Rendez-vous de 14-18 Rouen (2014) Percheron

De Wicri Musique

« Claude Debussy, musicien français » :

les années de guerre d’un compositeur


 
 

Titre
« Claude Debussy, musicien français » : les années de guerre d’un compositeur
Auteur
Bénédicte Percheron
Affiliation
GRHis - Groupe de Recherche d'Histoire, Université de Rouen
In
Actes du colloque Les Rendez-vous de 14-18, Feb 2014, Rouen, France.
Dates
  • création : février 2014
  • mise en lecture 9 décembre 2018
En ligne
HAL-SHS : https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-01403762

Résumé

« Avec ou sans patriotisme, la guerre c'est du désordre accumulé. J'ai horreur du désordre, donc : je n'aime pas la guerre. […] » [1]. C'est par cette réflexion adressée à André Caplet que Debussy dévoile ses sentiments sur les douloureux événements qui secouent l'Europe au milieu de l'année 1914. Patriote, il l'est pourtant dès les premiers jours de la guerre dans ses propos, mais aussi dans sa composition. Quant au désordre, cette irruption de l'imprévu dans son quotidien, il en subit les lourdes conséquences à plusieurs titres : la guerre le pousse hors de chez lui, bouleverse sa vie sociale et musicale, lui arrache des êtres chers, etc. Plusieurs soucis de santé provoquent dès cette période un ralentissement de sa production artistique, jusqu'à ce qu'un désordre plus intime et plus handicapant, un cancer, finisse par l'emporter en 1918.

Sur le plan artistique européen, l'avènement de la Première Guerre mondiale réveille et affirme des antagonismes culturels préexistants. Les oppositions entre écoles nationales musicales ne sont cependant pas spécifiques au XXe} siècle ; les célèbres querelles du XVIII e siècle avaient déjà souligné une volonté de « nationaliser » des esthétiques musicales [2]. Dès le début du conflit, des deux côtés du Rhin, la culture de l'ennemi est dévaluée et rejetée. Pourtant dans le domaine musical, la musique allemande, notamment l'écriture wagnérienne, a fortement imprégné la composition française du XIXe siècle. La musique française de la Belle Époque s'est bien souvent inscrite dans une démarche post-wagnérienne, soit par filiation, soit par rejet. Claude Debussy a eu la particularité de se positionner tour à tour dans ces deux perspectives [3]. Au début du siècle, il se détache de la composition allemande pour s'aventurer dans d'autres esthétiques, en empruntant, entre autres, à des harmonies extra-européennes [4]. Avec l'avènement de la guerre, Debussy s'adonne à un fervent nationalisme qui se traduit aussi bien par des propos perceptibles dans sa correspondance, que par des compositions musicales. Mais en quoi cette forme de nationalisme contribue-t-elle à redéfinir son écriture ? Cette conférence s'articule en trois temps : elle revient tout d'abord sur la première année de guerre de Debussy, année au cours de laquelle le compositeur se positionne face au conflit, puis elle s'intéresse à la nature du nationalisme debussyste, avant de se porter sur les oeuvres de circonstances produites durant cette période.


Texte de l'article

CLAUDE DEBUSSY (1914 – 1915)

Avant la mobilisation générale du 1er août 1914, Debussy souffre de problèmes de santé qui l’empêchent pendant trois mois de travailler. Il s’est blessé un doigt dans une porte de train, souffre d’un zona[5] et commence à ressentir les manifestations d’un cancer du rectum[6]. Il prend ainsi du retard dans ses commandes musicales et accumule les dettes. Dès l’annonce de la guerre, Debussy éprouve une forte anxiété face à l’actualité[7]. Le 3 août, à son éditeur, Jacques Durand, il précise son état d’esprit et évoque les « jours d’affolement »[8] qui le plongent dans une profonde angoisse. Debussy, âgé de 52 ans, ne risque pourtant pas la mobilisation générale, l’âge limite des réservistes étant fixé à 48 ans. Il regrette cependant de ne pouvoir participer physiquement à la défense du pays et arrive presque « à envier Satie qui va s’occuper sérieusement de défendre Paris en qualité de caporal »[9]. Mais il avoue à J. Durand son « manque de sang-froid »[10] et d’ « esprit militaire »[11] . Son inquiétude se porte principalement sur le gendre de son épouse, Raoul Bardac, et sur le mari de Dolly, la sœur de ce même Raoul Bardac, tous deux mobilisés[12] .

