Considérations générales sur l'état des sciences (1833) Sophie Germain/Chapitre II

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Voir Considérations générales sur l'état des sciences (1833) Sophie Germain

Texte intégral


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CHAPITRE II.

Considérations générales sur l'état des sciences et des lettres, aux différentes époques de leur culture.

Si nous remontons jusqu'à l'origine de la littérature, nous verrons qu'elle a commencé la première fois que, sortant du cercle étroit des intérêts personnels, l'homme a essayé de communiquer à ses semblables des sentimens et des idées qui n'avaient aucun but usuel.

Le récit des évènemens remarquables, la peinture des grandes scènes de la nature, n'étaient encore que de simples copies de choses existantes.

Lorsque, au lieu de s'astreindre à faire le récit de certains faits, ou à dévoiler un certain état de choses, l'homme de génie est parvenu à reproduire, à l'aide d'une action dont il avait imaginé les ressorts, des impressions reçues d'ailleurs, il s'était déjà élevé jusqu'à la notion abstraite de l'ordre, pour y puiser la première des règles de sa composition. Il a voulu captiver l'attention des autres hommta; l'unité d'action , l'unité d'intérêt, la clarté de l'exposition ont été pour lui des moyens de succès, avant que l'esprit d'examen en eût fait des préceptes de l'art.

Jeté sur la terre, al. milieu de l'immensité des

choses, frappé à la fois par le spectacle d'une infinité -de merveilles, l'homme n'a rien trouvé au-dehors de lui de plus merveilleux que lui-même. Il a étendu son existence sur tout ce qui l'environnait. 11 a d'abord senti son individualité : cherchant partout sa propre image, il a personnifié les êtres inaniméa, les êtres intellectoel., enfans de son imagination. Ceux-ci ont présidé à tous les actes et à tous les phénomènes de l'ordre naturel. Ainsi se manifestaient déjà, à cette première époque de la culture intellectuelle, le sentiment profond d'un lien commun entre tous les êtres, et celui d'un type univerlel, gravé dans l'intelligence humaine, pour lui servir de modèle.

Les sciences n'existaient pas encore ; mais le besoin d'expliquer s'était fait sentir. La première des littératures fut poétique 1 et ce qui tenait lieu des sciences physiques n'était pas moins poétique que la littérature elle même. Ou plutôt, ces deux branches du savoir, tellement séparées aujourd'hui qu'il faut de la sagacité pour remarquer ce qu'elles ont de commun, étaient, dans ces premiers temps, entièrement confondues.

Qu'importait, en effet, à l'égard du caractère de la compositioit, que le sujet fut l'homme lui-même, ou quelqu'un des dieux, demi-dieux, ou génies qu'il avait dolés de l'intelligence et de& pauioité humai.?

Des êtres si pareils pouvaient même agir de concert, sans nuire à l'homogénéité d'inventiou, le merveilleux les unissait.

Nous apercevons, dans ces premiers essais de la pen- scc, le goût des idées générales et le sentiment d'analogie,


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qui se reproduiront, dans la suite, sous les formes les plus variées. L'individualité et l'intelligence de l'homme, en vertu desquelles ses actions sont dirigées vers le but qu'il veut atteindre, lui ont été con.

nues en même temps qne sa propre existence. Dès qu'il porte ses regarde autour de lui, qu'y cherche-t-il? ce qu'il a rencontré en lui-même. Il remarque dans les actes de la nature un ordre et une succession qui lui paraissent tendrevers un but déterminé; il ne suppose pas d'autre cause que l'action d'une intelligence et d'une volonté ; et cette intelligence, cette volonté, il ne peut les concevoir sans en investir un être quelconque. Il imagine deu êtres invisibles, parcequ'en effet il n'en voit aucun. Ce sont, suivant l'importance des actes dont il les suppose auteurs, des dieux, des demi-dieux, ou seulement dea génies subalternes. Ces êtres sont amis ou ennemis ; ils combattent entre eux ou ils unissent leurs forces i ils ont nos affections, nos hainea, nos passions, noa intérêts ils sont faits à notre image. Et pourtant, nous ne pouvons ni les voir, ni les entendit , ni les palper i ils sont donc immatériels j ce sont des esprits. Fidèle à sa pensée constante, l'homme n'a jamais cessé de regarder son existence propre comme le type de toutes les autres existences. Après avoir dit t 1 Les esprits existent, ils connaissent, ils veulent, Ils agissent, et leurs acdonl le manifestent par les chaw gemens matériels qu'ils opèrent, » il devait chercher en lui-même quelque chose de semblable. Nos conMiaaaneea, nos volontés et le principe de nos actions ont donc été attribués à une substance immatérielle, -


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(lui, suivant la diversité de tes opérations, a reçu ditférons noms.

Cotte ébauche de nos connaissances nous montre l'origine de la plupart des idées qui ont été reproduites depuis. La littérature a conservé les fictions qui furent regardées autrefois comme des réalités; les sciences physiques ont recueilli les observations que ces fictions elpliquaient; la philosophie y a puisé ses systèmes; et les religions y ont pris les élémens de leurs croyances.

Sans nous astreindre à aucun ordre historique, lui.

vons la marche de l'esprit humain.

Les observations se sont multipliées. La régularité dos mouvemens célestes et la constance des phénomènes sublunaires ont décelé dès lois immuables. Les volontés d'une multitude de personnes n'ont pas ce caractère. Un seul homme peut avoir des volontés relatives à des objets différena. et, s'il était chargé de di riger à la fois plusieurs genres d'actions, il établirait un ordre constant, qui le dispenserait d'une Attention de détail. A cet égard, l'état de société prétente des exemples. L'homme a dit alors 1 a Un seul être a voulu l'univers, et il le gouverne ; ses volontés sont Immuables. »

Nous voyons naître nos semblables; nous avons commencé : l'univers a donc eu aussi un commencement.

Nous avons une Ami immatérielle ; elle est la force

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motrice qui produit nos actions. L'Être des êtres est immatériel ; il a créé toutes choses, et il agit sur elles.

Il a créé l'univers ; il existait donc avant cet univers.

L'esprit humain étaitarri veaux limites des analogies.

Au-delà , il n'avait plus aucune idée de l'être, car il manquait de modèle. Cette négation d'idée, cette limite de la pensée a été exprimée ; l'infini est son nom : s'il s'agit de la durée, c'est l'éternité. Le Créateur de l'uni vers n'a pas commencé ; il ne doit pas finir : il est éternel.

Dans ce qui précède, on ne voit pas clairement comment on a été conduit à cette dernière partie de la proposition : « il ne doit pas finir. n Le voici.

Nous assistons au commencement et à la fin d'existences pareilles à la nôtre : ces deux époques sont les limites de la vie. En deçà et au-delà nous trouvons le temps, qui ne leur appartient pas; mais nous voyons que d'autres existences en jouissent : ce genre de limitesest donc relatif. Ainsi la durée de notre vie est comprise entre deux limites de même genre.

L'analogie voulait que l'existence dont ou avait reculé l'origine jusqu'à la limite absolue fût aussi comprise entre deux limites de même genre : elle ne devait pas finir, puisqu'elle n'avait pas commencé. L'intelligence humaine s'était déjà approprié la spiritualité ; elle devait prendre aussi possession de l'éternité; car, nous l'avons déjà dit, sa méthode habituelle est de transporter hors d'elle-même les lois de sa propre existence ; de chercher dans les analogies ce qui manque encore à ses nécessités intellectuelles, et de re-

porter ensuite vers elle-même les supplémens dont les objets extérieurs lui ont donné l'idée. Elle était donc naturellement conduite à l'éternité de l'âme. On sait qu'en effet cette opinion, présentée sous différentes formes, a eu de nombreux partisans. Cependant l'idée, moins analogique, de la simple immortalité a prévalu.

Ajoutons encore quelques observations.

Lorsque l'individualité multipliée des êtres invisibles satisfaisait son imagination, l'homme n'avait pas encore pratiqué les différons arts en vertu desquels il assigne aux ouvrages de ses mains une destination conforme à ses volontés. Les procédés mécaniques lui apprirent que, après avoir transformé lesagens naturels, il pouvait aussi leur communiquer un mouvement plus ou moins durable; l'analogie lui fit ainsi penser que l'être unique qui gouvernait le monde en était l'architecte.

On avait été mené directement à dire que le Createur de l'univers n'avait pas commencé ; l'idée qu'il ne doit pas finir est presque symétrique de la première. Eh bien! en s'appropriant le genre de limites que son esprit avait atteint, l'homme ne l'adopte plus pour origine; mais il en fait le terme de son existence immatérielle.

Cette eapfrre de paradoxe s'expliquera lorsque nous nous occuperons de la liaison établie entre la morale et les croyances.

Nous venons de tracer la. marche la plus simple que l'intelligence humaine ait pu suivre. Témoin des mer.

veilles de la nature; voulant, parce que le besoin s'en


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Taisait sentir à elle , la simplicité, l'ordre et les proportions dans ses propres ouvrages, elle attribue, et l'unité, et l'ordre, et les proportions qu'elle remarque dans l'univers à la volonté du Créateur. Mais l'esprit philosophique ne pouvait se contenter d'une explication également applicable aux faits les plus contraires. Par son essence, la volonté est plus ou moins arbitraire: il fallait à l'esprit philosophique un plus ferme appui ; il lui fallait partout les lois de la nécessité. Tantôt la toute-puissance divine fut soumise à ces lois; tantôt la matière elle-même et ses accidens furent regardés comme nécessaires.

Pressé de trouver au dehors les ressemblances à son modèle intérieur; encore peu informé des vérités de la nature ; ignorant et la quantité de chaque phénomène et leurs rapports entre eux , l'homme de génie, inspiré par le sentiment profond des conditions de l'être , était entraîné vers la recherche d'une dépendance mutuelle entre les faits dont il était le témoin. Il I" coordonnait suivant ses convenances intellectuelles, et demandait aux analogies ce qui manquait encore à ses connaissances positives. L'esprit de système devait sans doute égarer l'intelligence humaine : c'était l'effet inévitable de son penchant à mettre à la place des certitudes, qui n'étaient pas acquises, mille conjectures hardies, qui, démenties ensuite par des observatiuns nouvelles, léguaient aux générations suivantes de véritables préjugés à l'égard des faits encore inconnus. 11 est pourtant certain que cet esprit n'a jamais cessé d'être guidé par la prévision de la vérité.


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Dans ces derniers temps, on a voulu recueillir en un seul faisceau les différentes branches de la science.

L'auteur de la préface de l'Encyclopédie dit, en la terminant : « L'univers, pour qui saurait l'embrasser » d'un seul coup d'oeil , serait un fait unique, une » grande vérité. » Ces paroles remarquables renferment le secret des efforts de l'esprit humain.

Chacun des systèmes qu'il a enfantés avait pour but de concentrer en un fait unique les faits alors connUl.

On établissait entre cea faits la relation de cause à effet : on voulait une raison pour qu'ils fussent. On cherchait une unité, des. rapports, un ordre, des proporLions, parce que ces conditions sont le caractère du vrai. On n'était pas en état de leur donner un appui solide; mais on généralisait, avec plus ou moins de bonheur, les résultats dont on avait acquit la certitude. Une vérité découverte prêtait son caractère propre à un vaste ayatëme ; et mille suppositions comblaient ensuite l'intervalle entre elle et celles qui, placées dans un rang aecondaire, semblaient devoir s'y lier.

Une idée dominante ae retrouve partout; l'homme s'est cru le modèle de tous les êtres, le but vert lequel ils tendent, le centre de l'unlvert. Non seulement tes convenances intellectuelles devaient être réalisées en toutes choses ; mais encore ses moindres convenances usuelles (étaient la cause finale des êtres la plus éloignés de lui. Ainsi le soleil, la lun., les étoiles tant nombre et presque invisibles, sont là tout exprès pour fertiliser sus champs et éclairer ses veilles. Le moindre brin d'herbe développé sans culture, l'animal du dé-

sert, le coquillage qui habite le fond des mers, ont leur utilité , ou , en d'autres termes, ils sont faits pour l'homme. On poursuivait l'unité et l'ordre; on les concevait dans des relations imaginaires. Il y eut d'abord erreur du jugement; mais rameur-propre sanctionna bientôt cette erreur, et les religions la consacrèrent.

Nous voyons encore aujourd'hui la trace des opinions qui rapportent toute autre existence à cette de l'homme.

Nous appelons cependant fausses sciences deux branches de l'ancien savoir, qui, sous les noms d'alchimie et d'astrologie judiciaire, ont joui pendant long.

temps de la plus haute estime.

La première enseignait que le corps humain est l'a.

brégé de l'univers. Les diverses substances qu'elle soumettait à ses opérations avaient reçu les noms des divers organes avec lesquels elles avaient des ressemblances prétendues. Le foie de soufre, par exemple, est encore connu dans le langage vulgaire. Celte science voulait aussi l'unité : car ses investigations avaient pour buts la panacée, ou le remède universel , et l'alkoc., ou le dissolvant général, par lequel toutes les autres substances devaient finir par être réduites en un seul élément, qui était l'eau. Les métaux étaient l'objet de mille doctrines singulières : on établissait des rapports entre eux et les planètes, dont on leur avait donné les noms.

L'astronomie judiciaire apprenait l'iuflucnce des astres sur le sort de chaque indIvidu. L'homme, persuadé de son importance, s'imaginait qu'il était me-

naco par l'apparition des comètcs. Les grands de la terre, renchérissant sur cet amour-propre, ne concevaient pas d'événement plus remarquable que leur propre mort : aussi ne doutaient*ils pis qu'elle ne fàt annoncée par ces astre# vagabonds, qui bien certainement n'auraient pas pris la peine de visiter la terre s'ils n'eussent été chargés d'avertir ses habitans d'un tel malheur.

