Le Ménestrel (4 mai 1902) Pelléas et Mélisande

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OPÉRA-COMIQUE. — Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes


 
 

Titre
OPÉRA-COMIQUE. — Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes
Auteur
Arthur Pougin
In
Le Ménestrel, 3271 - 59ème année, n°49, 1902. pp. 109-124.
Source
Gallica,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57829152/f2

Cet article relate la première représentation de l'opéra Pelléas et Mélisande de Claude Debussy.

Elle donne un résumé de l’œuvre, tableau par tableau. Elle se termine par une critique.

L'article


- 138 (G) -

SEMAINE THEATRALE

OPÉRA-COMIQUE. — Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes (et treize tableaux), livret tiré du théâtre de M. Maurice Maeterlinck, musique de M. Claude Debussy.

— (Première représentation le 30 avril 1902).

Le 17 mai 1893 M. Maurice Maeterlinck faisait représenter aux Bouffes-Parisiens un drame en cinq actes intitulé Pelléas et Mélisande, qui avait pour interprètes MM. Lugnè-Poé et Raymond, Mmes Aubry, Meuris, Camée et Loyer. Je ne saurais apporter ici aucune impression personnelle sur cette représentation, à laquelle il ne me fut pas donné d'assister. Il paraît que certains musiciens en emportèrent un bon sou- venir, puisque M. Gabriel Fauré écrivit une introduction de Pelléas et Mélisande, que nous entendîmes depuis lors dans nos grands concerts, et que M. Debussy conçut la pensée de s'emparer de l’œuvre et, avec l'aide de l'auteur, de la transformer en un drame lyrique dont il composerait la musique. Pelléas et Mélisande, sous cette nouvelle forme, fut présenté et reçu à l'Opéra-Comique, mais le tout n'alla pas sans quelques difficultés lorsqu'il s'agit de sa mise à la scène. Des tiraillements et des divergences de vue, surtout au point de vue de l'interprétation, se produisirent entre la direction et M. Maeterlinck, qui n'assista à aucune répétition, si bien qu'il crut devoir protester par une lettre rendue publique, déclarant que dans les conditions qui étaient faites à l’œuvre il ne la considérait plus comme sienne, et qu'il s'en désintéresserait complètement. C'est donc sans son aveu, et même contre son gré, que Pelléas et Mélisande fut offert au public de l'Opéra-Comique.

Les cinq actes de la pièce donnent un ensemble de treize scènes qui forment autant de tableaux, le lieu de l'action changeant à chaque scène, comme souvent dans Shakespeare. Voici donc comment cette action se présente.

Premier acte. Trois scènes, trois tableaux.

  1. Une forêt.
    Golaud, fils aîné du vieux roi Arkel, souverain d'un royaume imaginaire, s'est égaré dans la forêt. Il rencontre au bord d'une fontaine une jeune femme tout en pleurs. C'est la belle Mélisande. Il est frappé de sa beauté, et comme il est veuf, il forme aussitôt le projet de l'épouser. Après avoir calmé sa frayeur première, il la décide à le suivre et l'emmène.
  2. Un appartement dans le château.
    Simple conversation entre le roi Arkel et son épouse Geneviève, d'où nous apprenons que Golaud, qui depuis six mois a épousé Mélisande sans leur aveu, demande à revenir auprès d'eux, ce à quoi le roi consent.
  3. Devant le château. Autre conversation entre Mélisande, maintenant au château, la reine Geneviève, et Pelléas, frère de Golaud, qui vient à leur rencontre et qui semble sous le charme de la beauté de Mélisande.

Deuxième acte. Trois tableaux.

  1. Une fontaine dans le parc. Pelléas et Mélisande devisent tous deux en se promenant dans le parc. Mélisande s'asseoit au bord de la fontaine, joue avec l'eau, qui est très profonde, et y laisse tomber l'anneau qui lui a été donné par Golaud. Elle cherche vainement à le ravoir, et, de guerre lasse, tous deux s'éloignent.
  2. Un appartement dans le château. Golaud a fait une chute de cheval, il s'est blessé et il est au lit. Mélisande est près de lui, Mélisande est mélancolique et se plaint de n'être pas heureuse en ce château sombre et triste. Golaud s'efforce de la consoler, il lui prend les mains et s'aperçoit qu'elle n'a plus sa bague. « Où est la bague que je t'ai donnée », lui dit-il? Elle lui apprend qu'elle l'a laissé tomber dans la fontaine. Golaud entre en fureur et lui ordonne d'aller la chercher sur-le-champ, avec l'aide de Pelléas.
  3. Devant une grotte. La nuit. Pelléas et Mélisande viennent, au clair de la lune, à la recherche de la bague. Mélisande a peur, et tous deux se retirent bientôt sans avoir réussi.

