Le Bourgeois gentilhomme/Acte II/Scène IV
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Cette page introduit la scène IV de l'acte II du Bourgeois gentilhomme.
Sommaire
Avant propos
Cette scène est éditée dans un espace centré sur la musique dans une bibliothèque numérique.
Elle contient notamment la scène des voyelles qui fait écho aux formation des chanteurs. Nous avons donc choisi ici de mettre en évidence cette partie en introduisant des sous-titres qui ne figurent pas dans l'édition de 1894 (Flammarion) sur laquelle nous nous appuyons.
Nous avons également inséré des annotations de Charles Louandre.
Le texte original
MAITRE DE PHILOSOPHIE. MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.
raccommodant son collet.
Venons à notre leçon.
Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses ; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvènal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?
Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ;
et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.
Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrina, vita, est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute.
Oui ; mais faites comme si je ne le savois pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.
Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.
Ce latin-là a raison.
N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
Oh ! oui, je sais lire et écrire.
Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?
Qu’est-ce que c’est que cette logique ?
C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.
Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?
La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton[Louandre 1].
Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
Voulez-vous apprendre la morale ?
La morale ?
Oui.
Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?
Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…
Non ; laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne :
je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
Apprenez-moi l’orthographe.
Très volontiers.
Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.
Scène des voyelles
Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, 0, U.
J’entends tout cela.
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A[Louandre 2].
A, A. Oui.
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
A, E ; A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
Et la voix I, eu rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
O, O. Il n’y a rien de plus juste : A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O ; I, O.
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.
U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !
U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : da.
Da, da. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !
L’F en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : Fa.
Fa, fa. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : Rra.
R, r, ra ; r, r, r, r, r, ra.
Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai perdu de temps ! R, r, r, ra.
Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Faire de la prose sans le savoir
Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
Fort bien.
Cela sera galant, oui.
Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
Non, non, point de vers.
Vous ne voulez que de la prose ?
Non, je ne veux ni prose ni vers.
Il faut bien que ce soit l’un, ou l’autre.
Pourquoi ?
Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose, ou les vers.
Il n’y a que la prose ou les vers ?
Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose.
Et comme l’on parle qu’est-ce que c’est donc que cela ?
De la prose.
Quoi ? quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?
Oui, Monsieur.
Belle marquise
Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment[NDLR 1].
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un…
Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Il faut bien étendre un peu la chose.
Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais tournées à la mode ; bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit.
Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour[NDLR 1].
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Je n’y manquerai pas.
Comment ? mon habit n’est point encore arrivé ?
Non, Monsieur.
Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! Au diable le tailleur ! La peste étouffe le tailleur ! Si je le tenais maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Compléments
Annotations de Charles Louandre
- ↑ Ces mots servaient à désigner dans les anciennes écoles les différente mode de syllogismes réguliers.
- ↑ MM. Aimé Martin et Auger indiquent comme ayant inspirée Molière quelques traits de cette scène de pédagogie si plaisante, un livre publié deux ans avant le Bourgeois gentilhomme, par Cordemoy, membre de l’Académie française, sous le titre de Discours physique de la parole. Molière, du reste, en Modèle:Tiret
Voir aussi
- Notes de la rédaction
- Liens externes (sources)
- Sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57729485/f56
- Internet Archive : https://archive.org/details/uvrescompltes03moli/page/108
Modèle:Tiret2 cet ouvrage, ne faisait pas seulement une critique particulière, il attaquait la méthode généralement suivie de son temps. Il travaillait par la moquerie, comme les solitaires de Port-Royal par la science, à la réforme de l’enseignement.