Si nous avons renoncé à ces antiques erreurt, noua conservons encore, dans nos argumentations, l'invincible habitude de juger de la nature dea choses par la possibilité de nous en former une idée; et une proposition est affirmée ou niée suivant que noua pouvons ou ne pouvons pas en concevoir l'existence.

Ainsi nous disons hardiment que la matière est divisible à l'infini; parce qu'il nous est facile de continuer à l'infini l'opération arithmétique de la division. Nous disons que la matière ne peut penser; parce qu'elle est divisible à l'infini, et que l'unité de nos opérations intellectuelles répugne à l'idée de la divisibilité.

Nous ne savons néanmoina toutes ces choses ni âpotte* riori, puisque l'expérience ne peut les atteindre; ni A prion, puisque, la matière ne nous étant connue que par de simples perceptions, noua en ignorons complètement l'essence. On croirait, à voir notre assurance , que, à l'exemple du géomètre, nous sommes psrvenus à exprimer la nature du aujet avec une telle précision que toutes ses propriétés sont renfermées dans notre définition. Mais combien est grande la différence ! Au lieu d'une équation absolue qui renferme

l'objet de nos recherches tout entier , en sorte que rien de ce qui lui appartient ne puisse être é'r. i.ger à cette espère de définition caractéristique , nous connaissons ulement quelques propriétés relatives à nos sens. Que penser de la singulière assurance avec laquelle, lorsque nous avons à balancer les probabilités dans des questions qui ont si peu de prise, nous n'hésitons pourtant pas à nous écrier: (1 Il est évident; il et absurde ; il faut. être de mauvaise foi pobr ne pas convenir, etc. » Avouons-le : la philosophie a fait des progrès réels ; mais elle doit encore subir de grands chanMemens, si elle peut espérer d'arriver à l'exactitude.

Nous avons déjà remarqué qu'il existe en nous un sentiment profond d'unité, d'ordre et de proportions, qui sert de guide à tous nos jugemens. Nous y trouvons dans les choses morales la règle du bien; dans les choses intellectueHett, la connaissance du vrai ; dans les choses de pur agrément, le caractère du beau.

Il nous est difficile de savoir si les conditions qui sont imposées à notre approbation en toutes choses sont le résultat immédiat des lois de l'être, ou si elles tlérivent seulement d'un rapport entre, toute autre réalité et celle de notre existence.

Plusieurs philosophes paraissent s'être proposé, plus ou moins directement, les questions que ce doute pourrait faire naître. Les uns ont vu dans les causes occasioitelles de nos sensations des qualités correspondantes à ces causes; d'autres ont prétendu nier l'existence des objets qui nous sont extérieurs,

De nos jours, Kant a discuté une question de ce genre. Sa remarque expresse porte sur ce que les argumens les plus concluans peuvent être attribués ou à des rapporta nécessaires, ou aux formes de notre entendement 1 en sorte que, à cet égard, toute décision rationnelle parait nous être interdite.

Qusntau raisonnement à priori, on ne saurait nier, en effet, la légitimité du doute philosophique : car ce doute est fondé sur l'impossibilité de comparer aucun autre jugement avec celui de l'homme. Cependant l'opinion qui attribuerait à l'être, considéré en lui même, l'unité, l'ordre et les proportionl t que nous poursuivons dans tous les objets » aurait en sa faveur certaines induction., qu'il n'est peut-être pas inutile de développer. Nous allons essayer d'exposer clairement la nature de ces inductionsl il sera fscile d'apprécier ensuite quel degré de confiance il convient de leur accorder.

Notre logique se compote de règles dictées par la raison universelle. Ces règles ne seraient pu moins certaines pour nous Ion même qu'on voudrait qu'elles enseignassent seulement à former et à reconnaître les jugemens que tout homme de bon sens ne saurait contester. Si nous adoptera, pour un instant, l'hypothèse de l'entier isolement de la raison » c'est-à-dire» à nous supposons qu'aucun objet extérieur à l'esprit de l'homme ne soit venu a sa connaissance » et que » livré uniquement à ses propres pensées et à celles qu'il doit aux sociétés humaines, il ait voulu rassembler en un corps de doctrines les vérités de son être » celles

qui naissent de ses rapports sociaux , de ses affections et de ses devoirs, nous y trouverons les idées du bien, du vrai et du beau, telles que nous les avons actuellement. Notre morale, notre logique et nos règles du goût ne seraient pas changées : car les récits animés, la peinture des passions , l'invention d'une action poétique, fourniraient encore des sujets à l'art d'embellir et de plaire ; et la littérature, bien qu'appauvrie , ne serait pourtant pas anéantie.

Dans cette position hypothétique, la question de savoir si les rapports entre les diverses parties d'un sujet sont nécessaires en eux-mêmes, ou s'ils nous semblent tels uniquement en vertu de nos formes intellectuelles, ne se serait pas présentée à l'esprit des philosophes. Peut-être même, uniquement environnés des choses humaines, eussent-ils été dans l'impossibilité de comprendre le sens de cette question. Comment, en effet, auraient-ils songé à la notion abstraite de l'être, lorsqu'un seul mode d'existence leur etJt été connu?

Leur logique etJt pu être la nôtre ; mais leurs opinions dogmatiques eussent été fort différentes de celles qui ont crédit parmi nous.

Arrêtons un instant notre attention sur l'objet du doute philosophique, et tâchons d'en bien définir la nature.

La question qui a été proposée par Kant tend à saper dans ses fondemens la réalité absolue de toutes les certitudes que nous pouvons obtenir. Elle réduit à n'être que des vérités relatives celles même dont nous possédons les plus claires démonstrations. Le doute

que ce philosophe a élévé attaquerait principalement ce que nous avons admis concernant les attributs de l'être. Ainsi le type intérieur qui nous sert à distinguer le bien , le vrai et le beau , serait bien en effet celui qui convient à notre manière de sentir, mais -n'aurait en dehors de nous aucune réalité dont nous pussions obtenir l'assurance.

L'auteur, après avoir dénié la preuve de l'existence de Dieu, fondée sur la nécessité d'une cause première à celle de l'univers, demande au sentiment de IUp.

pléer à l'inauffiisnce du raisonnement. Mais il est facile de voir que cette concession en faveur des idées morales est purement arbitraire, et seulement destinée à servir de sauve-garde au système des formes intellectuelles.

Nous l'avons déjà dit, et cette proposition est fondamentale : il n'existe qu'un seul modèle du vrai : mais aeacopies diffèrent entre elles, oomme les objets qui en reçoivent l'empreinte. Dana tamorate, dam la mienu, dans la littérature, dans les beaux-arts, nous poursuivons toujours l'unité d'existence, l'ordre et les pr.

portions entre les parties d'un même tout.

La question qui se présente est celle-ci t le modèle du vrai, ce type de l'être, le devons-nous au fait de notre existence, considéré abstractivement; c'est à - dire, suffit-il qu'il existe un être intelligent pour qui! trouve en lui-même les conditions sans lesquelles lueUD.

existence n'est possible? Ou bien est-ce au mode particulier de notre être qu'appartienaent les condition* qui sont pour nous le caractère du vrai?

Notre question comprend celle de Kant, qui pourrait être ainsi rendue : Notre logique est-elle ctlle de la raison absolue, ou conviellt-elle uniquement à la raison humaine?

A l'égard de ce quece philosophe remarque touchant notre tendance intellect uelle à chercher les causes de tout objet qui frappe notre attention, cette tendance , en adoptant notre manière d'envisager les choses, me paraîtrait indiquer que nous n'apercevons pas l'objet dant son entier. Il s'offre à nous avec le caractère fractionnaire ; nous demandons quelle en est l'unité. Nous le voyons comme étant une partie ; nous voulons connaître le tout auquel cette partie appartient.

Prenons un exemple. Supposons que , au lieu d'envisager l'équation du cercle, nous soyons frappés d'une des propriétés des sinus et cosinus. Nous pourrions bien demander pourquoi cette propriété a lieu en effet; car alors nous n'aurions sous les yeux qu'une partie du sujet. Mais, si nous remontons jusqu'à la première expression de la courbe, notre curiosité est pleinemont satisfaite; nous avons défini l'essence; nous voyons une existence complète ; et cet être absolu et nécessaire serait certainement compris de la même manière par les intelligences les plus diverses que nous puissions imaginer.

Mais de pareils su jets sont en petit nombre ; ils appartiennent aux mathématiques pures. Nos raisonnemens logiques s'appliquent, au contraire, il tous les sujets.

Nous avons vu que la question de la certitude absolue

ou relative de ces raisonnemens ferait insoluble à priori ; que, si elle pouvait s'offrir à l'homme, que nous avons supposé privé de la notion des objets extérieurs et environné uniquement des choses humainea, il n'hésiterait pas à regarder ses nécessités intellectuelles comme ce qu'il y a de plus absolu. Sans doute même il irait plus loin; et, à beaucoup d'égards, ses idées seraient contraires aux nôtres.

Ainsi, par exemple, j'ai dit comment nous eommes parvenus à établir que la matière ne pense pas.

L'homme, que je suppose ne connaître autre chose que lui-même et ses semblables, n'aurait pu imaginer qu'il y eùt deux substances en lui. Aucune action extérieure ne l'eût fait songer à des individualités invisibles et douées de volontés. 11 n'eût pas douté de l'unité de son existence ; et, si, dans cette position hypothétique, des corps inertes lui eussent été présentés, il n'eût pu manquer de les croire jouissant de sentiment et de pensées. L'expérience seule oùt fini par réformer ce dogme que la matière ou l'étendue pense et réfléchit veut et agit. Les enfans, qu'on a soin de préserver du contact de tout objet extérieur, attribuent l'inten- tion de les frapper au corps dont le choc vient à les blesser. La loi du talion, Joi de justice innée, les porte à rendre le coup qu'II. ont reçu) et le conseil de leur nourrice, qui les y invite, est suggéré par le désir que l'enfant manifeste naturelle- ment, d'être vengé d'une attaque qu'il regarde comme volontaire. Les observateurs peu réfléchis croient alors que l'enfant raisonne mal; tendu que eta Mtéet

dérivent immédiatement du même sentiment d'analogie qui a entraîné l'homme, placé dans une position différente, à des idées dogmatiques entièrement opposées.

Où trouverons-nous à présent la solution de la difficulté qui nous occupe? Les raisonnemens à priori ne peuvent l'atteindre, puisqu'ils sont tous formés par la raison, dont nous voulons juger la manière d'agir; et, lorsque nous avons recours aux preuves extérieures, nous voyons que, suivant la position de l'observateur, l'analogie le conduit aux opinions les plus contraires.

Ah ! si les conjectures de l'homme eussent toujours été réalisées; si l'expérience eût sanctionné tous les systèmes qu'il a imaginés; si, lorsqu'il avait jugé de l'impossibilité d'un fait, d'un ordre quelconque de choses, contemporaines ou successives, l'ohservation n'eût jamais démenti ses décisions théoriques, qui pourrait douter de l'absolutisme de nos nécessités logiques? Les formes intellectuelles de l'observateur auraient-elles donc le pouvoir de ployer ù leur convenance les sujets soumis à son examen?

Nous sommes loin de cette heureuse position. L'histoire des sciences signale mille écarts; et il a fallu à l'esprit humain plus d'efforts pour détruire ses propres ouvrages que pour en reconstruire de nouveaux. Les systèmes satisfaisaient, à l'aide des suppositions les plus hasardées, aux faits qu'ils devaient expliquer.

Bientôt ces systèmes devenaient insuffisans; mais leur influence sur l'esprit des philosophes était alors un

oUsinele difficile à vaincre, pour arriver à la connaissance de la vérité.

Si nous possédons en nous-mêmes le type du vrai, pourquoi avons-nous commis tant de méprises?

Si notre logique n'est autre chose que le recueillies principes de la raison absolue, comment, malgré les secours d'un guide sûr, avons-nous pu errer si long-temps dans la région nébuleuse des suppositions gratuites?

L'examen de la première de ces questions met hors de doute que le type du vrai n'a jamais cessé de se faire sentir au milieu des erreurs de la raison.

Chaque système a été inspiré par la connaissance d'une 0- vérité incontestable. L'homme de génie, frappé de l'importance de cette vérité, et persuadé de l'unité de l'être, a voulu rapporter toutes les choses à celle dont il avait acquis la certitude. 11 a imaginé, il a rempli, d'une manière plus ou moins heureuse, les nombreux intervalles entre les pointa solidement établi.. Mais cet esprit supérieur, auteur d'un vaste système, n'a jamais confondu, dans sa conscience, la certitude absolue, qui servait de base à son ceuvre, avec la probabilité, souvent bien faible à ses propres yeux, des suppositions destinées à lier entre elles les diverses parties de sa doctrine.

C'est là, c'est dans la pensée des inventeurs qu'il faut étudier la nature de l'intelligence humaine t et , à cet égard, l'histoire du genre humain se réduit à

celle d'un petit nombre d'hommes nés avec l'honorable mission d'éclairer leurs semblables.

Sans doute le modèle du vrai, qui nous sert à reconnaître le bon et le beau , n'est pas le partage cxdnsi f de ces hommes privilégiés ; mais des esprits communs ne voient qu'autour d'eux-mêmes. Dans le cercle de leurs affections et de leurs intérêts, ils sont juges éclairés : au-delà il n'existe aucune certitude dont ils fassent cas; ils manqueraient d'ailleurs de facultés pour l'apprécier.

Revêtues des formes séduisantes qu'une imagination élevée sait prêter à ses conceptions, les doctrines systématiques ont été adoptées avec enthousiasme par la curiosité publique. Les esprits cultivés en ont fait leur pâture; et elles ont été enseignées dans les écoles. Il s'agissait de les savoir, et non de les juger. On en suivait les conséquences; on en multipliait les applications. Tout le monde parlait d'après le maître; sa pensée était expliquée ; et l'on faisait sur ses écrits mille commentaires, qu'il n'eut certainement pas avoués.