Troisième acte. Quatre tableaux.

— 1. Une des tours du château. Mélisande est à sa fenêtre, dans la tour, arrangeant ses cheveux pour la nuit. Survient Pelléas, qui s'approche de la fenêtre. Ici, scène d'amour qui rappelle celle de Roméo et Juliette. Mélisande a laissé tomber ses longs cheveux, dont s'enveloppe Pelléas. Bientôt ils sont troublés par l'arrivée de Golaud, une lanterne à la main, qui les surprend. « Que faites-vous là ? leur dit-il. Vous êtes des enfants. Vous ne savez pas qu'il est tard? Il est près de minuit. Ne jouez pas ainsi. Vous êtes des enfants. » Et il entraine doucement Pelléas. — 2. Les souterrains du château. J'avoue ne pas deviner ce que Golaud et Pelléas viennent faire dans ces souterrains, qu'ils ne font d'ailleurs que traverser, à la lueur de la lanterne de Golaud. Peut-être ne le savent-ils pas très bien eux- mêmes. — 3. Une terrasse au sortir des souterrains. Au bord de la mer, en plein midi. Golaud et Pelléas se promènent en causant. Golaud dit à son frère : — « J'ai entendu ce qui s'est passé et ce qui s'est dit hier au soir. Je le sais bien, ce sont là jeux d'enfants ; mais il ne faut pas que cela se répète. Mélisande est très délicate et il faut qu'on la ménage, d'autant plus qu'elle sera peut-être bientôt mère, et la moindre émotion pourrait amener un malheur. Ce n'est pas la première fois que je remar- que qu'il pourrait y avoir quelque chose entre vous. Vous êtes plus âgé qu'elle; il suffira de vous l'avoir dit. Évitez-la autant que possible, mais sans affectation d'ailleurs » (1). Puis ils s'éloignent. — 4. Devant le château. Nous nous retrouvons devant la tour de tout à l'heure. Il fait nuit de nouveau. Entre Golaud avec le petit Yniold, le fils de son pre- mier mariage. Il interroge l'enfant sur la conduite de Mélisande, lui demande si elle est souvent avec Pelléas, ce qu'ils font ensemble, ce qu'ils se disent. Puis, comme la fenêtre de Mélisande s'éclaire, il dit à son fils de regarder, lui demande si Pelléas est là, à quoi Yniold répond affirmativement...

Quatrième acte. Deux tableaux.

— 1. Un appartement dans le château. Pelléas va partir pour un long voyage. Il donne un derniez rendez-vous à Mélisande pour le soir, dans le parc, et il s'éloigne. Survient Golaud, les yeux hagards, la face convulsée. Il examine Mélisande, l'interpelle brutalement, peu à peu devient furieux, la force à se mettre à genoux devant lui, puis la saisit par les cheveux et la traîne ainsi à travers l'appartement en l'injuriant. — 2. Une fontaine dans le parc. Pelléas est le premier au rendez-vous. Il n'attend pas longtemps, et bientôt arrive Mélisande. Scène d'amour, ardente et passionnée. Les deux amants tombent dans les bras l'un de l'autre et se tiennent longuement embrassés. Tout à coup Mélisande a entendu du bruit, un craquement dans les branches des arbres. C'est Golaud qui les épiait. Elle est folle de terreur, Golaud s'élance et perce Pelléas de son épée. Elle s'enfuit épouvantée, poursuivie par Golaud.

Cinquième acte. Dernier tableau.