Fin août, devant la poussée des Allemands, le gouvernement quitte Paris pour Bordeaux. Les Parisiens s’inquiètent et beaucoup prennent le chemin de l’exil. C’est le cas de la famille Debussy qui obtient un sauf-conduit pour Angers le 4 septembre[13]. Le voyage en train est pénible, mais durant les heures que Debussy passe confiné dans un wagon, il « couvre le document fourni par les chemins de fer »[14] d’annotations musicales qui préfigurent ses Etudes pour les notes répétées, éditées en juin 1916 au sein de ses Douze Etudes pour piano[15]. Le séjour à Angers dure un mois pendant lequel Debussy lit la presse et regrette la capitale[16]. Rentré à Paris au début de l’automne, il accepte de réviser les œuvres de Chopin pour les éditions Durand[17]. Ce travail lui plaît, car il lui permet de retravailler dans un contexte qui le perturbe significativement et avec une santé déjà très détériorée. Le compositeur n’arrive pas à créer sereinement alors que la guerre a déjà provoqué de nombreux décès. Il se refuse de même à rire et abandonne la composition de son œuvre initialement intitulée Le Palais du Silence. Il explique ainsi à Jacques Durand qu’il ne souhaite pas que l’on joue cette musique « avant que le sort de la France ne soit décidé, car elle ne peut ni rire, ni pleurer, pendant que tant des nôtres se font casser héroïquement la figure ! »[18]

En décembre, il daigne enfin se remettre à la composition, mais uniquement pour se livrer à une sorte d’effort de guerre : l’écriture d’une Berceuse héroïque « pour rendre hommage à S.M. le roi Albert 1er de Belgique et à ses soldats » (figure 1). L’œuvre existe tout d’abord pour piano, puis pour orchestre, en décembre 1914. Debussy s’est en quelque sorte résigné à écrire cette œuvre sur la demande du Daily Telegraph. Le journal anglais s’était en effet attelé, sur l’initiative du romancier britannique Hall Caine, à publier un ouvrage en trois langues (anglais, français et néerlandais), regroupant des contributions de personnalités artistiques, politiques et philosophiques visant à rendre hommage au roi des Belges, Albert Ier, et à ses soldats, pour leur comportement héroïque pendant les premiers jours du conflit[19]. Debussy n’a, malgré tout, pas composé une œuvre guerrière. Bien au contraire, c’est une œuvre sombre et inquiète. Les appels de trompette évoquent les combats et introduisent sa seule concession au patriotisme, une citation de l’hymne national belge, La Branbançonne. Mais le compositeur a avoué avoir eu des difficultés à écrire cette pièce, car, selon lui, « la Brabançonne ne verse aucun héroïsme dans le cœur de ceux qui n’ont pas été élevés «avec » »[20].

Figure 1 : DEBUSSY, Claude, Berceuse héroïque, pour rendre hommage à S. M. le roi Albert 1er de Belgique et à ses soldats. Piano à 2 mains, Paris, Durand, 1915, p. 1 sur 4. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Dès cette période, Debussy s’attriste de voir la montée d’une certaine forme d’utilitarisme musical. La lecture de sa correspondance montre qu’il souffre particulièrement de dépression au tournant de l’année 1914 -1915. Les événements, cumulés à la mort de sa mère, Victorine, décédée en mars 1915, lui font oublier la musique, voir la rejeter. En décembre, il confie à son ami, Tony Guéritte, les conséquences de la guerre sur sa vie. Il évoque ainsi une incapacité à travailler et précise : « pour la musique, j’avoue avoir été des mois à ne plus savoir ce que c’était ; le son familier du piano m’était devenu odieux […] »[21].

