Considérations générales sur l'état des sciences (1833) Sophie Germain/Chapitre premier

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Note introductive

Ce texte extrait d'un manuscrit de Sophie Germain est repris dans une édition de 1896 par Hippolyte Stupuy.

Voir Œuvres philosophiques de Sophie Germain (1896)/Œuvres philosophiques/chapitre I.

Le manuscrit

Texte intégral

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- 18 (G) -

CONSIDÉRA I IONS GENÉRALES

srn

f L'ÉTAT DES SCIENCES ET DES LETTRES, AUX DIFFERENTES KPOytIES OF. J.EUR CtU'UM..

CHAPITRE PREMIER.

Comment les sciences et les lettres sont dominées par un sentiment qui leur eut commun.

Lorsqu'on envisage sous un point de vue général les divers travaux de l'esprit humain, on est frappé de leur similitude. Partout de certaines lois ont été observées : ou , si elles ne l'ont pas été, ieur défaut s'est fait sentir; et, dans ce dernier cas, soit que l'ouvrage renferme un corps de doctrine, soit qu'il ait été destiné au simple amusement, il n'a pas les conditions de la durée. A la première curiosité, bientôt épuisée , succédera un entier oubli.

Les lois dont nous parlons ont régi la poncée de l'homme long-temps avant qu'il ait eu le loisir de réfléchir. Le spectacle de l'univers en était empreint ; la mémoire les a reproduites ; l'imagination, jusque dans ses caprices, leur est demeurée assujétic; plus tard, elles ont servi de guide à la raison.

S'il nous était donné de pénétrer la nature des choses ; si les observations, les réflexions, les théories, qui composent notre richesse intellectuelle, n'étaient pas de l'homme, nous choisirions avec certitude entre ces deux propositions i ou le type que nous trouvons en nous-mêmes et dans les objets extérieurs nous révèle les conditions de l'être; ou ce type, nous appartenant en propre à nous seuls, atteste seulement la manière dont nous pouvons comprendre les possibles.

Cette haute connaissance nous est à jamais interdite.

Mais, en nous bornant à chercher comment un sentiment profond d'ordre et de proportions devient pour nous le caractère du vrai en toutes choses, nous pourrons parvenir à voir que, dans les divers genres, nos études, tournées vers un même but, emploient des procédés qui sont aussi les mêmes.

En effet, l'agit-il du plan d'un ouvrage, de l'argument d'un poème? l'esprit exige de la clarté j il veut que les parties abient liées entre elles, avec asaea d'art pour que leur rapport s'aperçoive d'un coup d'ail j il demande un ordre facile à aaiairt il aime la simplicité, source de l'élégance. L'emploi du merveilleux est soumis aux mêmes règles. L'imagination peut adopter d'ingénieuses fictions ; mais alors un certain module intellectuel remplace ce qui manque à la réalité des objets. Les oracles du goût et les arrêta de la rtiaoi ae ressemblent; l'ordre, la proportion et la simplicité ne cessent pas d'être des nécessités intellectuelles. Les m.

jeta sont différens ; mais le jugement est constamment

appuyé sur ce type universel, qui appartient également et au beau et au vrai.

Voulons-nous étudier les êtres naturels? Nous les classons suivant nos convenances; et la notion méthodique des genres et des espèces imprime à l'histoire naturelle le cachet de l'esprit de l'homme.

A l'égard des sciences exactes, le sentiment d'ordre etde proportions, qui partout ailleurs guide ou le goût ou la raison, fait place à la connaissance certaine d'un ordre déterminé de proportions connues et mesurables. On dirait que , munie d'un instrument nouveau, 1 intelligence humaine a renoncé à sa marche accoutumée. La ressemblance à son modèle intérieur n'est plus-pour elle le caractère du vrai, qu'elle atteint de plus près; l'objet de ses études présente au pl-is haut degré les conditions qu'elle poursuit partout ailleurs; et l'attention, fixée sur cette heureuse réalisation, y est absorbée tout entière.

Sans doute, l'impression produite par la lecture d'un ouvrage d'imagination est autre que celle qui résulte de l'étude d'un traité de géométrie. Sans doute aussi, certains esprits admirateurs des riantes images, s'abandonnant uniquement à ce goût, deviendront tout-à-fait incapables d'application ; tandis que d'autres, exclusivement livrés à la contemplation de la vérité démontrée , demeureront distraits ou incertains lorsqu'ils ne rencontreront pas une évidence complète. Ne nous pressons pourtant point de conclure qu'il n'existe aucun lien commun entre des

uvres qui paraissent d'abord si différentes. Assistons à Ir 'Ir cl'cation, et nous reconna il rons bientôt, que l'esprit humain est guidé dans toutes ses conceptions par la prévision de certains résultats, vers lesquels tendent tousses efforts. Observons la manière dont il procède, et nous ne saurons douter qu'il n'agisse toujours d'après une méthode constante. Suivons les diverses époques de la composition, et il deviendra évident que la littérature la plus élevée , comme les découvertes dont s'enrichit la science, ont été inspirées par un sentinwnt d'ordre et de proportions qui Cit le régulateur de tout mouvement intellectuel.