— Une chambre dans le château. C'est celle de Mélisande, où nous la voyons, couchée. Frappée à son tour par Golaud, elle a été blessée mortellement par lui. Le vieux roi Arkel la veille avec tendresse, et Golaud lui-même ne quitte pas son chevet. Longtemps on a espéré la sauver, mais tout espoir estperdu. Nous assis- tons à sa lente agonie, puis à sa mort

Telle est cette pièce, un peu étrange, il faut l'avouer, et dont la sèche analyse qu'on vient de lire donne l'idée la plus exacte. On voit que le sujet n'est autre, au fond, que celui des amours de Paolo Malatesta et de Francesca da Rimini, que Dante a rendu fameux dans un épisode sublime de sa Divine Comédie. Elle sert de début à la scène à un compo- siteur dont le nom n'a guère pénétré jusqu'ici dans le grand public, mais que certains de ses confrères font mine de considérer comme une sorte de chef d'une nouvelle école musicale, l'école que nous connais- sons bien, celle qui prétend ne rien laisser debout de ce qui s'est fait jusqu'à ce jour, et qui marche à la génération de l'art par des voies symboliques et mystérieuses. Pour ceux-là M. Debussy est un pro- phète, mais un prophète qui ne parle guère, il faut l'avouer, car si c'est par la qualité — ce qui reste à examiner, — ce n'est pas du moins par la quantité de ses oeuvres qu'il s'est fait encore remarquer.

M. Debussy, qui touche à la quarantaine, étant né le 22 août 1862, a fais d'assez brillantes études au Conservatoire et, comme élève d'Ernest Guiraud, a remporté le premier grand prix de Rome en 1884. Ce n'est pas, je viens de le dire, par la fécondité qu'il brille, car ce qu'on sait de lui se réduit à peu : deux scènes lyriques, la Damoiselle élue et Çhimène; Prélude à l'Après-midi d'un faune de Stéphane Mallarmé, exécuté aux concerts Colonne en 1895; un quatuor pour instruments à cordes, exé- cuté à la Société nationale ; un certain nombre de mélodies, dont quel- ques-unes sur des paroles de Verlaine, d'autres (Proses lyriques) sur des pièces de Baudelaire ; enfin, trois Nocturnes chantés il y a quelques mois aux concerts Lamoureux avec un succès extrêmement relatif. C'est tout. Le voici aujourd'hui abordant le théâtre, avec un ouvrage très im-

(1) Cette citation reproduit le texte exact de la scène.

portant, mais qui, je le crains bien, ne suffira pas à établir sa réputa- tion. C'est qu'il est en retard, M. Debussy, comme beaucoup de ses jeunes confrères. Eux et lui se croient et se disent en avance sur leur temps, et ils ne s'aperçoivent pas que le temps marche et que mainte- nant ils sont en retard. Ils ne s'aperçoivent pas que le public est las à la fin d'entendre de la musique qui n'en est pas : qu'il est fatigue de cette déclamation lourde et continuelle, sans air ni lumière, dans la- quelle il ne trouve pas une parcelle de chant véritable; qu'il a assez de ce chromatisme insupportable grâce auquel le sens de la tonalité disparaît comme le sens mélodique ; qu'il a soif d'entendre quelques phrases qui aient un sens appréciable, qui se déroulent d'une façon logique et ration- nelle, et qui ne passent pas de modulation en modulation pour aboutir encore à une modulation. Vous blaguez la Dame blanche, messieurs, vous blaguez le Pré aux Clercs, et Faust, et Mignon... Eh bien, sans par- ler d'oeuvres de cette valeur et de cette portée, je vous garantis que si, au milieu de vos élucubrations prétentieuses et vides, on entendait une simple phrase du Postillon de Lonjumeau, une phrase rythmée, chan- tante et tonale, vous verriez le public pousser un immense soupir de soulagement et battre des mains avec fureur.