La simplicité primitive disparaissait ; une foule d'erreurs venaient obscurcir le fond de vérité qui avait éclairé le premier auleur du système. Et pourtant renseignement et le crédit y restaient obstinément attachés; jusqu'à ce qu'une hypothèse plus en harmonie avec les progrès de l'observation eut satisfait au besoin de savoir, qui a devancé, pendant un temps si long, la création de la science véritable.

Ici revient naturellement la question relative aux

certitudes logiques. Comment, si elles sont abaolues, l'esprit humain a-t-il pu tomber à l'erreur?

Il est d'abord évident que tout faux raiaonnement, dès lorsqu'il peut être jugé tel parla raison humaine, dérive d'une toute autre cause que le défaut d'abso.

lutisme dans nos nécessités Intellectuelles. Il n'y a plus donc à examiner que les déviations commises par l'homme de bonne roi et de jugement éclairé, qui, partant d'un principe certain et raisonnant avec la plus sévère exactitude, est cependant arrivé à dea conclusions démenties par les faits.

Nous observerons, en premier lieu, qu'il est extrêmement difficile d'énoncer le principe certain, dont on veut suivre les conséquences, d'une manière aasea précise pour que aa définition l'exprime tout entier, et, en même temps, n'exprime aucune idée qui ne serait pas nécessairement renfermée dans ce principe.

Cette difficulté tient à la nature des langues. Elles doivent leur origine à des communications usuelles.

Dans les idées qui se rapportent aux choses présentes ou à celles qui sont parfaitement connues, elles ont toute l'exactitude désirable. Mais pour les appliquer à des sujets philosophiques, il a fallu prendre au figuré des termes qui, fort clain dans leur signification propre, n'ont pu conserver leur précision après l'altération du sens dan, lequel on était accoutumé à les entendre. Cet inconvénient a toujours été senti. On a cru l'éluder en forgeant des mots nouveaux pour des idées nouvelles. Mail ces mots epx-mémes avaient

besoin d'être définis, et ne remédiaient nullement au défaut de précision. Loin de là, les expressions techniques ont été interprétées de manières diverses par ceux qui cherchaient dans un système accrédité un appui pour leurs idées particulières. Elles sont ainsi devenues une des sources les plus fécondes de la divagation des opinions philosophiques. Les expressions étaient les mêmes; mais chacun avait une opinion différente de celle de son interlocuteur.

Dans un temps reculé, dont il est sans doute difficile d'assigner la première époque, les propriétés générales des nombres, celles des figures simples et des corps réguliers, avaient attiré l'attention des hommes liés avec le génie des sciences exactes. Ici les idées sont d'une extrême simpticité. On avait sous les yeux les figures et les corps géométriques eux-mêmes ; il était impossible de leur attribuer des propriétés qu'ils n'avaient pas. Des remarques multipliées ont conduit à la connaissance parfaite de ces objets; un grand nombre de théorèmes curieux en ont été le fruit; et, lorsqu'on a voulu rendre ces théorèmes et ceux qui concernent les nombres, quelques signes, dont la signification ne pouvait être équivoque, ont suffi pour représenter avec précision des idées d'une exactitude parfaite. Dès leur naissance , les sciences mathématiques ont offert à l'esprit humain l'entière réalisation de ce type du vrai, objet de ses plus chères affections.

Partout ailleurs il en poursuivait en vain les caractères sublimes. Mille suppositions gratuites avaient.

été incorporées à un petit nombre de vérités ; et,

malgré les formes absolues de l'enseignement philosophique, l'homme doué d'un esprit juste sentait au fond de sa conscience que l'étude ne pouvait le conduire à aucune certitude véritable.

Les temps ne son t pasencore fort éloignés où les sciences physiques, morales, religieuses, et politiques étaient surchargées d'une foule de doctrines hypothétiques et mystérieuses. Aussi voyons-nous qu'alors la géométrie inspirait un enthousiasme qu'elle ne fait plus éprouver au même degré. Quand, en effet, l'homme doué du sentiment profond des conditions qui n'appartiennent qu'au vrai s'était astreint à étudier avec application les divers systèmes qui composaient la science, systèmes rendus plus obscurs encore par une foule de commen.

taires, dont les auteurs étaient loin de la sagacité des premiers inventeurs, et se contredisaient entre eux de cent manières diverse*, comment n'aurait-il pas été saisi d'une joie indicible, en rencontrant, portée au plus haut degré, cette évidence de la vérité, dont la privation l'avait si cruellement tourmlnté, Descartes osa douter publiquement des doctrines de l'école. Ce grand homme n'eut pourtant pas le courage de renoncer à l'espérance, tant de fois déçue, de réaliser enfin la copie fidèle du type de l'être. Il reconstruisit l'univers sur un noujeau plan. Mais le noble exemple qu'il avait donné servit bientôt à faire rejeter son propre système. Descartes rendit ainsi à la raison un service immense : il créa pour elle une époque nouvelle; elle lui doit son indépendance, 'L.b,PO' thèse ingénieuse des tourbillons semblait appartenir

au temps qui venait de finir : aussi en marqua-t-ellc la dernière limite; et les efforts de l'esprit humain changèrent-ils alors entièrement de direction.

Les sciences mathématiques étaient divisées en deux parties distinctes : Descartes sut les réunir. Elles avaient déjà fait d'assez grands progrès: l'application de l'algèbre à la géométrie leur imprima un nouvel essor. Elles étaient isolées de toutes autres recherches : la langue des calculs, déjà ployée à un usage nouveau, fut peu après susceptible d'exprimer les grands faits du ciel. Ainsi le même homme qui avait eu la gloire de renverser d'anciennes erreurs eut la gloire, plus grande encore, d'ouvrir à ses successeurs une route dans laquelle il était impossible de s'égarer.

Newton parut, armé d'un nouveau genre de calcul : et l'unité, l'ordre, les proportions de l'univers, que le sentiment du vrai avait fait chercher si longtemps, devinrent des vérités mathématiques. Son génie avait reconnu la cause des mouvemens célestes : une analyse pleine de finesse lui servit à les mesurer.

L'optique fut aussi entre ses mains une science nouvelle; et il devina , par rapport à la nature des corps réfringens, des vérités , qu'il était reservé à la chimie de vérifier beaucoup plus tard.

C'est de cette époque, à jamais mémorable, que doit dater l'alliance entre les sciences mathématiques et les sciences physique). La mécanique et l'hydrodynamique n'avaient pas été ignorées des anciens. De grands travaux et les livres d'Archimède attestent qu'i' * en savaient et la pratique et la théorie. Mais

l'idée îles quantités est tellement inhérente à celle des forces, qu'on peut dire de ce» deux sciences qu'elles sont essentiellement mathématiques.

Leurs élémens , ceux de l'algèbre et ceux de la géométrie, composaient tout le domaine des idées exactes.

Partout ailleurs on ne retrouvait plus que les vains efforts du génie pour arriver à la vérité, et les erreurs sans nombre que les doctrines insuffisantes des premiers inventeurs traînaient à leur suite. Le langage mystérieux employé par les philosophes, langage plus obscur encore que les idées qu'il était destiné à rendre, formait avec la langue précise et claire des sciences exactes un contraste singulier.

Dans un temps où les géomètres étaient en petit nombre et vivaient isolés, ce contraste était connu d'eux seuls; et son effet se bornait à leur inspirer le plus profond mépris pour toutes les autres sciences. Mais, lorsque les phénomènes célestes, objets de l'admiration et de la curiosité des hommes, se furent rangés sous les lois du calcul, l'étude des mathé matiques se généralisa; et les bons esprits furent frappés d'une manière d'argumenter si différente de celle de l'école.

L'astronomie physique remplaçait des hypothèses discréditées ; et une vive lumière succédait à l'assemblage des idées lesplus obscures. Cette révolution subite ébranla l'empire des préjugés; elle alarma les hommes intéressés à en soutenir le règne. Ils craignaient les vé.

rités, même les plus étrangères à leurs doctrines; et aucune profession de foi ne parut assez orthodoxe

pour les rassurer. Semblables au peintre, qui éloigne des regards du spectateur tout objet réel et palpable, l'instinct d'une sorte de perspective morale les avait avertis du danger des comparaisons.

Tandis que le système du monde présentait aux philosophes le spectacle nouveau d'un mécanisme simple dans son principe et fécond dans ses conséquences, la physique sublunaire était encore surchargée de mille suppositions, nées du besoin d'expliquer les faits, dont la liaison était inaperçue. Mais rattachement aux vieilles routines, lorsqu'il était exempt de l'envie d'imposer, ne pouvait lutter lo.ig-temps contre le désir et l'espérance d'obtenir dans d'autres genres d'études des succès , dont un grand exemple venait de révéler la possibilité. Les sciences étaient un mélange confus d'erreurs et de vérités : on sentit qu'il fallait tout refaire : Bacon en donna le conseil.

Les anciens, préoccupés de considérations metaphy- * siques, avaient peu observé. On dirait qu'ils ont craint de rencontrer dans la réalité des faits le démenti à leurs idées systématiques. A la renaissance des lettres, on médita leurs écrits. Leur littérature offrait des modèles ; elle conquit, à juste titre, l'admiration universelle. Tous leurs ouvrages furent également recherchés. On adopta leurs idées; et la controverse ne roula que sur les diverses manières de les interpréter.

Si quelquefois on essaya desex plications nouvelles, ce fut toujours, à l'exemple des anciens, en s'efforçant de ployer les faits à des explications vagues et hasardées.

Jusque là, on avait toujours cherché les causes des phénomènes; on considéra les phénomènes en euxmêmes. Au lieu du pourquoi, on voulut savoir le comment de chaque chose. Une foule d'observateurs - laborieux examinèrent la nature des faits. Ils renoncèrent courageusement pour eux-mêmes à la satisfaction de les expliquer, dans l'espoir de transmettre à leurs successeurs une masse de connaissances posi.

tives, dont la liaison se dévoilerait nécessairement à une époque plus éloignée.

Alors, et seulement alors, on commença à connaître la nature. Auparavant, l'homme l'avait imaginée ; il la vit pour la première fois.

On tenta de mesurer tout ce qui est mesurable. A la question du comment se joignit celle du combien. Les phénomènes, mieux appréciés, furent calculables; et les plus simples d'enlr'eux présentèrent aux héritiers de Newton des objets d'études. De nos jours , l'esprit mathématique a fait, de tels progrès que la physique dite particulière , c'est-à-dire la science des phénomènes naturels qui n'appartiennent pas à l'histoire naturelle, a, pour ainsi dire, disparu, et s'est transformée en une des branches les plus importantes des sciences exactes.

En se prêtant aux usages nouveaux, la langue des calculs s'est enrichie de plusieurs méthodes nouvelleM: et ces méthodes ont ensuite fourni le moyen de traiter des questions que, naguère encore, les sciences exactes ne paraissaient pas devoir aborder.

De si grands progrès, des applications si nombreuses

ont tourné tous les esprits vers les sciences mathématiques. Il y a moins d'un siècle, l'objet de ces sciences ruiit circonscrit dans un petit nombre de vérités abstraites; et les personnes les plus instruites regardaient l'algèbre comme un langage barbare et indéchiffrable.

Aujourdhui, ses élémens entrent dans l'éducation; son esprit en a pénétré dans la masse des nations, et fortifié la raison publique.

Nous venons de voir comment l'esprit humain, après s'être épuisé en vains efforts pour réaliser au-dehors de lui - même le modèle du vrai empreint dans sa pensée, abandonna, changeant tout-à-coup de direction, les espaces vagues d'une métaphysique téné- breuse ; parcourut pas à pas la route de l'observation ; et, profitant avec art des ressources offertes par les progrès d'une science où s'étaient réfugiées les idées d'orde et de rectitude, qui partout ailleurs étaient enf jvelies sous un amas confus de théories bizarres et hétérogènes, parvint à soumettre aux lois du calcul des phénomènes dont la nature était restée longtemps inconnue.

Reprenons les deux questions que nous nous sommes proposées. La digression historique à laquelle nous nous sommes livrée nous fournira le moyen d'y répondre avec plus de précision.

On demande d'abord pourquoi nous avons commis tant de méprises, si nous portons en nous-mêmes le type du vrai.

Il est clair que l'esprit humain, pressé de jouir, avait, jusqu'à nos temps modernes, suivi un chemin où il ne devait rencontrer aucune réalité effective.

Instruits par l'expérience, il nous est même facile de comprendre à priori pourquoi les faits échappaient à chaque instant aux divers systèmes enfantés par le génie de l'homme.

Et, en effet, le type du vrai, par sa nature, se compose d'idées abstraites. Il nous avertit bien de ce qui répugne, c'est-à-dire des propositions qui ne peuvent exister simultanément; mais il ne suffit pas pour nous manifester des réalités particulières. Nous savons que chaque chose a son essence; que cet te essence est l'unité dn sujet; qu'elle est susceptible de division. Noussavons encote qu'il existe de l'ordre et des proportions entre ses parties. Mais, dans un cas donné, quels sont cette essence, cet ordre, ces proportions? Le modèle de l'être ne nous en informe pas. Lorsque, étayé par un petit nombre de connaissances certaines, l'homme de génie a essayé de suppléer, par des suppositions gratuites, à ce qui lui manquait d'observations positives, il a établi entre ces choses des relations purement fantastiques. Et si, dans l'état actuel de nos connaissances, on demandait au géomètre combien de fois la théorie des probabilités veut que des conjectures ainsi formées soient réalisées, il rencontrerait bien certainement la très petite fraction qui représente les succès obtenus pendant les siècles qui les observations pr é c i ses ont précédé l'époque où les observations précises ont remplacé les assertions dénuées de preuves.