Quelques jours après la mort de sa mère, la famille Debussy est cette fois-ci confrontée au décès de la mère d’Emma, la seconde épouse du compositeur[22]. Il reprend des activités musicales officiellement dès le mois d’avril. Malgré son dédain pour la musique allemande, en avril 1915, il accepte de réviser des œuvres de Jean-Sébastien Bach pour les éditions Durand[23]. Bien qu’Allemand, le compositeur trouve encore grâce aux yeux de Debussy. Toutefois, lors de l’achèvement des sonates pour violon et piano, en avril 1917, il précise à Durand que ce travail pour lui a été « décevant », voire ennuyeux. Il a ainsi révisé « quelques centaines de pages où il faut se promener entre haie de mesures sans joie, qui défilent sans pitié, avec toujours le même petit coquin de « sujet » et de « contre-sujet » »[24]. Bien que Bach soit reconnu comme un maître universel de la musique, Debussy n’arrive pas à contenir son nationalisme et son rejet de la culture allemande. Dès le mois d’août 1914, sa correspondance est marquée par ce nationalisme, qui jalonne non seulement la pensée et les actes du compositeur, mais aussi son travail.

C’est pourquoi il nous faut désormais étudier le discours nationaliste debussyste, qui accentue les différences entre la musique allemande et la musique française, puis nous nous attacherons aux compositions musicales qui illustrent ce phénomène.

Claude Debussy et le nationalisme

Dès le mois d’août 1914, Debussy exprime dans une lettre adressée à Inghelbrecht une forme de dédain pour la musique contemporaine allemande. Il clôture ainsi son courrier par un post-scriptum hautement acerbe :

P.S. En 70, ils avaient Richard Wagner.
En 1914, ils n’ont plus que Richard Strauss.[25]

Dans ce court message, toute l’ambiguïté des rapports que Debussy a pu entretenir avec l’œuvre de Wagner est résumée. Il n’arrive ainsi pas à mépriser l’œuvre de ce compositeur. Dans une autre lettre, adressée à Coronio en septembre 1914, il minimise toutefois le travail de Wagner, qui finalement, selon lui, aurait pu être produit par un musicien de n’importe quelle nationalité. La généalogie des compositeurs est ainsi passée en revue. Il déclare par ailleurs :

Je crois que nous paierons cher le droit de ne pas aimer l’art de Richard Strauss et de Schönberg. Pour Beethoven, on vient de découvrir très heureusement qu’il était flamand ! Quant à Wagner on va exagérer ! Il conservera la gloire d’avoir ramassé dans une formule des siècles de musique. C’est bien quelque chose et, un Allemand pouvait le tenter. Notre tort fut d’essayer pendant trop longtemps de marcher dans son chemin… Par ailleurs, notre génération ne pourra guère modifier son goût, pas plus que ses formes ! Ce qui peut être curieux et contenir quelques surprises, c’est ce que fera, ce que pensera la génération qui a fait la guerre – qui a « marché » pour tout dire ? L’art français a une revanche à prendre, tout aussi sérieuse que l’autre ![26]

La question de suivre la voie de Wagner s’est posée pour Debussy presque trente ans avant le début de la guerre. Il a été en effet un fervent wagnérien dans les années 1880, ce qui le conduit, en 1888, une première fois à Bayreuth. Il est alors totalement conquis par le concept d’art total et la composition wagnérienne[27]. Il écrit ainsi plusieurs pièces où les longues mélodies et l’harmonie chromatique rappellent le compositeur allemand. Toutefois, au tournant du siècle, il se détache de son modèle, car il critique le wagnérisme, considéré comme une entrave à la création. Il déclare aussi « après quelques années de pèlerinages passionnés à Bayreuth, je commençais à douter de la formule wagnérienne ; ou plutôt il me semblait qu’elle ne pouvait servir que le cas particulier du génie de Wagner. Il fallait donc chercher après Wagner et non pas d’après Wagner »[28]. Debussy s’oriente ainsi à partir de cette époque vers des recherches musicales qui le mènent à se détacher de la musique tonale pour expérimenter la composition modale. Les musiques orientales et la musique médiévale offrent alors des pistes pour innover. Le détachement de la composition wagnérienne est cependant difficile et douloureux. Pour l’écriture de son opéra Pelléas et Mélisande, joué pour la première fois en 1902, il dit avoir peiné à se libérer de son modèle germanique, ce qui n’est plus le cas au moment du déclenchement de la guerre. Il peut ainsi se permettre d’accuser les wagnériens français, comme Edouard Lalo ou encore Vincent d’Indy, « d’avoir fait aimer l’ennemi »[29].