Ne nous en étonnons pas : l'esprit humain obéit à des lois; elles sont celles de sa propre existence; elles lui fournissent une mesure commune entre toutes les existences qu'il conçoit en dehors de la sienne; elles deviennent nécessairement h 1 mobiles de tous ses travaux , les sources de tous ses pla'jirs.

I n trait de génie, un trait d'éloquence, dans les sciences, dans les beaux-arts, dans la littérature, nous plaisent, en effet, par une seule et même raison : ils dévoilent à nos yeux une foule de rapports qui nous avaient échappé. Nous nous trouvons tout d'un coup transportés dans une haute région , d'où se découvre à nous un ordre inattendu d'idées ou de sentimens. Le plaisir de la surprise émeut notre âme ; elle rend un hommage involontaire à son bienfaiteur; et cet hommage même est encore pour elle un plaisir nouveau.

Voyons d'abord quel est le caractère des premiers essais.

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Le sujet est choisi ; les idées viennent en foule al" saillir l'imagination du poète ; une multitude de rel.

sorts semblent pouvoir donner la vie à sa compoisi- tion ; le mécanisme se multiplie et s'entrave 1 le poète hésite, s'arrête, revient sur ses pas. Du milieu de cette lutte tumultueuse entre des projets contraires surgit enfin une idée simple. Soit que déjà elle ait été entrevue, soit qu'elle se présente à lui pour la première fois, l'auteur sont que cette idée est celle qu'il avait poursuivie.

Une remarque, un fait imprévu, ouvre-t-ii carrière à des recherches nouvelles ? Le géomètre, après avoir mûrement examiné tout ce qui, dans la science déjà faite, peut lui prêter secours, circonscrit le sujet qu'il va traiter. Bientôt il entrevoit des résultats qu'il ne peut encore atteindre; son imagination s'élance, pour les saisir, dans les routes qu'elle s'est frayées; il craint de s'être égaré, il rétrogradai un grand nombre d'idées se sont jointes à celles qui furent les premières ; elles compliquent le sujet, et suspendent le jugement.

Mais, à travers ce chaos de pensées, le génie en dit.

tingue une simple; son choix est irrévocablement fixé ; il sait qu'elle sera féconde.

Vient ensuite l'exécution.

En traçant son plan, le poète ne perdra jamais de vue l'idée principale. Elle donnera à son travail l'unité d'intérêt et d'action, source de toute beauté véritable.

Elle lui offre le moyen de satisfaire au besoin d'ordre

et de propor - msentiment universel a mis tu premier ra^nrogfcçptes du lotu et de la raison.

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Le poète se complaira dans les développement de cette idée-mère.

De son côté, le géomètre a toujours présente l'idée heureuse qui dirige ses recherches. Toutes les forces de son intelligence seront employées i dérouler la chalne des vérités contenues dans cette vérité première ! et l'unité de composition ne sera nulle part ailleurs aussi sensible. L'ordre de son travail est déterminé t Il ne saurait l'intervertir. L'évidence est pour lui la condition du succès ; il prend la méthode qu'il croit propre à l'y conduire, et entre ensuite avec joie dans la carrière ouverte à ses espérances.

Les auteurs dont nous comparons les travaux ont surmonté les premières difficultésl ils ont observé, entre les divisions adoptées, cette juste proportion d'étendues respectives, qui, sans nuire au sentiment de la continuité, permet et marque les repos.

Pour remplir ensuite les cadres qu'il. ont formés, ils s'abandonneront encore une fois aux inspirations de leur génie. Mais, à présent que les limites du sujet sont parfaitement arrêtées, ils n'auront plus à craindre de se perdre : l'un, dans le champ immense d'une imagination fertile en inventions) l'autre, dans cet océan des possibilités, d'où l'on aborde avec tant de difficulté sur le terrain ferme de Ja vérité démontrée. Souvent encore, dans le cours du travail, s'entrecroiseront des idées qui, bien que nées du sujet, nuiraient cependant ou à la rapidité ou à la clarté du divelop-

pement. S'ils mettaient trop do,* à éviter une telle surabondance d'invention# ios aute^^préteraient

l'élan de leurs pensées. Plus tard, ils reverront leurs premières ébauches, et n'y conserveront plus que les traits nécessaires. Changeant de rôle, ils se feront juges de leur propre ouvrage.

Ils examinent d'abord la marche des idées. Celles qui pourraient, d'un côté, partager l'intérêt, de l'autre, suspendre l'attention et détruire ainsi l'unité de composition, seront écartées. Elles iront enrichir soit. de gracieux épisodes, soit de savantes annotations; ou, si, trop éloignées du sujet qui les a fortuitement amenées, elles ne peuvent se placer convenablement dans l'ouvrage même, elles deviendrent peut-être l'origine d'une production nouvelle. Ainsi la branche développée dans la saison actuelle offre quelquefois le rudiment d'une végétation prochaine.