A l'égard de l'objection que l'on veut, contre l'absolutisme des nécessités logiques, tirer de démentis donnés par les faits à des conséquences déduites d'un principe certain, nous avons dit comment l'imperfection des langues introduisait inopinément des idées étrangères au sujet; en sorte qu'on ne pouvait être sur ni d'avoir fait entrer tout entier ce sujet, ni de ne lui avoir adjoint aucun autre objet, dans la définition qui sert de fondement aux raisonnemens.

Cette explication est aujourd'hui pleinement justifiée par les théories mathématiques ; et l'absolutisme des nécessités logiques semble ne pouvoir plus être révoquée en doute.

Par une suite d'efforts, concentrés cependant entre un bien petit nombre d'hommes, une langue précise, exacte, où la moindre erreur deviendrait sensible, a été formée et enrichie. Cette langue est celle de la raison dans toute sa pureté. Elle interdit la divagation, et signale les erreurs involontaires. 11 faudrait ne la pas connaître pour tenter de la faire servir à l'imposture. Elle reproduit dans toutes ses conséquences le principe qui lui a été confié. Elle peut servir à prouver que l'unité d'essence, l'ordre et les proportions du sujet, qui sont obstinément poursuivis par l'esprit humain dans tous les objets de son attention, n'expriment pas seulement les conditions de notre satisfaction intellectuelle, mais appartiennent réellement à l'être ou à la vérité.

Lorsqu'on parvient, en effet, à rendre une question mathématique, c'est-à-dire, lorsqu'on a eu l'art

d'cil saisir l'essence d'une manière assez simple pour que l'analyse puisse s'en emparer, la nature, docile à la voix de l'homme, sanc tionne les oracles de la science. lJn fait connu, bien apprécié, s était présenté à la pensée de l'homme, comme une conséquence d'un ordre de choses encore inconnu : il a su définir cet ordre; et bientôt l'expérience, abondante en circonstances nouvelles, proclame et le génie qui l'a devinée et l'excellence de la méthode qu'il a su employer.

Doutera-t on que le type de l'être ait une réalité absolue, lorsqu'on voit la langue des calculs faire jaillir d'une seule réalité qu'elle a saisie toutes les réalités liées a la première par une essence commune? Si de telles liaisons n'avaient en leur faveur que la faculté de notre intelligence pour les concevoir, comment arriverait-il que l'observation des faits vint, par une voie si différente, montrer, en dehors de la pensée de l'homme, ledilice semblable à celui dont il trouve 'e modèle au dedans de lui-même?

Les préliminaires qu'on vient de lire nous ont paru nécessaires pour bien entendre les idées que nous allons exposer. Ils en fixeront le sens, et serviront peutêtre à leur faire pardonner ce qu'elles sembleront avoir de hardiesse et de nouveauté.

Dans l'état actuel de notre culture intellectuelle , nous avançons vers la réalisation deeequi fut un pressentiment chez les auteurs de tant de systèmes préma» tirés.

Ht s'efforçaient de ramener toutes choses à une seule ; de trouver l'unité de l'être, dont la nécessite s'est toujours fait sentir aux esprits supérieurs. Cette pensée constante des hommes qui forment, à travers les siècles, la chaîne des idées successives du genre humain, a été clairement exprimée par d'Alembert, lorsqu'il a écrit cette phrase, déjà citée : « L'univers, pour qui saurait » l'embrasser d'un seul coup d'œil, serait un fait uni» que, une grande vérité. »

Ajoutons que, suivant notre conviction intime, ce fait unique doit être nécessaire.

Nous désirons, en effet, savoir l'essence ou la nécessité de chaque chose : et ces deux expressions sont équivalentes; car, lorsque nous connaissons l'essence, nous voyons que l'être auquel elle appartient ne saurait ni n'être pas ni être différent de ce qu'il est.

Notre esprit, satisfait, appuyé sur la nécessité , jouit alors d'une parfaite quiétude. L'attrait des sciences exactes n'a pas d'autre cause. Les sujets qu'elles embrassent sont connus dans leur essence; ils ont une existence tellement nécessaire qu'on ne concevrait même pas qu'ils pussent ne point exister. L'esprit se platt à les considérer, parce qu'il entre ainsi dans l'intime possession de l'être nécessaire ou de la vérité pure.

Partout ailleurs nous n'observons plus que des êtres dépendans, des vérités partielles. Nous cherchons l'origine de ces êtres, la vérité nécessaire dont émanent ces vérités parlielles. A l'égard des objets de ce genre, nous n'éprouvons aucune répugnance à admettre qu'ils peuvent ne pas exister : ou , ce qui est

une idée semblable, nous accordons aisément qu'ils pourraient être différent de ce qu'ils sont réellement.

Cette disposition de notre esprit tient uniquement à l'ignorance où nous sommes touchant un tel ordre de choses. Aussi les progrès des sciences, en

nous montrant la liaison entre dep faits que nous avions crus isolés, nous forcent-ils, lorsque les uns sont constatés, à regarder les autres comme nécesaairea. C'est qu'alors nous envisageons ces faits comme des parties diverses d'une même extatence tandis qu'auparavant nous pensions qu'ils appartenaient à du unités différentes.

Lorsqu'il "Isit de faits éventuels, l'analyse nous sert à calculer, dans un cas donné, la probabilité que tel fait arrive plutôt que tel autre. Notre réponse à la question de la possibilité du fait, quelle que soit la nature de ce fait, est empirique. Sans ae mettre en peine dea circonstances qui peuvent en opérer la réalisation, le géomètre dit t a Il y a une cause pour que tel événement ait lieu quelquefois; la probabilité que cette cause amènera l'événement est exprimée par teUe fraction* » L'utilité d'une telle réponse est incontestable t mais elle atteste notre ignorance. Par exemple, l'évaluation de la probabilité qu'une certaine machine casse à un instant déterminé, est sens doute d'un grand intérêt i mais il est elair que, ai l'en était parfaitement instruit de la force employée, des frottemens et des résistances, on aurait que l'événement est inévitable ou

qu'il est impossible; et marrie l'on verrait jusqu'à quel instant il est impossible, et à quel autre instant précis il devient inévitable.

Dans des évènemens d'une nature plus compliquée , nous ne sommes même pas en état de dire quelles sont les notions qu'il nous faudrait pour acquérir la certitude. Mais, parce que nous ignorons quelles sont les circonstances déterminantes, devons nous penser qu'elles sont arbitraires, sans liaison, sans ordre, qu'elles manquent enfin aux conditions que présentent toutes les réalités qui sont à notre connaissance ?

Concluons donc que la distinction entre les faits contingens et les faits nécessaires est, quant au fond, la même qu'entre les faits dont on ignore et ceux dont on sait la nature.

L'univers, ce fait unique dont l'existence tourmente depuis si long-temps l'esprit des philosophes, s'il était mieux connu, paraîtrait nécessaire. Cette opinion a été soutenue. Des distinctions entre l'intelligence et la matière, distinctions dont nous avons signalé l'origine, ont fait remonter la nécessité jusqu'à Dieu ; et l'idée de Dieu a été formée sur le modèle de notre intelligence. Ou a dit : « Dieu est nécessaire ; sa volonté est libre; il a voul u l'univers. D Mais , en disant, «sa volonté est libre, » on a rompu la chaîne; car, s'il a pu ne pas vouloir l'univers, l'univers n'émane plus de lui comme les vérités secondaires émanent de l'unité nécessaire dont elles font partie. Il est clair que le sentiment de liberté qui accompagne les détermi-

liaIions tir notre volonté a été le modèle qu'on a suivi; et pourtant ce sentiment lui-même ne peut nous empêcher de reconnaître que notre volonté est souvent entraînée par les lois irrésistibles de la nécessité. Il ebt vrai que nous délibérons très réellement : mais nous nous décidons. Semblables à la balance dont les deux plateaux sont chargés, nous oscillons ; mais le poids le plus fort détermine la situation où le système demeure en repos.

Il est naturel que la délibération nous donne le sentiment de notre liberté, et nous distraie même de la prévision d'une détermination , qui, bien que nécessaire, nous semble avoir été sur le point d'être changée en une détermination contraire. Aussi une personne instruite à la fois de la position et du caractère d'une autre ne se tioinpe-t-elle pas sur le parti que prendra celle-ci, qui, étonnée de cette espèce de prédiction, assure, et avec vérité , qu'il s'en est peu fallu qu'elle n ait agi d'une façon différente.

Plus on réfléchit, plus l'on voit que la nécessité gouverne le inonde. A chaque progrès nouveau des sciences, ce qui passait pour contingent est reconnu nécessaire. Il se dévoile des liaisons multipliées entre des branches qu'on avait jugées séparées ; et des lois sont observées là ou l'on n'avait encore vu que des faits accidentels. Nous approchons de plus eu plus de l'unité d'être, qui fut le rêve de l'antiquité, et qui a son modèle dans le sentiment de notre propre existence.

Tàchojris enfin de fixer notre opinion à l'égard de ce

modèle du vrai, de ce type de l'être qui a souvent égaré la raison humaine , et qui , dans nos temps modernes, sert à la guider d'une manière si heureuse que ses progrès, d'abord concentrés entre un petit nom bre d'hommes livrés à l'étude, s'étendent aujourd'hui dans toutes les classes de la société, éclairent à la fois les sciences morales et politiques, la physique, les arts chimiques et mécaniques, et peuvent fournir aux lettres et aux beaux-arts , des lumières nouvelles, des inspirations qu'ils n'ont pas encore rencontrées.

L'homme, n eût-il pas d'autre sujet d'étude que lui-même, connaîtrait l'étendue : je lie pense pas qu'il puisse sérieusement douter de cette propriété de la matière. Mais ce qu'il connaîtrait surtout avec la dernière évidence , c'est sa propre existence.

Au milieu des divers systèmes où s'est aventuré l'esprit humain, il a essayé du scepticisme. Il a pu soutenir que tout ce qui étaitau dehors de l'existence de l'homme n'était que pure apparence ; mais le fameux argument : « Je pense , donc je suis , » a ramené l'homme vers la réalité de son être.

Le sentiment de l'être est celui de la vérité. Il est inséparable de notre existence ; il précède toute autre idée. Le bon, le beau dérivent du vrai ; n'ais leur connaissance exige le secours des comparaisons.

Suivant qu'on a été plus ou moins frappé de l'une ou de l'au tre des parties de cette proposition, on a été porl é, par l'esprit de système, à sou tenir ou que no; idées sont innées, ou qu'ellesviennent de nos sensations. L'une et l'autre opinions sont vra;es, dans les limites que nous

avons posées Le typcdu vrai, nous l'apportons en naissant : nuire être, dont la réalité est notre plus intime connaissance, est inséparable de ce modèle inné. En ce sens, l'homme est l'abrégé de l'univers ; car l'étre ou la vérité, partout où ils se trouvent, remplissent certaines conditions, que l'attention découvrira nécessairement dans tous les objets réels dont elle sera occupée.

Mais cette ressemblance abstraite est fort éloignée de celle qu'on a cherchée. Elle peut cependant expliquer la cause d'une erreur qui a séduit autrefois l'esprit humain.

De toutes nos idées, la plus abstraite est celle de l'être ; car celle du néant est toute négative. L'être nous appartient : il pénètre notre intelligence et le claire du flambeau de la vérité. Les idées du beau, du bon, sont plus compliquées. Nous les devons à la com paraison entre les connaissances acquises et notre modèle intérieur. D'autres idées sont les produits plus immédiats -de nos sensations. Ainsi, le grand, le petit, le fort, le faible, expriment des comparaisons, qu'il serait absurde de regarder comme innées. J'en dirai autant de ce que nous appelons beauté ou bonté relatives : ces notions sont toutes acquises à l'aide des sensations et de la réflexion.

C'est à l'uniformité des conditions de l'être qu'il faut rapporter le sentiment d'analogie qui dirige toutes les opérations de notre entendement.

L'histoire de l'esprit humain nous apprend que ce sentiment a enfanté des erreurs grossières, aussi bien que d'heureuses pensées.

On peut demander comment une cause dont l'action est constante a cependant produit des résultats si différens.

Nous allons voir que de telles différences devaient inévitablement dériver des manières diverses dont on s'est efforcé de réaliser les indications vers lesquelles nos tendances intellectuelles n'ont jamais cessé de nous entraîner.

Par leur nature, les conditions de l'être sont abstraites; et, s'il en était autrement, on ne concevrait pas qu'elles fussent universelles. L'esprit de système consistait à prendre un fait connu, c'est-à-dire une vérité particulière, pour base d'un ordre de faits. Ceuxci, on ne les considérait plus en eux-mêmes ; on y étudiait seulement les rapports, vrais ou supposés, qui les unissaient au premier. Ainsi, en assemblant un certain nombre d'êtres particuliers, on attribuait à l'un d'eux la domination sur les autres ; en sorte que ces derniers, dépouillés de leurs réalités individuelles, étaient revêtus de celle qui convenait uniquement à la vérité dominante dont on avait fait choix.

Au lieu de chercher des analogies, on voulait trouver des identités ; parce qu'en effet des identités se.

raient plus simples, et, par conséquent, plus satisfaisantea que des analogies. Le type du vrai, l'unité de l'être, l'ordre, les proportions des parties, dont la nécessité s'est toujours fait sentir, on croyait pouvoir les réaliser arbitrairement, au gré d'une imagination capricieuse.

On devait s'égarer : et pourtant Ics erreurs de l'esprit humain, qui sembleraient inépuisable*, se sont toutes rapprochées de certaines vérités, et n'ont pas été aussi nombreuses que le vice des procédés pourrait le faire présumer C'est que le sentiment du vrai n'a jamais abandonné les auteurs de tous ces systèmes. Il n'a pas surfi pour les préserver des suppositions arbitraires et forcées; mais il a retenu leur imagination dans de certaines limites.