Au début de la guerre, il sombre dans un anti-germanisme violent qui se traduit par des paroles haineuses. En août il énonce :

Depuis que l’on a nettoyé Paris de tous ses métèques, soit en les fusillant, soit en les expulsant, c’est immédiatement devenu un endroit charmant. Et l’on [n’] y rencontre vraiment plus que le minium de mufles ! […][30].

Debussy exagère les faits, car il n’y a pas eu d’exécution à cette période[31], mais sa haine de l’ennemi se traduit bien souvent par des envies de meurtre, d’autant plus que celles-ci ne peuvent être qu’inassouvies puisqu’il ne peut participer physiquement à la guerre. À un ami, il confie : « le fait brutal de descendre un boche doit contenir une sorte d’apaisement ? Ils sont si bêtement malfaisants »[32]. Fait également révélateur, à aucun moment dans sa correspondance, il n’utilise le mot Allemand, mais emploie le terme de métèque ou encore le pronom personnel à la troisième personne du pluriel : ils. Il pousse son rejet de l’ennemi jusqu’à préciser à son éditeur, alors que son accordeur est en train de réaccorder son piano, un Bechstein, qu’il « est en train justement de remettre mon piano « boche » en état de sonner « à la française ! » »[33]. En mars 1915, il fait publier un article dans L’Intransigeant intitulé « Enfin, seuls » ! En quelques lignes, il résume sa pensée des années de guerre. Il déclare ainsi : « depuis Rameau, nous n’avons plus de tradition nettement française… Nous avons adopté les procédés d’écriture les plus contraires à notre esprit… et nous étions à la veille de signer des naturalisations bien plus suspectes encore lorsque le canon demanda brusquement la parole ! »[34].

Bien que la musique ne semble uniquement exister que pour servir des fins patriotiques, il participe à des œuvres de bienfaisance, notamment le 24 avril 1915, à un concert pour « Le vêtement du blessé » avec Ninon Vallin et Edmond Clément qui chantent un duo extrait de Carmen[35]. Il pense à cette époque pouvoir donner une nouvelle représentation ou simplement des extraits de Pelléas et Mélisande, mais le projet est rapidement abandonné[36].

Composition et nationalisme

Au début du mois de juillet 1915, Debussy quitte Paris et part en villégiature sur la côte normande, à Pourville (figure 2), où il séjourne dans une villa prêtée par un ami[37]. Il peut enfin se remettre à l’écriture musicale. Il y débute la composition d’En blanc et Noir, une pièce pour deux pianos en trois mouvements, qu’il achève le 20 juillet. La première audition a lieu en janvier 1916 chez la princesse de Polignac[38]. Le second mouvement est dédicacé à Jacques Charlot, le neveu de l’éditeur Durand, décédé sur le front le 3 mars 1915[39]. Une fanfare évoque le lieutenant mort sur le champ de bataille. Pour symboliser l’Allemagne, Debussy place un choral luthérien, Ein’ feste Burg !, qui finit cependant pas être supplanté par une mélodie à la française, simple et claire[40]. À la sortie de la pièce En Blanc et Noir, les critiques viennent aussi du côté des Français, notamment de C. Saint-Saëns, qui y voit le pendant musical du cubisme, dont les peintres sont, selon lui, capables d’atrocité[41]. Il n’y a ainsi pas d’union sacrée musicale. Les divisions existantes avant-guerre se poursuivent.