Le rythme, le chant, la tonalité, voilà trois choses inconnues à M. Debussy et volontairement dédaignées par lui. Sa musique est vague, flottante, sans couleur et sans contours, sans mouvement et sans vie. C'est, je ne dirai pas même une déclamation, mais une mélopée, conti- nuelle et dolente, sans nerf et sans vigueur, fuyant, de partis pris et de propos délibéré, toute espèce de netteté et de précision, aussi bien dans le dessin musical proprement dit que dans le rythme et jusque dans la mesure, qui, elle-même, reste toujours vague et indéterminée. Jamais une nuance, jamais un semblant d'opposition dans un sens ou dans l'autre. L'orchestre lui-même, toujours uniforme, est sans carac- tère et sans consistance, avec ses sons constamment soutenus, avec ses éternelles tenues d'instruments à vent : cors, clarinettes ou bassons, sans que la voix brillante, vibrante et généreuse des violons se fasse jamais entendre. Le tout dans une gamme volontairement éteinte, sourde et assoupissante. Et puis, quelle « écriture », pour parler la langue à la mode! Quelle jolie série de fausses relations! Quelles ado- rables suites d'accords parfaits marchant par mouvement direct, avec les quintes et les octaves qui s'ensuivent! Quelle collection de disso- nances, septièmes ou neuvièmes, montant avec énergie, même par inter- valles disjoints! Je recommande aux amateurs, à la page 10 de la par- tition, certain accord de neuvième, sur lequel la voix vient faire entendre la quinte de cette neuvième, si bien qu'il ne manque plus qu'une note pour que la gamme soit complète sur cet accord. Drôle de musique tout de môme !

Je comprends les audaces, je comprends la violation des règles lors- qu'elles sont motivées, justifiées par une raison quelconque, parle désu- et la recherche d'un effet particulier. Mais, franchement, est-ce bien la peine d'apprendre la grammaire de son art pour en fouler aux pieds les préceptes sans aucune espèce de nécessité, pour se donner le plaisir de faire des solécismes et de blesser gratuitement la langue qu'on vous a enseigné à parler? Non, décidément, je ne serai jamais d'accord avec ces anarchistes de la musique.

Je crains bien que le public soit de mon avis. Car, il faut bien le dire, il a semblé ne prendre qu'un médiocre plaisir à la musique de Pelléas et Mélisande, qu'il écoutait « l'oeil morne et la tète baissée », à l'instar des chevaux d'Hippolyte. Sa froideur donnait la mesure de son ennui, et, sans nier assurément le talent de l'artiste, il regrettait sans doute de ne lui en pas voir faire un meilleur usage.

Et pourtant, M. Debussy ne pourra s'en prendre à personne du résul- tat de sa tentative. Il avait confié à ses interprètes une lâche singuliè- rement pénible, ardue et difficile, et ceux-là l'ont remplie vaillamment et à leur plus grand honneur, Son oeuvre exigeait un effort remarquable au point de vue de la mise en scène, et celle-ci, de par le goût et les soins de M. Albert Carré, est absolument exquise. Nous y reviendrons. Parlons d'abord de ceux qui avaient à rendre la pensée-du compositeur.

En premier lieu les deux héros, Pelléas et Mélisande, M. Périer et Mlle Garden, l'un et l'autre accomplis. M. Périer, élégant, adroit, chan- teur habile et comédien intelligent, qui a fait surgir cette figure de Pelléas de l'ombre dans laquelle le musicien l'avait si singulièrement enveloppée. M"e Garden, jolie, pleine de grâce, à la fois passionnée et candide, qui a su empreindre la douce physionomie de Mélisande d'une poésie pénétrante et résignée. A côté d'eux M. Dufrane, farouche et sombre en Golaud,' qui a fait admettre ce que le caractère étrange du personnage a parfois d'odieux et hors nature. Au second plan M. Vieuille (Arkel) et Mlle Gerville-Réache (Geneviève), tous deux pleins de cons- cience et faisant preuve de talent. Sans oublier le petit Blondin, qui a droit à tous les éloges pour la façon dont il a tenu le rôle du jeune Yniold.

Quant à la mise en scène, je l'ai dit, elle est exquise. Il y a là sept décors, peints par MM. Jusseaume et Ronsin, qui sont autant de chefs- d'oeuvre au point de vue de la construction, de la perspective et de l'effet général. Celui de la forêt, celui de la fontaine, celui de la terrasse, sont autant de tableaux délicieux, éclairés d'une façon vraiment mer- veilleuse. Comment peut-on produire de tels résultats sur une scène aussi maladroitement aménagée que celle de l'Opéra-Comique, c'est ce qu'il est difficile de concevoir. Mais ces résultats sont là, et ils ne peu- vent que provoquer les applaudissements.

ARTHUR POUGIN.