Les différentes parties du style seront l'objet d'un autre genre de corrections. L'homme de lettres s'occupera du choix des mots, de leur arrangement, de l'harmonie du vers, ou de celle de le. phrase. Un grand nombre de convenances, difficiles à concilier, seront soumises au jugement du goût, tantôtsi prompt à décider, tantôt si lent à prononcer; dont les opérations nous échoppent souvent, mais qui pourtant agit toujours conformément aux règles de la raison, lors même qu'il sem ble ne suivre d'autret lois que ses propres caprices.

La langue des calculs peut donner lieu à des corrections qui lui sont propres ; car elle a aussi son style, et tous les auteurs ne l'écrivent pas avec le même degré de perfection. Au choix des mots correspond celui des

caractères. A la vérité, ceux-ci sont tellement conventionnels, qu'il faut, dans chaque occasion, exprimer quelle valeur on leur attribue 1 cependant leur emploi est astreint à certaines convenancea, qui ne tiennent pas uniquement aux habitudes consacrées. Les formules remplacent la phr., elles peuvent être plus ou moins élégantes. L'analyse parle aux yeux. Ainsi, au lieu de l'harmonie eu de l'accord entre les une, elle doit présenter entre ses divers élémens de" rapporte d'ordre et de simplicité. Les personnes initiées à ce genre de discours trouven. bien certainement dans la contemplation des formules une sorte de charme qui les entraîne vers l'étude. Et, si les bons auteurs sont doué" d'une finesse de tact, qui leur dit quelles, entre cea formules, il faut écrire, et quelles seulement indiquer ; si leurs décisions sont tantôt spontanées, tan.

tôt réfléchies, c'est que ce tact n'est autre chose que le goût appliqué à des objets qu'on paraît avoir crus étrangers à Ion empire.

Nous venons de voir combien les productions intellectuelles les plus diverses ont ,nL' elles de ressemblances véritables; comment un sentiment d'ordre et de proportions, après avoir préaidé aux inspirations du génie, en dirige l'emploi, et se fait encore sentir dans les dernières corrections de l'ouvrage.

Mais si la marche de l'esprit est partout la même, les objets qu'il peut envisager sont d'une variété infinie. Au premier coup d'oeil, ce qui tient à cette variété doit plus frapper que l'identité des rapports dont nous "von" parlé. Auati les opérations intellectuelles, qui,

au fond , sont les mêmes, ont-elles reçu divers noms, suivant la nature des sujets qu'elles embrassent. La différence dans les mots, différence d'autant plus naturelle que chacune des branches de nos connaissances a été pendant long-temps, pour ainsi dire, exclusive de toutes les autres, tend à perpétuer l'opinion d'une séparation réelle entre les facultés de l'esprit : comme si, par exemple, l'allégorie elle-même n'était pas assujétie aux préceptes de la raison, et comme si la découverte d'une loi de la nature avait pu se passer du secours de l'imagination. Sans doute, le poète ne nous rendra pas compte des discussions pleines de finesse qui ont précédé l'adoption des emblèmes pour lesquels il s'est décidé : et l'homme de génie qui a surpris un des secrets de l'ordre naturel ne nous dira pas non plus combien de fois son imagination s'est égarée autour de la vraie route. Chaque auteur a mis, au contraire, tous ses soins à faire disparaître la trace de ses premiers essais, pour ne conserver que les formes propres au sujet. Le lecteur vient ensuite chercher , suivant ses dispositions personnelles, soit un délassement agréable , soit une instruction solide. Le titre du livre suffit pour qu'il soit certain de n'avoir à faire usage que du degré d'attention qu'il veut accorder, et il est naturellement porté à croire que les auteurs eux-mêmes ont écrit ou dans l'abandon d'une imagination qui erre en liberté, ou avec l'austère méthode d'une déduction qui ne permet aucun écart.

De là cette séparation , jadis si respectée , entre le domaine de l'imagination et celui de la raison.

Disons aussi que, dans un temps déjà éloigné , l'extrême division du travail, nécessaire à la science naiatante, avait dû accréditer l'idée de spécialité dans les facultés de l'Ame. Mais, aujourd'hui que les bienfaits de l'iniprimerie assurent à l'esprit humain la jouissance de tout ce que les générations précédentes ont accumulé d'observations, de comparaisons , de théories, de vérités incontestables, il n'aura plus à refaire les premiers pas ; ses forces réelles augmenteront chaque jour ; et déjà noua noua trouvons ramenés, par la voie d'une instruction approfondie, vers ces idées de simplicité et d'unité qui furent autrefois des révélations du génie, devinant sa propre nature, et s'efforçant d'on étendre les lois sur l'univers entier.

Ah ! n'en doutons plus , les sciences, les lettres et les beaux-arts sont nés d'un seul et même sentiment. Ils ont reproduit, suivant les moyens qui constituent l'essence de chacun d'eux, des coptes sans cesse renouvelées de ce modèle inné, type universel de vérité, si fortement empreint dans les esprits supérieurs.

Un coup d'œil jeté sur l'histoire de l'esprit humain va maintenant nous montrer comment, jusque dans ses écarts, et en vertu des lois de son être, tous MI efforts ont été dirigés vers l'ordre , la simplicité et l'unité de conception.