Cet été s’avère prolifique pour le compositeur, qui pourtant avait annoncé en septembre 1914 : « jamais à aucune époque, l’art et la guerre n’ont pu faire bon ménage, il faut en prendre son parti, sans même avoir le droit de le déplorer ! […] »[42]. À partir du 23 juillet, il travaille à la composition des Études pour piano, qu’il dédicace, non pas à la mémoire d’un Français, mais d’un demi-Français, Frédéric Chopin[43]. Il en achève la composition à la fin du mois de septembre et elles sont données pour la première fois à New York en novembre, puis à Paris en décembre 1916 par Walter Rummel dans le salon de la Comtesse Orlawska pour l’œuvre appelée « l’Aide affectueuse aux musiciens »[44].

Avec les Trois Sonates, écrites entre 1915 et 1917, Debussy propose des compositions dans le style qu’il qualifie de « français ». Son dessein initial était d’écrire six sonates, à la manière des concerts de Rameau, mais il n’aura pas le temps d’achever son projet. Il souhaite en outre signer ce cycle du nom de « Claude Debussy : musicien français »[45]. Il écrit très rapidement la première sonate pour violoncelle et piano, puisqu’il la compose en juillet et août 1915, et la présente à son éditeur comme un hommage «à cette jeunesse de France fauchée stupidement par ces marchands de Kultur »[46]. L’ambition de Debussy est de composer une sonate, non pas dans la définition courante du XIXe siècle, mais dans une définition antérieure à 1750, beaucoup plus libre. Il souhaite de même intituler cette pièce « Pierrot fâché par la lune ». Faut-il y voir une évocation du Pierrot de la Commedia dell’arte ou une critique de Schönberg et de son Pierrot lunaire, paru en 1912 ? [47]

Figure 2  : Claude Debussy à Pourville en 1904. Photographie : 17 x 22 cm, IconMUS2. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

En septembre et octobre 1915, il compose une nouvelle sonate, cette fois-ci pour flûte, harpe et alto[48]. Remarquablement aboutie, elle joue sur les contrastes et les textures sonores. Bien que Debussy l’inscrive dans une tradition française, elle est surtout moderne du point de vue de la forme et des harmonies.

En décembre 1915, il écrit une courte œuvre pour piano, Elégie, et son chant intitulé le Noël des enfants qui n’ont plus de maison (figure 3). L’œuvre remporte un franc succès et est jouée plusieurs fois pendant la guerre, mais Debussy a conscience qu’elle peut paraître racoleuse. A Paul Dukas, il confie :

Vous voyez ça d’ici : la maman est morte, Papa est à la guerre ; nous n’avons plus de petits sabots ; nous aimons mieux du pain que des joujoux ; et pour conclure : « La victoire aux enfants de France ». Ça n’est pas plus malin que ça ! Seulement, ça entre tout droit dans le cœur des citadins[49].


Figure 3 : DEBUSSY, Claude, Noël des enfants qui n'ont plus de maisons, décembre 1915, manuscrit autographe, 5 p. ; 35 x 27 cm. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

À la fin de l’année 1915, il est officiellement diagnostiqué comme souffrant d’un cancer du rectum. Il doit alors subir une intervention chirurgicale qui le force à s’aliter pendant de longues semaines[50]. Son activité artistique est ainsi conséquemment réduite au cours de l’année 1916. Il est en plus attaqué judiciairement par son ancienne épouse, Lilly Texier, qui lui réclame la pension qu’il ne verse plus depuis 6 ans[51]. En septembre et octobre 1916, la famille Debussy se rend en villégiature, au Moulleau, près d’Arcachon[52]. Ce séjour lui est bénéfique et, à son retour, il décide d’orchestrer le Noël des enfants qui n’ont plus de maison. Il s’est aussi à cette période lancé dans la composition de sa troisième sonate, prévue pour violon et piano, mais, sa composition étant difficile, il ne l’achève qu’en avril 1917. L’œuvre est jouée pour la première fois à la salle Gaveau le 5 mai par le violoniste Gaston Poulet et lui-même au piano pour le Foyer du soldat aveugle[53].

