse et la crédule ignorance des temps qui ne sont plus. Il y a un mot de Bacon qui mérite d'être médité  : «  La science, dit-il, est semblable au royaume des cieux; il faut pour l'obtenir se rendre pareil aux petits énfanls.  » lien est de même,

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je le crois, de la poésie, et surtout de la poésie primitive; et combien en auront la faculté et le vouloir?

N'envisageons donc ces vieilles chansons, œuvres du génie de nos pères, qu'au point de vue historique  : elles nous offriront as- sez de quoi travailller et apprendre. C'est pour la France un sujet de légitime fierté de pouvoir montrer une épopée véritable , cette production rare et magnifique dont ne peuvent s'enorgueillir que les nations d'élite  : plus on étudiera l'histoire de l'humanité dans son véritable esprit, plus ce fait prendra d'importance, et plus son souvenir tiendra de place dans notre conscience nationale. Nous devons donc lui consacrer une attention particulière, et acquitter envers* nos aïeux, par nos travaux, la dette que nous impose l'héritage de leur renommée. Mais ces travaux ne seront féconds qu'à condition d'être dirigés par une méthode vraiment scientifique, de joindre à l'impartialité des vues la recherche mi- nutieuse et la critique sévère des faits. Si cette étude pouvait contribuer en quelque mesure à éveiller, dans des esprits stu- dieux , l'amour de semblables recherches , content d'en avoir excité d'autres à faire mieux, je me consolerais de ma propre in- suffisance, et je ne croirais pas avoir travaillé inutilement.

G. P.



Notes originales

  1. C'est à tort qu'on a parlé d'épopées égyptiennes, juives, arabes, finnoises, américaines; ce nom ne convient pas aux monuments qu'on a ainsi désignés.
  2. M. Lemcke , dans son Étude sur les ballades traditionnelles de l’Écosse {Jahrbuch fur romanische Literatur, tome IV), excellent travail, où la science de l'histoire littéraire, appliquée à la poésie populaire, est résumée avec clarté et profondeur.
  3. les récits poétiques contemporains auxquels donnèrent lieu les Croisades, tels que ceux de Bechada et de Richard le Pèlerin, sont bien différents de ces vieux chants; ce sont de véritables compositions historiques parfaitement conscientes, qui n'ont pris de la poésie que sa forme.
  4. Tels sont le cycle des Lorrains et celui de Guillaume au court Nez, rattachés l'un à Pépin, l'autre à Louis le Débonnaire, tous deux étrangers peut-étre, dans leur origine, au vrai berceau de l'épopée française, tous deux d'ailleurs ramenés à Charlemagne, soit dans des branches préparatoires ou des continuations, soit dans d'importantes variantes.
  5. Aussi le manuscrit de Venise ne les remaniements n'offrent pas non plus connaît-il pas cette strophe LXII, dont de trace.

Notes additionnelles


Notes de la rédaction Wicri

  1. Dans la numérotation Wicri (et celle de Léon Gautier) il s'agit de la laisse LIX. Le lien est correct.