A l'esprit de système succèdent aujourd'hui les recherches méthodiques. La généralité des conditions de l'être est mieux comprise dans chaque sujet. On cherche leur réalisation ; mais on ne les confond plus avec les conditions particulières qui appartiennent en propre à la vérité individuelle, dont la découverte fortuitca décelé l'existence d'un ordre de phénomènes longtemps inaperçu. L'expérience est consultée : on veut d'abord multiplier les faits, en variant les circonstances dans lesquelles ils peuvent se manifester. Le sentiment intime de l'analogie avertit de l'existence des lois qui n'apparaissent pas encore : et l'on s'attache à séparer les circonstances qui compliquent les résultats, en observant pour chacune d'elles les plus grandes et les moins grandes influences. Alors les faits se classent; ils offrent un enchaînement, un ordre; des lois dont l'existence avait été pressentie se manifestent ; et une branche nouvelle de la science s'ajoute à des connaissances plus anciennes. A cette période, on ne possède cependant que la partie expérimentale.

I.a théorie est créée lorsque, la nature des faits

s'étant prêtée à une expression analytique, on est parvenu à tirer de cette ex pression des conséquences conformes à l'expérience. Les formules nées des premières observations révèlent ensuite l'existence de faits encore ignorés.

Aujourd'hui que différentes branches de la physique sont entrées dans le domaine des sciences mathématiques, on voit avec admiration les mêmes intégrales, à laide des constantes fournies par plusieurs genres de phénomènes, représenter des faits entre lesquels on n'aurait jamais soupçonné la moindre analogie. Leur ressemblance est alors sensible; elle est in* tellectuelle; elle dérive des lois de l'être. Et, ce qui fut autrefois le rêve d'une imagination hardie, incertaine encore des former qu'elle osait revêtir, l'identité des rapports, de l'ordre et des proportions dans les existences les plus diverses, apparaît aux yeux, en même temps qu'à la pensée, avec l'évidence qui appartient aux sciences exactes.

Mais les lois de l'être ne régissent pas seulement les faits qui sont du domaine des sciences; elles s'appli- , quent également à l'ordre intellectuel. C'est en s'approchant de plus en plus du type de l'être ou du vrai, source de toutes nos connaissances réelles, que les théories se perfectionnent, que la morale s'épure, que la politique s'éclaire, que la métaphysique cesse de s'égarer, que la littérature et les beaux-arts se rendent compte des règles qu'ils ont pratiquées et des grands effets qu'ils produisent.

Malgré l'extrême différence des genres, toutes res

choses ont entre elle* des rapports d'ordre et de proportion., et ces rtpports frappent d'autant plus qu'elles sont examinées de plus près. Si, par des progrès qui semblent encore eu-delà de toutes espérances raisonnables, la langue des calculs devenait applicable à des questions morales, politiques, métaphysiques , ou à celles qui, tensnt davantage à notre ma.

nière de sentir, composent le domaine du goût, alors la ressemblance des formules rendrait évident que des objets si divers ont entre eux la ressemblance que leur impriment les lois de l'être. Leur nature spéciale serait représentée par des constantes ; toutes les propositions relatives K chaque sujet seraient exprimées par des fonctions, dont les formes toujours reproduites four.

niraient, par leur identité, la preuve complète des ressemblances intellectuelles dont nous parlons.

Choisissons un exemple qui fasse mieux comprendre notre proposition.

Dans différens genres de phénomènes, la tendance à la régularité se manifeste par les formules qui leur sont applicables 1 car les termes qui expriment l'irrégularité renferment la durée, de ma.

nière à montrer que, après un temps fort court, ils doivent disparaître. Eh bien! le théorème relatif à la courte durée de l'action des cames perturbatrices se.

rait attesté, dans notre supposition, par les formes du calcul.

On verrait, en morale, combien peu doivent dorer IfI effets de la fraude, du mensonge et de l'injoatice.

Il deviendrait sensible que le vrai et le jnite agbmnt

constamment pour faire tomber les obstacles qui s'op posent à leur manifestation.

En politique, on distinguerait, parmi les causes qui agissent sur le système , quelles sont celles qui, dues à des forces toujours croissantes, finiront par prédominer ; tandis que d'autres, accidentelles, dont l'effet est fort grand à un instant donné, cesseront bientôt, au contraire, entièrement leur action.

Dans les sciences de raisonnement, on trouverait également que l'erreur doit se dissiper.

En matière de goût, la mode est une cause perturbatrice : aussi son empire n'est-il pas de longue durée.

Il est donc vrai que , dans tous les sujets, quelque divers qu'ils soient, les actions qui troublent l'ordre naturel tendent à tt'MM'r.

1/analogie qui se fait remarquer entre les difTérens objets dont nous avons connaissance ne se borne pas à un seul point. On pourrait affirmer, par exemple, que la mécanique rationnelle tout entière présente, avec les sciences politiques, des ressemblances telles que les théorèmes qui forment la première sont, par rapport aux secondes, des propos. ions d'une vérité incontestable.

Ainsi, l'écluilibre entre plusieurs forces résulte de ce que l'action dei unes est opposée de directions et égale en puissance à celle des autres. Elles se composent et se décomposent ; elles produisent alors des résistances dans un sens qui n'est pas celui de leur action directe.

Il en thl de même des forces qui naissent de l'étal

de société. Si elles sont opposées de directions et égales en puissance, l'état de repos se maintient de lui-même. Il y a de l'art à changer, par des obstacles indirect., le sens dans lequel elles agissent. Le parallélogramme des forces pourrait servir d'emblème à ce genre &adroue.

Lorsqu'un système est en repos, cet état peut être à des conditions essentiellement différent. Si une cause extérieure vient à agir sur le système, ou il tendra à reprendre sa position initiale, et l'équilibre se rétablira au moyen d'oscillations, dont l'amplitude diminuera h chaque instant} ou bien, le mouvement communiqué éloignera de plus en plus le système de sa position initiale, et ce système ne reviendra à l'état de repos qu'après avoir passé par une situation entiè.

rement différente. — Les deux cas d'équilibre subit et d'équilibre non stable se font également remarquer dans l'état social. On voit des causes propret à l'agiter produire tantôt de légers mouvement, qui s'arrêtent d'eux-mêmes tantôt des révolutions complètes, qui ne permettent à l'état de paix intérieure de rtntltrt qu'après de grande changement dans l'ordrt "1.

Si l'on veut pousser plus loin la comparaison, Peu.

logie ne se démentira pas.

L'équilibre est stable lorsque .to.. les points du système ont atteint la situation qui convient à leur tendante naturelle. - * » même condition est requise à l'égard dts membres de la société, pour que la tranquillité y soit durable.

L'équilibre est non l'ible, quand il tst établi sur

un point où il ne peut subsister qu'autant qu'il est à l'ahri de tout choc; en sorte que, le moindre dérangement rendant aux divers points la liberté de se mouvoir dans la direction de leur tendance naturelle , l'état initial doit finir par être changé en un état opposé, et le mouvement ne pas cesser avant que ce nouvel état, qui n'est autre que celui qui constitue l'équilibre stable, soit assuré. - Les Etats gouvernés sans égard aux tendances sociales conservent la tranquillité intérieure tant qu'aucun évènement ne vient agiter les esprits; mais la plus légère circonstance suffit pour ébranler la société dans ses fondemens. Chaque volonté individuelle reçoit une impulsion nouvelle, et les mouve* mens qui en sont la suite continuent jusqu'à ce que la société, reconstituée sur des bases plus solides, offre à chacun les garanties dont il avait senti le besoin.

Dans un système de points doués de pesanteur, chacun tend à se placer aussi près que possible du centre de la terre. La situation qu'ils atteignent n'est pas celle qu'ils obtiendraient s'ils étaient libres; elle dépend à la fois de leur liaison et de leur tendance individuelle.—Dans l'état social, chaque individu tend vers le bien-être; et la première condition à remplir est que le bien-être de chacun nuise le moins possible à celui des autres.

L'équilibre d'un système exige que le centre de gravité soit appuyé. S'il se trouve placé le plus bas possible , l'équilibre est stable. — Le repos d'un Etat serait impossible à maintenir si l'on n'avait aucun égard à la tendance de l'époque , ou , ce qui est la même chose,

n l'opinion. Il tant ou lui opposer de puissans obstades, ou savoir se conformer à ses exigences. Ces deux manières d envisager la question conduisent à la tranquillité précaire ou à la tranquillité durable.

Considérons maintenant les effets de l'impulsion.

Si la direction du mouvement communiqué à un système de corps passe par le centre de gravité de ce système, il sera comme si tous les points qui le composent étaient réunis en un seul ; et la force tout entière sera employée à produire l'effet qu'on en attendait. — De même aussi, lorsque l'action du gouvernement est dirigée dans le sens de l'opinion, la société parait se mouvoir comme un seul individu , qui agirait conformément à ses intérêts; et toutes les forces de l'état concourent à la prospérité générale.

S'il arrivait que la direction du mouvement fût différente, la force motrice serait décomposée en deux portions. L'une, celle dont la direction passerait par le centre de gravité du système, opérerait comme si elle était seule pour faire avancer le système dans la route où l'on aurait voulu le pousser: tandis que l'autre, totalement perdue par rapport à ce but, n'aurait d'autre effet que de faire tourner le système autour de son centre de gravité. Enfin, si l'impulsion avait été assez maladroite pour que la première portion de la force motrice fût nulle, le système n'aurait aucun mouvement progressif; la force de rotation subsisterait seule; et il serait dans la nature de cette force de détruire la liaison entre les diverses ptirt'à-B du système. Nous voyons de mémo l'action des gouvernement

être en partie favorable et en partie nuisible lorsqu'ils satisfont en quelques points à l'opinion publique, qu'ils contrarient sous d'autres rapports. S'il existait une administration assez mal avisée pour marcher en toutes circonstances dans des directions opposées à l'opinion, ou, ce qui est la même chose, à l'intérêt public, l'État éprouverait une agitation intérieure qui tendrait à le dissoudre. Ainsi, par exemple, il se pourrait que, à la première occasion, les provinces frontières favorisassent les prétentions d'un Etat voisin, qui voudrait les envahir ; car, en politique, aussi bien qu'en mécanique, les points de limites sont les plus agités dans les mouvemeus dont nous parlons. Les forces tangenlielles sont nulles au centre du système ; le désir de la séparation serait absurde dans les capitales.

Les sociétés sont formées de trois élémens principaux : intérêts, passions, inertie. Les individus réunissent quelquefois les trois manières d'être correspondantes : mais l'une d'elles domine le plus souvent; et elles forment au tant de caractères différens. CdsU ois caractères présentent des ressemblances avec la manière dont se comportent lescorps durs, les corps élastiques et les corps mous. Ainsi les hommes exclusivement occupés de leurs intérêts tiennent obstinément au chemin qui les mène à leur but, et résistent à tout mouvement contraire ; en sorte que l'obstacle qu'ils rencontrent ne les détermine à changer de direction que lorsqu'il a détruit toute leur force. Les personnes mut's par leurs passions prennent, au moindre obstacle,

un parti inattendu; ellcsse jettent dans une autre roulc, et se conduisent d'une manière tout opposée à celle qu'elles avaient d'abord adoptée. Enfin, les individus amis du repos souffrent des lésions réelles, plutôt que de songer à réagir.

Dans les tempa de tranquillité, les intérêts dominent; l'administration doit le3 protéger, et le peut aisément ; car il est dans leur nature d'indiquer euxmêmes les mesures qui leur sont favorables. Leur direction est connue et invariable. Ils servent de base à l'opinion publique.

Mais que le repos intérieur soit troublé, les passions, sans peine maintenues durant l'état de paix, viennent augmenter le trouble. Elles agissent dans mille directions à la fois; on ne sait où elles tendent ; et souvent l'on ne peut guère prévoir quel sera le résultat de leur choc.

On n'a pas encore imaginé de faire une statistique des caractères. Mais on peut être sûr qu'il y a un assez - grand nombre d'hommes qui se conduisent toujours conformément à leurs intérêts; peut-être plus de cinquante sur cent : l'autre partie est partagée en deux portions. L'une se compose des êtres irritables, aux yeux desquels les intérêts sont toujours léprisablcs, comparativement à l'objet de leurs passions. Suivant les âges et les positions, ces passions peuvent prendre des caractères différens; mais l'amour-propre est la plus constante de toutes. L'autre portion comprend les personnes qui, esclaves de leurs habitudes, redoutent tout ce qui les eu ferait sortir ; elles ne cou-

naissent ni l'ambition des richesses ni celle de la gloire, ni les affections vives des gens inertes.

Mais il n'existe dans la nature morte aucun corps parfaitement dur, c'est-à-dire qui ne puisse changer de formes sous des effort* puissans et répétés ; aucun parfaitement élastique, c'est-à-dire qui ne retienne rien de la direction dans laquelle on le pousse; aucun parfaitement mou , c'est-à-dire que le choc ne fasse mouvoir de place, et qui absorbe, par le seul changement de forme, toute la force employée.

De même , on ne voit pas non plus de gens tellement attachés à l'intérêt que, en certains momens de leur vie, ils n'agissent par d'autres motifs. Les hommes passionnés cèdent quelquefois à leurs intérêts i et les personnes naturellement amies du repos peuvent rencontrer, dans les choses et dans les personnes qui les environnent, matière à exciter en elles le désir de la richesse, celui de la renommée ou de l'affection.

Les passions de ces dernières seront faibles; mais enfin elles peuvent n'être pas absolument sans effets extérieurs.

Eh bien ! le trouble d'un Etat rompt la balance habituelle entre les trois nombres qui représentent ces ca.

ractères différons. Tous les individus reçoivent une impulsion qui les transforme en gens passionnés.

Le mouvement se distribue sans doute inégalement entre eux ; mais l'évaluation de la force des masses composées d'élémens nouveaux est un problème des plus compliqués. Les directions sont incertaines et variables.