Après cette dernière œuvre qui connaît toujours un franc succès chez les musiciens, il n’écrit que deux petits opus : une courte pièce pour piano, en février-mars 1917, Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon[54] sur un texte de Baudelaire et une composition vocale, Ode à la France, sur un texte de Louis Laloy, qui reste inachevée[55]. Il donne ses deux derniers concerts à Biarritz en septembre 1917[56]. Il est par la suite trop affaibli pour continuer son activité artistique et décède le 25 mars 1918. Enterré tout d’abord dans un caveau provisoire du Père Lachaise[57], il est ensuite déplacé au cimetière de Passy[58]. Au revers de sa stèle funéraire figure l’épitaphe : « Claude Debussy, musicien français ». En 1932, la mention revient à nouveau sur le monument érigé en son honneur au cœur même du square parisien portant son nom (figure 4).


Figure 4: photographie de l’inauguration du monument élevé à Claude Debussy et de Jean et Joël Martel, les deux sculpteurs du monument, square Debussy, 16e arrondissement de Paris, [photographie de presse] / Agence Mondial Photo-Presse, 1932, 13 x 18 cm. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Conclusion

Durant les années de guerre, autant Debussy paraît toujours excessif dans ses discours nationalistes, autant il tient des propos pudiques et modérés sur son état de santé pourtant mauvais. Au début du conflit, il confie à Jacques Durand, ses craintes par rapport à son incapacité de composer ou de toucher à un piano, car à son « âge, le temps perdu est à jamais perdu»[59]. La guerre a eu la spécificité de le placer face à sa propre réalité : sa faiblesse physique à participer à l’effort de guerre, contrairement à beaucoup de ses amis musiciens, comme Satie, puis face au désordre le plus angoissant : la maladie. Malgré tout, il a composé des œuvres originales qui se sont détachées de la caution d’œuvres patriotiques, comme ses Douze études. S’il a participé à quelques jurys de musique, il a eu une vie professionnelle et mondaine réduite durant ces années, en raison de sa santé déclinante. Mais la guerre a poussé le compositeur dans une posture singulièrement paradoxale. Debussy, symbole même de l’ouverture aux musiques extra-européennes, du renouveau de la composition française, voire de la modernité, incarne finalement durant cette période, un repli identitaire, un retour à la composition française du XVIIIe siècle, cependant beaucoup plus sur le plan formel que sur le fond.

