Le Bourgeois gentilhomme/Acte II/Scène IV

De Wicri Musique
Théorème de Pythagore Démonstrations autour du Bourgeois gentilhomme
Ce bandeau identifie simplement un ensemble d'exemples numériques autour de la comédie ballet « le Bourgeois gentilhomme ».

La complétude n'est pas encore réalisée.

La maître de philosophie (Georges Chamarat) apprenant à Monsieur Jourdain (Michel Galabru) à faire un A en ouvrant la bouche (voir cette scène sur Gallica - elle commence à la minute 11 du film)

Cette page introduit la scène IV de l'acte II du Bourgeois gentilhomme.

Avant propos

Cette scène est éditée dans un espace centré sur la musique dans une bibliothèque numérique.

Elle contient notamment la scène des voyelles qui fait écho aux formation des chanteurs. Nous avons donc choisi ici de mettre en évidence cette partie en introduisant des sous-titres qui ne figurent pas dans l'édition de 1894 (Flammarion) sur laquelle nous nous appuyons.

Nous avons également inséré des annotations de Charles Louandre.

Le texte original


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MAITRE DE PHILOSOPHIE. MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.

Maître de philosophie
raccommodant son collet.

Venons à notre leçon.

Monsieur Jourdain

Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.

Maître de philosophie

Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses ; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvènal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?

Monsieur Jourdain

Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ;


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et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.

Maître de philosophie

Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrina, vita, est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute.

Monsieur Jourdain

Oui ; mais faites comme si je ne le savois pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.

Maître de philosophie

Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.

Monsieur Jourdain

Ce latin-là a raison.

Maître de philosophie

N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?

Monsieur Jourdain

Oh ! oui, je sais lire et écrire.

Maître de philosophie

Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?


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Monsieur Jourdain

Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

Maître de philosophie

C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.

Monsieur Jourdain

Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?

Maître de philosophie

La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton[Louandre 1].

Monsieur Jourdain

Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

Maître de philosophie

Voulez-vous apprendre la morale ?

Monsieur Jourdain

La morale ?

Maître de philosophie

Oui.

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?

Maître de philosophie

Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…

Monsieur Jourdain

Non ; laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne :


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je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.

Maître de philosophie

Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?

Maître de philosophie

La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.

Monsieur Jourdain

Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.

Maître de philosophie

Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?

Monsieur Jourdain

Apprenez-moi l’orthographe.

Maître de philosophie

Très volontiers.

Monsieur Jourdain

Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.


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Scène des voyelles

Maître de philosophie

Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, 0, U.

Monsieur Jourdain

J’entends tout cela.

Maître de philosophie

La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A[Louandre 2].

Monsieur Jourdain

A, A. Oui.

Maître de philosophie

La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.

Monsieur Jourdain

A, E ; A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !

Maître de philosophie

Et la voix I, eu rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.


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Monsieur Jourdain

A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !

Maître de philosophie

La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.

Monsieur Jourdain

O, O. Il n’y a rien de plus juste : A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O ; I, O.

Maître de philosophie

L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

Monsieur Jourdain

O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !

Maître de philosophie

La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.

Monsieur Jourdain

U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.

Maître de philosophie

Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.


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Monsieur Jourdain

U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !

Monsieur Jourdain

U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.

Maître de philosophie

Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.

Monsieur Jourdain

U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?

Maître de philosophie

Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.

Monsieur Jourdain

Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?

Maître de philosophie

Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : da.

Monsieur Jourdain

Da, da. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !

Maître de philosophie

L’F en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : Fa.

Monsieur Jourdain

Fa, fa. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !

Maître de philosophie

Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : Rra.


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Monsieur Jourdain

R, r, ra ; r, r, r, r, r, ra.

Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai perdu de temps ! R, r, r, ra.

Maître de philosophie

Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.

Faire de la prose sans le savoir

Monsieur Jourdain

Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

Maître de philosophie

Fort bien.

Monsieur Jourdain

Cela sera galant, oui.

Maître de philosophie

Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?

Monsieur Jourdain

Non, non, point de vers.

Maître de philosophie

Vous ne voulez que de la prose ?

Monsieur Jourdain

Non, je ne veux ni prose ni vers.

Maître de philosophie

Il faut bien que ce soit l’un, ou l’autre.


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Monsieur Jourdain

Pourquoi ?

Maître de philosophie

Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose, ou les vers.

Monsieur Jourdain

Il n’y a que la prose ou les vers ?

Maître de philosophie

Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose.

Monsieur Jourdain

Et comme l’on parle qu’est-ce que c’est donc que cela ?

Maître de philosophie

De la prose.

Monsieur Jourdain

Quoi ? quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?

Maître de philosophie

Oui, Monsieur.

Belle marquise

Monsieur Jourdain

Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour  ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment[NDLR 1].


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Maître de philosophie

Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un…

Monsieur Jourdain

Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

Maître de philosophie

Il faut bien étendre un peu la chose.

Monsieur Jourdain

Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais tournées à la mode ; bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

Maître de philosophie

On les peut mettre premièrement comme vous avez dit.
Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour[NDLR 1].


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Monsieur Jourdain

Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?

Maître de philosophie

Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

Monsieur Jourdain

Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.

Maître de philosophie

Je n’y manquerai pas.

Monsieur Jourdain

Comment ? mon habit n’est point encore arrivé ?

Second laquais

Non, Monsieur.

Monsieur Jourdain

Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! Au diable le tailleur ! La peste étouffe le tailleur ! Si je le tenais maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…



Compléments

Annotations de Charles Louandre

  1. Ces mots servaient à désigner dans les anciennes écoles les différente mode de syllogismes réguliers.
  2. MM. Aimé Martin et Auger indiquent comme ayant inspirée Molière quelques traits de cette scène de pédagogie si plaisante, un livre publié deux ans avant le Bourgeois gentilhomme, par Cordemoy, membre de l’Académie française, sous le titre de Discours physique de la parole. Molière, du reste, en Modèle:Tiret

Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. 1,0 et 1,1 Pour une meilleure lisibilité, le saut de page qui figurait dans ce paragraphe a été décalé
Liens externes (sources) 

Modèle:Tiret2 cet ouvrage, ne faisait pas seulement une critique particulière, il attaquait la méthode généralement suivie de son temps. Il travaillait par la moquerie, comme les solitaires de Port-Royal par la science, à la réforme de l’enseignement.