L'agitation se manifeste surtout dans des actions instan9

innées; et cette circonstnnce redouble la difficulté. En effet, aux époques de paix et de tranquillité publique, ceux qui tiennent les rênes ont tout le temps nécessaire pour le choix des mesures convenables. Des lumières , de l'habitude des affaires , l'intention de faire le bien avec le moins de mal possible , suffisent pour gouverner avec habileté. Dans les momens de crise , c'est tout autre chose. Les circonstances deviennent pressantes; il faut savoir sé résoudre promptement; on a souvent aussi besoin de courage, et le courage n'est pas nécessairement joint aux qualités qui font l'homme habile. La société court donc mille dangers, qu'il est aussi difficile d'éviter que de prévoir.

Ajoutons que des individus doués de grandes forces par la nature étaient, durant le calme, placés dans des positions qui annulaient ces forces; tandis que, à la faveur du trouble, ils surgissent de tous côtés, armés d'une énergie jusqu'alors inconnue. De tels individus n'avaient pas prévu qu'ils sortiraient un jour de la nullité à laquelle leur position sociale les avait condamnés : ils ne se sont livrés à aucune étude spéciale, avant de prendre place parmi les hommes qui influeront sur le sort de leurs semblables ; et les partis violens sont les seuls qu'ils puissent adopter , parce qu'ils y trouvent l'emploi de leursforces, et sont dispensés de l'adresse , fruit des connaissances qui leur manquent.

L'égalité est une erreur ; et la mécanique nous fournit encore ici une analogie nouvelle. Deux masses de même poids peuvent avoir des forces vives très différentes. Le plus petit poids placé au bout d'un

levier fera équilibre à une masse aussi forte qu'on le voudra; il ne s'agit que d'établir l'égalité entre les forces virtuelles. La même chose a lieu dans les sociétés : et les révolutions ne sont si dangereuses, si incertaines dans leurs résultats, que parce qu'elles changent tout-à-coup les rapports entre les forces vives des diverses clauses de la société. A la vérité, et nous l'avons dit plus haut, ce que les révolutions ont de violent et d'irrégulier disparaît bientôt, en vertu de ce théorème général qui montre que, en toutes choses , les forces perturbatrices sont fonctions du temps, • et que la régularité tend à s'introduire dans tout système, de quelque nature qu'il soit.

Si nous voulons maintenant jeter un coup d œit sur les ressemblances qu'offrent entr'eux ce qu'on nomme les ordres physique, moral , et intellectuel , nous verrons de nombreuses analogies.

Sans le secours de ces analogies, le langage figuré n'aurait pu naître. Elles ont été senties dans tous les temps ; et peut-être même n'aurait-on rien d'essentiel à ajouter aux remarques de ce genre qu'a suggérées l'examen des langues. Contentons-nous de faire observer combien sont judicieuses ces applications du langage propre au langage figuré.

La force morale et la force intellectuelle se compor.

tent, en effet, comme la force physique. Il y a de part et d'autre des compositions et dcsdécompositions analogues. Ainsi nos diverses facultés concourent à un seul fait moral et intellectuel ; comme il arrive à des forces de natures et de directions différentes de don-

ncr une résultante qui , dam sa valeur et uans sa direction, représente la véritable force motrice.

Mais cette justesse d'expressions est encore plus frappante lorsque, fondée sur un premier rapport apparent et connu, elle se soutient à l'égard des rapports qu'on n'avait pas eus d'abord en vue. Par exemple , au physique, on appelle monstre un être difforme ; et cette expression , transportée au moral , s'applique aux êtres vicieux, parce que le vice est une difformité morale. Quand la langue s'est formée, l'anatomie n'existait pas. Cette science nous a appris que la monstruosité a pour cause le développement extraordinaire de certains organes, qui, attirant à eux toutes les forces de la vie, privent les autres organes de la nourriture nécessaire à la croissance qu'ils acquièrent dans l'état ordinaire. En examinant de plus près leM êtres qui effraient les sociétés par de grands attentats, ou même ceux qui les troublent par des désordres habituels , nous découvrons que ce sont des qualités hors de mesure qui les entraînent soit a des forfaits , soit seulement à une infraction des lois des sociétés. De telles qualités absorbent la moralité do ces individus : ils manquent d'autres qualités qui, dans des hommes d'un naturel moins prononcé , moins énergique, entretiennent l'amour de la justice-et celui de l'ordre.

On pourrait citer d'autres exemples du même genre. Ils attestent cette vérité fondamentale qu'un seul rapport bien constaté entre deux sujets de genres différens en annonce un grand nombre d'autres.

Je ne sais si cette proposition, énoncée formellement,

ne paraîtrait pas bien hardie; chacun raisonne pourtant comme si elle était indubitable. Elle renferme le principe de l'analogie : principe qu'un de nos auteurs a appelé méthode d'invention , et qui, sans qu'on lui refuse ce noble caractère, peut être regardé comme également propre aux emplois les pluscommuns; car il dérive du sentiment des lois de l'être , dont le caractère est partout semblable.

L'habitude de l'étude nous donne une grande facilité pour saisir les analogies; et c'est en cela qu'elle nous sert à acquérir sans peine des connaissances nouvelles. Au premier mot sur un sujet encore inconnu , notre esprit cherche à en fixer la nature ; c'est-à-dire qu'il cherche à quel module nouveau il va appliquer les lois qui conviennent à tous. Ce point étant fixé , nous avançons à grands pas dans la route qui s'ouvre devant nous. A chaque instant, la règle de proportion rencontre mille applications; et, si l'analogie est utile à l'invention, elle ne l'est pas moins à l'étude des sciences déjà laites. C'est à tort néanmoins qu'on lui applique le nom de méthode; car elle n'est pas d'invention humaine ; elle existe par ellemême. Notre esprit est apte à la reconnaître : elle aide nos premiers efforts ; elle instruit l'enfant. Quelquefois aussi elle l'induit en erreur ; et, quoiqu'il ne s'agisse alors que des idées les plus communes, il est aisé de voir que les déviations de nos premiers jugemens sont produites par la même cause qui a enfanté les systèmes hasardés. Partout la tendance à la généralisation, qui a pour cause première le senti-

ment intime de l'unité de l'être, n précipité le jugement en avant de l'expérience , dont il aurait dû attendre les données.

Il nous reste à présenter quelques considérations sur l'état des lettres aux diverses époques dont nous avons examiné les opinions systématiques.

On sait que les anciens, si mal informés des phénomènes naturels, si ignorons à l'égard des lois qui ré.

gissent les faits qu'ils ne pouvaient pas ignorer, et si fertiles pourtant en généralités propres à embrasser l'univers entier, avaient atteint la perfection dans tous les genres d'écrire. Ne nous en étonnons pas. Le sentiment du beau était pris dans les lois même. de la nature intellectuelle de l'homme; et les observations n'avaient besoin ni du secours des instrumens inventés par les modernes, ni de la constance et de la maturité de raison, remplaçant, chez ces derniers, cette fraîcheur d'imagination, qui dut peut-être 8 son entière indépendance ce qu'elle eut de force et de grâce.

L'art d'émouvoir et celui de plaire n'exige que la connaissance des choses humaines. Il était dans la nature de l'esprit humain de se réfléchir d'abord vers lui même. S'il a pu errer en y cherchant le modèle de l'univers, et le but, la cause finale, de toutes les existences placées en dehors de la sienne, il ne pouvait se tromper par rapport aux lois de son être.

A cet égard, l'homme a été naturellement placé dans la position qu'il n'a prise que fort lard par rap-

port aux objets extérieurs. Il a observé les faits intellectuels; ils étaient trop près de lui pour qu'il ne sût pas les bien voir.

Le génie, qui, à son gré, reproduit et transmet des impressions profondes, ne pouvait manquer de manifester sa puissance aussitôt que l'homme, dans l'état social, s'est trouvé environné de ass semblables.

Sans doute, le goût est le fruit d'un grand nombre d'observations; et il n'a pu être fixé que long-temps après l'apparition des premiers ouvrages qui en offraient le modèle. Mais enfin, quelle que soit la variété des genres, un temps immense ne pouvait pourtant se passer avant que les observations, les remarques, et les comparaisons fussent assez multipliées pour avoir fourni à l'intelligence humainfJ tout ce qu'elle est susceptible d'acquérir dans un genre d'études exempt, par sa nature, des causes d'erreurs qui l'avaient égarée dans des recherches où l'objet de ses études était en dehors delle-méme.

Nous avons voulu imiter la littérature des anciens ; et nous avons adopté des fictions poétiques qui ne se rattachaient plus, pour nous, à des croyances ou à des systèmes accrédités. Ces fictions, jadis si riantes , se décoloraient en passant dans les écrits d'une nation qui ne les avait pas imaginées. Leur signification , pleine de sens et de vie entre les mains des inventeurs, était pour nous énigmatique et conventionnelle. Dans un temps où l'imagination régnait sur toutes les conceptions humaines, les emblèmes, dont nous nuus efforçons de faire revivre la grâce, prêtaient aux

créations du poète un charme réel, et à ses écrits un véritable secours. Ces formes de style ne sont plus en harmonie avec notre caractère national. Aussi une école nouvelle fait-elle mille efforts pour créer une littérature qui nous soit propre.

L'époque où nous vivons est remarquable par l'invasion des formes mathématiques dans des ouvrages qui, par leur nature, sont loin de pouvoir atteindre l'exactitude à laquelle de telles formes conviennent spécialement. De l'emploi maladroit des termes (lui expriment une entière certitude, il résulte une sorte de déception intellectuelle, dont se choquent également la raison et le goût.

Les personnes qui ne connaissent des sciences exactes que leurs premiers élémens ont cru pouvoir reprocher aux géomètres une sécheresse de style, qu'on a regardée comme inhérente au genre de leurs étadcs. Il est certain cependant que les ouvrages consacrés à l'exposition des hautes théories mathématiques ont dans le style même un attrait puissant. On y remarque une précision élégante, une extrême finesse, l'art de rendre présentes à l'esprit une foule d'idées qui pourtant ne sont pas textuellement énoncées. Tous ces avantages disparaissent des grotesques copies qu'en donne aujourd'hui le langage commun. On nous montre hardiment l'enveloppe sous laquelle sous sommes habitués à trouver des pierres précieuses ; et cette enveloppe contient des choses de peu de valeur, que nous nous étonnons avec raison de voir dépourvues des ornemens qui s'adapteraient au sujet. Pourquoi

sont ellet - treiiil es aux apparences de la solidité, tandis que celles de la légèreté seraient en harmonie avec leur nature futile?

Mais ce qu'il y a de plus vicieux, c'est l'emploi des chiffres là où ils n'indiquent aucune valeur réelle.

Ils usurpent le crédit dû aux connaissances positives, et établissent l'erreur, en faisant prendre le change aux amis de ln vérité. Quand des personnes, se laissant entraîner par l'amour des idées exactes, dont le besoin est plus généralement senti qu'à aucune autre époque, renoncent aux genres de lecture dont les formes, faciles, séduisantes, soutiennent l'attention, et sont d'ailleurs conformes à leurs habitudes; quand elles consentent à dévorer la sécheresse attachée aux études élémentaires, elles mériteraient de rencontrer dans les auteurs qui leur servent de guides cette conscience du vrai sans laquelle il est impossible d'atteindre à aucun résultat important.

Les nation eprouvent aujourd'hui le sort des individus qui se livrent pour la première fois aux travaux sérieux. Encore incapables de juger les ouvrages qui en traitent, elles s'indemnisent de la peine qu'elles prennent à les étudier par une confiance aveugle dans les doctrines qu'ils renferment, et par un profond dédain pour les formes qu'avaient autrefois adoptées les auteurs qui leur promettaient une instruction moins solide.

Le pédantisme était jadis le défaut ordinaire des personnes adonnées à l'étude ; maintenant la plut obscure médiocrité, reléguée dans les provinces éloi-

gnées du centre des mouvemens progressifs de In science , laisse seule voir quelques traces de cet ancien défaut. Mais, en revanche , ce sont des masses entières qui nous donnent le spectacle d'une confiance illiniitce dans leurs lumières et d'un mépris absolu pour les personnes qui, fidèles à d'anciens documens , sont restées étrangères à ce qu'on nomme les nouvelles idées.

La jeunesse surtout renchérit sur cette ridicule manie. Elle se croit beaucoup trop instruite pour ne pas dédaigner le ton aimable de plaisanterie, qui, chex notre nation, accompagnait une instruction réelle et des opinions éclairées. La littérature , pour obtenir l'attention de ces graves censeurs, a besoin du secours des idées dominantes. Il n'est pas permis de faire rire, si ce n'est aux dépens des personnes qui se montrent ennemies des innovations. La raillerie est amère ; elle a perdu la grâce, qui savait en amortir les traits.

Ne nous alarmons pas de ces symptômes : ils ne seront que transitoires. Nous approchons de l'époque où le goût du public pour les idées exactes détermi.

nera le talent à s'occuper des théories politiques. Lors.

que la vérité aura trouvé des organes dignes d'elle, elle paraîtra simple, et il sera facile de la recon.

naître. Elle répugne à l'emphase, qui accompagne les doctrines sentencieuses de nos pédans. Bientôt la politique, recueillant le petit nombre de vérités qui sont a son usage, prendra les formes qui conviennent à sa nature. Agissant comme toutes les sciences

pour lesquelles les secours de l'expérience sont nécessaires, elle craindra d'énoncer des théories générales avant de a être assuré de leur réalité.

On verra alors ces progrès immenses dont on fait tant de bruit se réduire à n'être autre chose que le développement d'idées contenues dans les ouvrages de nos prédécesseurs. Elles seront, à la vérité, revêtues de formes nouvelles; mais il sera clair que ces formes sont celles qu'ont adoptées les sciences modernes.