Notes

  1. Cor., p. 1851. Lettre de Debussy à André Caplet, 1er octobre 1914.
  2. Cf. les célèbres querelles musicales qui ont jalonné l’histoire de la musique au XVIIIe siècle : Quetin, 2016, 175 p.
  3. Holloway, 1979, 235 p.
  4. Joos, 2004, p. 256.
  5. Lesure, 2003, p. 381-382.
  6. Ibidem, p. 388.
  7. Cor., p. 1841. Lettre de Debussy à un de ses fournisseurs en habillement « Au Carnaval de Venise », 1er août 1914.
  8. Cor., p. 1841. Lettre de Debussy à Jacques Durand, 3 août 1914.
  9. Ibidem.
  10. Ibidem.
  11. Ibidem.
  12. Cor., p. 1842. Lettre de Debussy à Désiré-Émile Inghelbrecht, 18 août 1914. Lesure, 2003, p. 387.
  13. Lesure, 2003, p. 388.
  14. Ibidem, p. 388.
  15. Claude, Debussy, Douze Etudes pour piano, Paris, Durand, 1916.
  16. Cor., p. 1851-1852. Lettre de Debussy à Paul Dukas, 5 octobre 1914.
  17. Lesure, 2003, p. 389.
  18. Cor., p. 1852. Lettre de Debussy à Jacques Durand, 9 octobre 1914.
  19. Lesure, 2003, p. 389.
  20. Ibidem.
  21. Cor., p. 1862-1863, Lettre de Debussy à Robert Godet, 1er janvier 1915.
  22. Cor., p. 1882 et p. 1894.
  23. Lesure, 2003, p. 401.
  24. Ibidem.
  25. Cor., p. 1844-1845. Lettre de Debussy à Désiré-Emile Inghelbrecht, 18 août 1914.
  26. Cor., p. 1849-1850. Lettre de Debussy à Nicolas G. Coronio, fin septembre 1914.
  27. Cao, 2001, p. 28.
  28. Ibidem.
  29. Dumesnil, 1946, p. 15.
  30. Cor., p. 1843-1844. Lettre de Debussy à Jacques Durand, 18 août 1914.
  31. Ibidem. Cf. note n° 5.
  32. Becker, 2013, p. 57.
  33. Cor., p. 1847. Lettre de Debussy à Jacques Durand, 29 mai 1915.
  34. Lesure, 2003, p. 390.
  35. Cor., p. 1892. Lettre de Debussy à Pierre-Barthélémy Gheusi, 7 avril 1915.
  36. Cor., p. 1908, Lettre de Debussy à Raymond Geiger, 13 juillet 1915.
  37. Ibidem.
  38. Lesure, 2003, p. 399.
  39. Cf. Article « Claude Debussy », Encyclopédie Universalis, [en ligne].
  40. Cao, 2001, p. 66.
  41. Becker, 2013, p. 65.
  42. Cor., p. 1847. Lettre de Debussy à Jacques Durand, 21 septembre 1914, d’Angers.
  43. Cf. Claude Debussy, 12 études. Piano. FL 143, in data.bnf.fr
  44. Lesure, 2003, p. 399.
  45. Cf. Article « Claude Debussy », Larousse, [en ligne].
  46. Gumplowicz, 2012, p. 169-171.
  47. Cf. Article « Claude Debussy », Larousse, [en ligne]
  48. Cf. Claude Debussy, Sonate en trio, flûte, harpe, alto, FL 145, in data.bnf.fr
  49. Cor., p. 2093. Lettre de Debussy à Paul Dukas, début avril 1917.
  50. Lesure, 2003, p. 393.
  51. Ibidem, p. 396.
  52. Ibidem, p. 398.
  53. Ibidem, p. 402.
  54. Cf. Claude Debussy, Les soirs illuminés, FL 150, in data.bnf.fr
  55. Cf. Claude Debussy, Ode à la France, FL 149, in data.bnf.fr
  56. Lesure, 2003, p. 405.
  57. Ibidem, p. 408
  58. Pasteur Vallery-Radot, 1957, p. 68.
  59. Cor, p. 1847. Lettre de Debussy à Jacques Durand, 21 septembre 1914, d’Angers.

Bibliographie

  • Becker, Annette, « Debussy en Grande Guerre », in Chimènes, Myriam et Laederich, Alexandra (dir.), Regards sur Debussy, Paris, Fayard, 2013, 584 p.
  • Cao, Hélène, Debussy, Paris, éd. Jean-Paul Gisserot, 2001, 127 p.
  • « Claude Debussy », in Encyclopédie Universalis, [en ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/claude-
    debussy/, [consulté le 21 janvier 2014].
  • « Claude Debussy », Larousse, [en ligne], http://www.larousse.fr/encyclopedie/musdico/Debussy/167142, [consulté le 20 janvier 2014].
  • Debussy, Claude, Correspondance (1872 – 1918), éd. établie par François Lesure et Denis Herlin, Paris, Gallimard, 2005, 2330 p.
  • Dumesnil, René, La musique en France entre deux guerres, 1919-1939, Genève, éd. du milieu du monde, 1946, 304 p.
  • Gumplowicz, Philippe, Les résonances de l’ombre. Musique et identités : de Wagner au jazz, Paris, Fayard, 2012, 300 p.
  • Holloway, Robin, Debussy and Wagner, London, Eulenburg books, 1979, 235 p.
  • Joos, Maxime, Claude Debussy, jeux de formes, Paris, éditions Rue d’Ulm / Presses de l’École normale supérieure, 2004, 322 p.
  • Lesure, François, Claude Debussy, Paris, Fayard, 2003, 614 p.
  • Pasteur Vallery-Radot, Louis, Lettres de Claude Debussy à sa femme Emma, Paris, Flammarion, 1957, 145 p.
  • Quetin, Laurine, Les querelles musicales dans les écrits esthétiques et littéraires après 1750, Revue Musicorum, n° 17, 2016, 175 p.

Voir aussi

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