Pendant un temps, une partie des connaissances humaines se distinguait des autres branches de la culture intellectuelle par une méthode sévère et exacte; tandis qu'on remarquait partout ailleurs ce cachet des premiers essais de la pensée, l'union des idées les plus heureuses aux conjectures les plus hasardées. L'homogénéïté, qui fut le caractère des travaux des anciens.

dominés dans tous les genres par l'imagination, finira par se retrouver dans les travaux modernes, assujettis à la marche méthodique , qui doit conduire a la connaissance certaine des vérités propres à chaque genre d'études.

Les lettres ont perdu de leur éclot -i elles n'attirent plus les hommages des peuples; elles ne iiont plus l'objet de l'enthousiasme de la jeunesse La poésie, si elle ne se rattache à quelques unes des idées qui intéressent les discussions politiques, estgénéralement délaissée. Comment, danscette disposition des esprits, l'homme de génie pourrait-il recontrer d'heureuses inspirations?

Mais un jour plus pur ne tardera pas à briller

I/analogie exige que toutes les branches du savoir humain reçoivent des développemens, pour ainsi «lire , parallèle". L'atlention se tournera successivement vers chacune d'elles, jusqu'à ce que, leurs progrès devenant comparables , elles obtiennent toutes ensemble le degré d'intérêt dû à leurs valeurs respectives.

\insi I élève , occupé d'acquérir les connaissances diverses qui composent l'éducation achevée , se dirige tantôt vers un genre d'études, tantôt vers un autre tout différent du premier. Toutes les forces de son esprit sont absorbées par chaque objet nouveau; on le croirait sans souvenir de ce qu'il sait déjà , et sans aptitude pour aborder desquestionsqui lui sont encore inconnues. Cependant arrive une époque où chaque chose recouvre à ses yeux son importance véritable.

Il distingue alors des liaisons et des ressemblances là où il n'avait d'abord aperçu que des divisions et des différences. L'esprit humain touche à une période semblable. Bientôt le tableau des sciences, des lettres et des arts présentera à l'observateur une symétrie méthodique , qui permettra d'embrasser d'un seul coup d'œil l'œuvre de l'esprit humain. L'analogie, qui a produit autrefois pour les sciences des systèmes hasardés, et pour les lettres des allégories ingénieuses ou des comparaisons pleines de grâce, prendra une force nouvelle. Elle ne s'arrêtera plus à la superficie des choses, pour y chercher les ressemblances visibles au premier coup d'œil ; elle pénétrera dans leur nature ; et le type du vrai offrira , dans les sujets les plu3

divers, le caractère général de toutes connaissances certaines.

Nous avons traité plus haut de la révolution qui s'est opérée dans la manière dont on envisage les sciences physiques. Nous avons dit comment les méthodes géométriques ont étendu leur empire , en introduisant la certitude dans des régions qui furent long-temps le domaine des idées systématiques. Peu d'années s'écouleront avant que les sciences morales et politiques subissent la même transformation. Déjà l'opinion publique s'attend à ce changement, et en devance même la réalisation par un enthousiasme irréfléchi pour les doctrines qui en font naître l'espérance.

Mais les dangers de cet enthousiasme erroné ne seront pas durables; et dans peu le goût dont il est le symptôme sera pleinement satisfait. Les méthodes existent ; une difficulté née de l'amour-propre peut seule en reculer l'emploi. Les hommes capables de traiter de pareillesquestions ont peur de n'être pas estimés de leurs pairs, et de ne pas avoir de juges éclairés dans les personnes non initiées aux sciences. Un pareil obstacle ne peut subsister long-temp"; et nous pouvons, dès à présent, regarder les sciences morales et politiques comme appartenantes au domaine des idées exactes.

Mais l'analogie se montrera dan" tout son charme et

dans toute sa puissance lorsque l'esprit d'examen entreprendra de comparer la manière d'agir des lettres et des arts ; lorsque, portant ensuite ses regards vers les modèles offerts par le spectacle de la nature, il

verra de tous côtés des copies sens cesse renouvelées de ce modèle du vrai qui appartient fc notre être, qui est la source de tous nos plaisirs intellectuels, et qui, réfléchi autour de nous, devient la cause des impressions que nous recevons des objets dont est frappée notre imagination. Cette puissance d'exciter à son gré des émotions qui se ressemblent et sont due. cependant à des causes qui diffèrent entre elles comme les moyens constitutifs d'autant d'arts séparés, le génie la doit au principe de l'imitation 1 et l'imitation dérive du sentiment d'analogie. S'il n'esistait pour nous aucun type commun entre lea divers objeta dont l'impression nous arrive, les arts auraient pu copier les otyets extérieurs, et tes lettres redire les évènemens mémorables i mais ni les uns ni les autres n'auraient au, en employant des moyens qui ne leur auraient pas été immédiatement fournis par le sujet, reproduire une impression semblable à celle qui vient des choses exiatantea.

Lea lois de l'étreétablisscnt de certains rapports entre un module donné et tout ce qui tient au sujet auquel ce module appartient. Ce sont cet rapports qui agissent sur notre imagination » et l'âme peut être affectée de la même manière par l'entremise de sens diffiérens, parce qu'elle reçoit alors 1. ordre d'idées.

Ainsi l'éloquence, l'art musical et la pantomime procèdent d'une manière analogue. La peinture ne dispose qu d'un seul instant j mais «lit sait le choisir de façon à rappeler eeux qui ont précédé, et à feirepressentir la suite de l'action que te tableau représeftle.

Si l'on excepte un petit nombre de cas dans lesquels l'auditeur est préparé, par les circonstances du moment , à prêter toute son attention à l'orateur , celuici débute avec calme. — Le musicien , au commencement de sa pièce, emploie de même une modulation simple, et réserve pour la suite de l'action les mouvemens expressifs.

Dans le spectacle de la lature, nous retrouvons cette gradation. Le lever du soleil est précédé d'un crépuscule, et un autre crépuscule annonce la fin de l'apparition de cet astre. L'écrivain et l'orateur terminent aussi leur oraison avec la même simplicité qu'elle a été entamée.

Une pensée d'éclat jetée k la fin d'un discours laisserait l'auditeur dans une sorte d'éblouissement, qui serait fatigante. Le goût, en s'épurant, a proscrit cette ma.

nière. L'influence de l'analogie est tellement sympathique que le musicien renonce également à nous faire entendre les bruyans accords par lesquels il était naguère d'usage de terminer l'acte de cadence. Dans les morceaux modernes, les dernières mesures préparent le repos absolu, non palt seulement par la modulation qui doit amener la tonique, mais encore par la diminution d'intensité des sons employés vers la fin du morceau.

Nous allons voir combien il existe de ressemblance entre les manières pratiquées dans des arts qu'on n

coutume de regarder comme entièrement étrangers l'un à l'autre.

Ainsi, en comparant avec plus dé détails les grands t Ilots produits d'un coté par le talent de l'orateur, et de

l'autre par celui du compositeur habile, nous aurons occasion de nous convaincre de l'identité des rapports qui agissent sur notre imagination. Une seule condition est nécessaire pour les apercevoir ; c'est d'être familier avec chacun des modules qui leur servent de mesure commune.

Le* effets d'une grande puissance frappent à la vérité les hommes les moins inatruita; mais la finesse du tact a besoin d'exercice. Le goùt, l'oreille, sont susceptibles de se former t et, parfois, si l'on m croit incapable d'apprécier l'harmonie, c'est uniquement à cause du préjugé qui sépare la musique dq domaine de l'intelligence. Personne, au contraire, ne veut paraitre insensible aux beautés littéraires; et une éducation. à laquelle on attache une haute importance, prépare l'homme du monde à porter des jugemens raisonnables, ou au moins à savoir choiair les autorités qui doivent lui fournir les opinions qu'il pourra émettre sans honte. A l'égard de la muaique, les choses se passent autrement. L'enfant qui n'éprouve pu une grande sensibilité aux premiers accords qu'on lui fait entendre eat regardé comme non organisé pour cet art. Souvent l'enseignement est meMvaia t le défaut de progrès fait taxer l'élève d'incapacité, et l'argument tiré de l'inutilité de l'art en lui-même empêche de tenter de nouveaux efforts. C'est ainsi que, à moins ci'.,. heureusement né pour montrer, dès les premiers essais, dea dispositions remsrqusbles, l'entait» quand ai famille n'a pas elle-même le goût de la musique, est privé des secours

qui l'auraient pu conduire à l'appréciation des beautés en ce genre. Il est évident que, si l'on agissait de la même manière par rapport aux lettres, les hommes doués d'une manière exquise de sentir seraient les seuls qui acquerraient la connaissance des chefs-d'ocuvre littéraires. Il est également rare de voir reniant annoncer de grandes dispositions dans l'un ou l'autre genre. Ce que nous avons dit de l'éducation et de l'opinion explique la différence entre les nombres exprimant combien il est d'hommes qui puissent bien juger en littérature , et combien qui sachent estimer le mérite d'une composition musicale.

On croit avoir trouvé une objection fondamentale , dans la nécessité d'une disposition naturelle pour évaluer la justesse d'un son. Mais, lorû même qu'il ne serait pas certain que l'exercice apprend à distinguer des sons entre lesquels l'oreille ne percevait d'abord aucune diftërence, il resterait encore une foule de choses qui, entièrement indépendantes du choix du module, pourraient être appréciées par l'homme intelligent et accoutumé à étudier les effets de la musique.

, On ne comprend plus aujourd'hui ce que l'histoire nous rapporte sur l'influence des différens modes. Et comment parviendrait-on à s'en rendre compte, lorsqu'on s'obstine à ne regarder la musique que comme l'art de flatter l'oreille? lléduite à cet unique usage, pourrait-elle être l'objet d'une attention sérieuse? Aurait-elle produit les merveilles que les anciens nous racontent? Mais ces merveilles cesseront de nous étonnerquand, en comparant les moyens usitésen musique

à ceux que l'orateur met en œuvre, nous aurons fait ressortir dans tout son jour celte vérité, reconnue seulement par un petit nombre de personnes, qui craignent même de l'énoncer, que la musique est une langue, et une langue énergique. Elle se sert des sons; mais les sons ne la constituent pas. Elle a ses phrases, ses périodes, ses règles, ses hardiesses. Ses beautés flattent l'oreille, mais ne s'y arrêtent pas: elles pénètrent lame, et peuvent exercer sur elle un véritable empire. Ainsi la poésie emploie des sons articulés agréables à l'oreille ; et l'on aurait néanmoins une idée fort incomplète du charme qui s'y attache si l'on oubliait le sens des phrases, pour ne considérer que leur nombre. La musique est toute métaphysique: ses expressions sont générales; elle ne possède aucun nominatif. Elle n'exprime que des sentimens; mais il est en sa puissance de produire sur l'âme de l'auditeur le même effet qu'un récit positif d'une action particulière.

Cette langue procède comme toutes les autres; elle fournil des expressions de tous genres. >" Le compositeur doit, comme l'orateur, avoir une idée dominante. Il s'empare d'abord de l'auditeur en lui présentant des phrases usitées, que personne ne soit surpris d'entendre. Elles conduiront au dévelop.

penienl du sujet; mais, à moins de circonstances particulières, elles ne l'expliqueront pas en entier.

Si le littérateur veut entretenir son lecteur d'idées gracieuses et maîtriser l'attention, sans exciter au-

cune impression qui trouble le repos de l'âme, ses phrases auront de l'harmonie ; il proscrira toute expression ambitieuse; il sera constamment pur, et jamais recherché. — Le compositeur animé du m'\me désir choisira des moyens tout pareils. Sa composition sera toujours correcte et simple. Point dephrases qui étonnent l'oreille; mais un charme soutenu qui fera pénétrer dans l'âme le sentiment de la grâce.

L'homme de lettres coanpose-t-il un ouvrage propre à égayer le lecteur? Il saura l'art d'amener les contrastes; mais, s'il craint de tomber dans le burlesque , il évitera les tours de phrases et les expressions qui conviendraient à la peinture d'un sujet tragique. L'orateur se propose un but plus important que de placer l'âme de ses auditeurs dans une situation douce et calme, ou do faire naître la gaieté autour de lui; mais la conversation des personnes aimables n'a pas, pour nous plaire, besoin d'autres effets. De telles con- versations nous donneront lieu de remarquer que la plupart des choses qui, dites d'une certaine manière, ont le caractère de la grâce, prennent, au moyen de faibles changemens et d'une autre manière de les dire, celui de la gaieté. - Ce rapport entre la grâce et la gaieté n'est pas moins sensible dans les compositions musicales. Les mêmes modes, les mêmes coupures de phrases, y sont employées dans l'un et l'autre genres ; et le changement dans les mouvemens tient la place du changement dans les manières de dire.

Plus de vitesse suffit pour rendre gaie une composition

qui, exectitee plus lentement, eut été simplement gracieuse. Mais, en musique comme en littérature, la grâce exclut les contrastes qui siéent à la gaieté : comme la gaieté , sous peine de dégénérer en burlesque fuit le genre de contrastes réservé à l'expression des grandes émotions.

Les rapports, que nous venons d'indiquer, entre deux situat ions de l'ùme où elle est dans un état de bien-être, existent également entre celles où elle éprouve un sentiment de tristesse.

La mélancolie et le désespoir peuvent être occasionés par une seule et même cause; il arrive même que ces deux espèces d'affections se succèdent, alternent, et se reproduisent chez le même sujet jusqu'à ce que l'impression reçue , s'affaiblissant peu à peu, éloigne ou même fasse disparaître l'accent du désespoir, pour ne plus conserver que l'expression d'une tristeue susceptible de distraction. Alors la mélancolie n'a plus le caractère de l'abattement; elle devient douce, et quelquefois chère, aux personnes qui la ressentent.

Ces divers genres d'affections, liés entre eux par une origine commune, inspirent à l'homme de lettres, au poète et à l'orateur des compositions qui ont aussi entre eiles des rapporh sensibles et pourtant des caractères différens. La sombre mélancolie exprime les mêmes idées que le désespoir. Dans la simple conversation, le passage de l'un à l'autre peut être marqué par l'accéléra.

tion ou par le ralentissement du discours. La même

chose est vraie quant aux composit ions musicale" de peu d'étendue. Une complainte empreinte d'une sombre tristesse ferait, si l'on en précipitait le mouvement, entendre les accens du désespoir.

En littérature, aussi bien que dans l'art musical, les choses se passent autrement pour les compositions plus importantes. Les caractères sont alors distincts : et une bonne composition dans un des genres deviendrait ou faible ou tout-à-fait mauvaise si l'on se contentait de changer la manière de les dire.

Il est facile de saisir la raison de cette différence de facture entre les grandes compositions et les autres.

Les sentimens douloureux qui font naître les deux modes d'affections dont nous examinons l'expression se manifestent par l'une et par l'autre tour à tour. Notre manière de sentir ne nous permet pas pas de demeurer long-temps dans le désespoir. Cette situation violente fatigue, épuise; et, s'il n'en résulte pas une exaltation assez forte pour bouleverser entièrement nos facultés intellectuelles, notre âme sera obligée de prendre quelque repos. Ce genre de repos n'est pas celui du bien-être : il approche de la stupidité; c'est l'abattement de la douleur; c'est une noire mélancolie , une tristesse profonde.

Quel que soit le genre de compositions destiné à reproduire de telles impressions, il doit se conformer aux besoins de notre sensibilité. Il présentera donc alternativement la peinture du désespoir et celle de l'extrême tristesse. Ainsi ces deux aspects différens

d'un tout et même sentiment se trouvent, pour ainsi dire, opposés l'un à l'autre, et dans un tel degré de rapprochement que la comparaison en devient inévilnhle. Il faut alors établir entre leurs expressions d'autres différences que celles du mouvement.

La nature de ces affections en fournit le moyen.

Non seulement l'ahattement s'énonce avec lenteur; mais il veut une sorte de monotonie. Le poète, l'orateur, choisiront des syllabes douces, faciles à prononcer , et dont l'émission semble exiger peu d'efforts.

— Le musicien aura recours à des notes de même valeur ; en sorte que les sons agiront sur l'âme à peu près comme le silence absolu, silence qui produirait la préoccupation dont on doit nous faire connaître l'existence.

L'attention à suivre ces règles a le double avan tage d'augmenter l'effet qu'occasionerait le seul changement dans la manière de dire, et de préparer une opposition plus frappante entre les acccns de la profonde mélancolie et ceux du désespoir.

De même aussi les affections violentes, lorsqu'elles devront se montrer dans une même composition à côté de la sombre douleur, trouveront d'autres nuances que celles qui résulteraient de la seule précipitation du mouvement. Des expressions fortes et énergiques , des notes dures à l'oreille , avertiront l'âme de l'exaltation nouvelle causée par le sujet.

Le poète, l'orateur , l'auteur dramatique, littérateur ou musicien , tirent leurs grands effets de l'art

avec lequel ils savent amener un mot, une note inattend us. I/Ame de l'auditeur s'était identifiée avec le développement d'une action, qui lui était, pour ainsi dire, présente : tout-à-coup elle voit avec surprise un incident nouveau qui en renforce l'impression ; elle se trouble à la vue d'un surcroît de malheur , dont elle ne peut plus mesurer l'etenclue. Dans cette manière de procéder, nos auteurs suivent l'ordre établi par la réalité des évènemens qui peuvent nffecter notre sensibilité. Il arrive, en effet, tous les jours, qu'un détail nouveau, une circonstance imprévue, qui accompagne un malheur déjà connu , en redoublent l'impression, au point de nous jeter dans le désespoir.

La ressemblance de nos arts entr'eux et avec la nature des faits qui noua émeuvent tient à l'identité de rapports, sans laquelle il n'y aurait pour nous aucun sentiment vrai, aucune idée claire. Chaque art, aussi bien que la réalité des évènemens, dont il imite les impressions, a son module particulier; etc'est ceen quoi les arts difèfrent lesuns des autres. Mais, ce module une fois adopté, rien ne reste plus arbitraire entre les diverses parties de l'action. Leur liaison est tellement nécessaire que, si elle était intervertie, nous n'aper- cevrions plus aucune suite d'action, et n'éprouverions plus aucune gradation d'intérêt.

Lorsque les* différentes parties d'une composition ont été coordonnées avec art, l'Ame se plaît à en parcourir le développement : la variété des sentimens soutient l'attention et prévient la fatigue. Plus la composition a de force et d'énergie, plus aussi il est né-

oessnire de ne pas s'arrêter irop long-temps à l'exprcssion d'une seule et ffit'mC impression. Celte de la tristesse, par exemple, deviendrait assoupissante; et les accens du désespoir, s'ils étaient trop multipliés, finiraient par n'iHre plus entendus.

La musique, pour qui comprend son langage, est de tous les genres de discours qui ont les sentimens pour objets, celui qui demande le plus la variété dans le style ; parce qu'il est aussi celui dont les impressions sont le plus pénétrantes.

Cette nécessité du changement d'expression est tellement impérieuse dans l'art musical, qu'on est obligé, pour y satisfaire, d'introduire dans le drame lyrique les incidens les plus invraisemblables, lorsqu'il n'en est aucun, dans la suite naturelle de l'action, qui four-

nisseau compositeur des sentimens de genres différens à mettre en scène.

La partie poétique d'un tel drame expose nécessairement une action déterminée ; tandis que sa partie musicale saisit l'occasion qui lui est offerte pour rendre des sentimens généraux et abstraits, qu'amène le récit du poète.

C'est de cette diversité d'actions que résulte celle des jugemens des spectateurs. Si un homme peu sensible au langage musical s'avise d'aller entendre un des chefs-d'œuvre dramatiques qui excitent l'enthousiasme des amateurs, il cherche, comme malgré lui, une distraction dans le sujet particulier de la pièce contre les accords dont le mérite lui échappe. Il s'étonne du peu de liaison

entre les scènes. Il ne voit pas avec quel art on a au ménager ces transitions nécessaires entre des genres de beautés tellement énergiques que l'impression de chacune d'elles, si elle se prolongeait, serait une horrible fatigue. Il sort s'imaginant avoir jugé ce qu'il ne sait pal' entendre; et croit avoir fait une critique mordant" en disant que le bon sens doit partout trouver place.

L'amateur, au contraire, est pleinement satisfait. Il n'a pas même remarqué les défauts prétendus que l'on signal* dans une composition, dont il admire toutes les parties. L'âge, le sexe, la position sociale, les connaissances les plus approfondies dans des sujets différens, ou leur absence totale, n'occasionent aucun dissentiment sur l'impression actuelle ou récente causée par un bon ouvrage. Des personnes, d'ailleurs, sans rapports entre elles de goûts et d'habitudes, se réunissent dans une opinion qui leur est commune.

A la vérité, cet accord universel se trouble bientôt.

C'est seulement tant qu'elle dure encore que l'impression dicte à chacun des jugemens semblables.

On peut même observer une chose , qui paraîtrait inexplicable à tout homme étranger aux impressions musicales : c'est que les discussions, quelquefois très vives, sur le mérite des écoles, sur celui de tel ou tel exécutant, cessent, ou ne sont plus soutenues qu'avec peine et par pur entêtement, en présence de l'exécution. Cela vient de ce que cette diversité est dans l'opinion; tandis que l'uniformité d'impression vient de l'uniformité des facultés de sentir.

La première est une force constante; l'autre a besoin d'être mise en action pour acquérir de la valeur. Le souvenir la reproduit imparfaitement; et son effet, s'affaiblissant en raison de l'éloignement de la cause qui l'a produite, finit par laisser à la première une prépondérance marquée. C'est par ce même motif que l'amateur, quelles que soient d'ailleurs la puissance de sa raison et la délicatesse de son goût littéraire, n'est point choqué des invraisemblances et du peu de liaison entre les scènes lyriques. Pénétré d'une vive émotion par ce qu'il entend actuellement, il n'a pas le loisir d'apercevoir quel en est l'à-propos.

Le compositeur habile, semblable en cela aux grands orateurs, s'empare de l'attention de ses auditeurs: leur âme er pour ainsi dire, dans sa main ; il dispose de leurs sentimens. Après avoir jeté le trouble dans leurs facultés, lorsqu'il sent que ce trouble ne peut plus croître, il ne laisse pas affaiblir une impression, qui est son triomphe : il veut qu'une impression différente la remplace, et conserve ainsi toute la force à l'empire qu'il exerce sur nos âmes. Avec quel art il en ménage les moyens! Il connaît, il mesure les sentimens qu'il fait naître ; il sait combien de temps nous pouvons en être possédés, et il se garde d'atteindre la limite de nos facultés. La faculté de sentir a ses bornes, et ce qui est extrême échappe à notre perception. Cela tient à la nature de notre être. Un violent malheur, dans les premiers momens de son apparition, n'est pas sentiplus vivement qu'un malheur moindre ; mais les instans qui succèdent nous font reconnaître les différences.

Et la raison en est applicable à toutes choses, parce qu'elle est vraie; et que la vérité est universelle, ou en d'autres termes, parce que les lois de l'être sont partout les mêmes.

Cette raison , la voici. Nos jugemens, pour être éclairés, ont besoin de la connaissance parfaite des choses qui en sont l'objet. Une impression d'une force extrême nous bouleverse; notre âme devient incapable de comparer, et, par conséquent d'apprécier l'intensité du malheur qu'elle éprouve. Mais il est dans la nature des affections qui ont une cause extérieure de tendre à s'affaiblir. Un chagrin cuisant semble devenir de plus en plus poignant , parce que quand l'impression, qui d'abord avait été assez profonde pour nous empêcher de mesurer l'étendue du mal vient à diminuer réellement, elle laisse à la réflexion le pouvoir de nous en montrer les diverses faces. Si la cause première a été moins puissantç, son effet aura été connu plus tôt et l'affaiblissement de l'impression , loin d'augmenter notre chagrin, nous procurera , au contraire, un soulagement sensible.

Les. lettres, les qrts, sont notre ouvrage; leur but est notre bien-être. Leur première règle doit donc être de ne pas pousser leur action jusqu'à ce degré extrême qui trouble notre jugement : ou, si de grandes beautés peuvent résulter de ce genre d'impressions, il faut qu'ils se hAtent de nous tirer d'une position pénible, en transportant notre attention dans une région moins sombre.

On reproche à la littérature son épuisement, et

au goût de l'exactitude sa sécheresse. Il semble que l'imagination ait perdu sa puissance lorsque la raison établit son empire. Nous reconnaissons qu'ils étaient très favorables au développement de l'imagination les temps où des hypothèses, plus ou moins heureuses, formaient toute la richesse intellectuelle; où l'homme, par conséquent, au lieu de chercher l'appui des vérités particulières, ou bien, ce qui est la même chose, celui de la réalité des faits, trouvait en lui-même les convenances auxquelles il assujettissait la nature entière. Alors il n'y avait point contraste entre une foule de doctrines hasardées et ce qu'on nommait la science. Les fictions poétiques étaient revêtues d'un charme, qu'elles ne devaient pas seulement à leur grâce; une demi-croyance permettait d'admettre qu'elles pouvaient avoir eu une sorte de réalité. L'histoire et la fable se confondaient dans leurs limites. Ce que les uns regardaient comme de simples allégories était, pour les autres , le récit de faits merveilleux. Cette disposition des esprits donnait sans doute à l'art de bien dire une importance , qu'il ne peut conserver au même degré lorsque la principale condition à remplir est celle de dire vrai. La faculté créatrice a disparu avec le crédit des fictions. Mais, s'il est aujourd'hui dans le caractère de notre culture intellectuelle d'attacher plus de prix à la solidité des doctrines qu'à leur brillant; si nous voulons que la raison domine toutes les productions de l'esprit ; si même nous sentons le goût des recherches attiédir notre imagination, ne désespérons pas d'arriver à une époque , plus heureuse , où nous saurons unir toutes

nos facultés dans des productions d'un genre nouveau.

Nous l'avons dit, les nations éprouvent aujourd'hui l'impression que recevrait un jeune homme qui, après s'être long-temps occupé de littérature, serait porté, par le cours de ses études, vers les connaissances sérieuses. Le charme de ses premières occupations l'abandonnerait; une curiosité vive en prendrait la place ; mais, après l'éducation achevée , chaque chose recouvrerait à ses yeux sa véritable importance.

Nous arriverons à une époque semblable. Et, comme l'éducation des sociétés consiste moins à propager les connaissances déjà anciennes qu'à en acquérir de nouvelles ; comme nous marchons à grands pas vers la création de théories fondées sur des vérités incontestables, nous finirons par amener les différentes branches do notre savoir à u»îe harmonie, qu'elles dùrent autrefois à la seule imagination. Tant de vérités de genres différens, groupées autour d'une vérité première, qui est le fait principal du sujet, feront ressortir dans tout son jour l'identité de rapports entre le module de chaque science, de chaque art, et les diverses parties de cette science ou de cet art, Les lois de l'être, les conditions du vrai, ainsi présentées à la fois sous mille faces différentes , échaufferont l'imagination. Un enthousiasme nouveau , fondé sur une base plus solide que celui qui sut embellir d'agréables fictions, inspirera nos poètes et nos orateurs. Au lieu de créer l'univers suivant les caprices de nos volontés, ils nous le montreront tel qu'il est réellement; et, si jamais le génie entre dans cette route

nouvelle, il verra avec admiration que l'art de créer n'a été que celui de copier, et de transporter en d'autres

lieux de faibles parties dW^j^j^T^suu'il lui sera donné de savoir peindre dflgMon cgitién^V

FIN.