La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition populaire/1895/Partie 3/Premier châtiment

De Wicri Chanson de Roland
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Fig. 25. — Marsile tombe en angoisse et en pâmoison. — Sa femme Bramimonde très douloureusement se lamente. (V. 2575 et 2577.) (Composition de Zier.)


Troisième partie, Les représailles
Premier châtiment des sarrasins



Les couplets (laisses)

CCVII

Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 201.jpg
O. => CLXXVI
2397   Roland est mort : Dieu en a l'âme aux cieux...
 — L'Empereur cependant arrive à Roncevaux...
Pas une seule voie , pas même un seul sentier,
2400 Pas un espace vide, pas une aune, pas un pied de terrain
Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 202.jpg
Où il n'y ait corps de Français ou de païen :
« Où êtes- vous? » s'écrie Charles; « beau neveu, où êtes-vous?
« Où est l'Archevêque? où le comte Olivier?
« Où Gerin et son compagnon Gerier?
2405 « Où sont le comte Bérengier et Othon?
« Ive et Ivoire que j'aimais si chèrement?
« Où est Engelier le Gascon?
« Et le duc Samson et le baron Anséis?
« Où est Gérard de Roussillon, le vieux?
2410[NDLR 1] « Où sont les douze Pairs que j'avais laissés derrière moi? »
Mais, hélas ! à quoi bon ? personne , personne ne répond.
« Dieu, » dit le Roi, « j'ai bien lieu d'être en grand émoi.
« N'avoir point été là pour commencer la bataille ! »
Et Charles de s'arracher la barbe, comme un homme en grande colère;
2415 II pleure, et tous ses chevaliers d'avoir aussi des larmes plein les yeux.
Vingt mille hommes tombent à terre, pâmés :
Le duc Naimes en a très grande pitié. Aoi

CCVIII

La douleur est grande à Roncevaux :
Il n'y a pas un seul chevalier, pas un seul baron,
Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes.
2420   Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux,
Leurs amis et leurs seigneurs liges.
Un grand nombre tombent à terre, pâmés.
Mais le duc Naimes s'est conduit en preux,
Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 203.jpg
Et le premier a dit à l'Empereur :
2425   « Voyez-vous là -bas, à deux lieues de nous,
« Voyez-vous la poussière qui s'élève des grands chemins?
« C'est la foule immense de l'armée païenne.
« Chevauchez, Sire, et vengez votre douleur.
« — Grand Dieu! » s'écrie Charles, « ils sont déjà si loin!
2430   « Le droit et l'honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ;
« Ils m'ont enlevé la fleur de douce France. »
Alors le roi donne des ordres à Gehouin et à Othon,
A Thibaut de Reims et au comte Milon :
« Vous allez garder ce champ, ces vallées et ces montagnes.
2435   « Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ;
« Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n'y touchent pas,
« Non plus que les écuyers et les garçons.
« Je vous défends de laisser personne y porter la main,
« Jusqu'à ce que nous soyons de retour, par la grâce de Dieu. »
2440   Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour :
« Ainsi ferons-nous, cher Sire, droit Empereur. »
Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers. Aoi.

CCIX

O. => CLXXVIII
L'Empereur fait sonner ses clairons ;
Puis il s'avance à cheval, le baron, avec sa grande armée ;
2445   Enfin ils trouvent la trace des païens,
Et, d'une ardeur commune, commencent la poursuite.
Mais le roi s'aperçoit alors que le soir descend ;
Il met pied à terre sur l'herbe verte, dans un pré,
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S'y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu
2450   De vouloir bien pour lui arrêter le soleil ,
Dire à la nuit «l'attendre, au jour de demeurer.
Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur,
Et qui, rapide, lui donne cet ordre :
« Chevauche, Charles, la clarté ne te fera point défaut.
2455   « Tu as perdu la fleur de la France , Dieu le sait ;
« Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. D
A ces mots, l'Empereur remonte à cheval. Aoi.

CCX

Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle ;
Car le soleil s'est arrêté, immobile, dans le ciel.
2460   Les païens s'enfuient; mais les Français les poursuivent,
Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres,
A grands coups les poussent sur Saragosse ;
Ils les frappent terriblement, ils les tuent;
Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies.
2465   Devant eux est le cours de l'Èbre ;
Le fleuve est profond et le courant terrible.
Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland.
Alors les Sarrasins invoquent Mahomet, Tervagan,
Et Apollon, pour qu'ils leur viennent en aide.
Puis ils se jettent dans l'Èbre, mais n'y trouvent pas le salut.
2470   Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants,
Beaucoup tombent au fond ;
Les autres flottent à vau-l'eau;
Les plus heureux y boivent rudement.
Tous finissent par être noyés très cruellement.
2475   « Vous avez vu Roland , » s'écrient les Français ;
« mais cela ne vous a point porté bonheur. »
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CCXI

Quand Charles voit que tous les païens sont morts,
Les uns tués, les autres noyés ;
Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin,
Le noble roi est descendu à pied :
2480   II s'étend à terre et remercie Dieu...
Quand il se releva, le soleil était couché.
« C'est l'heure, » dit-il, « de songer au campement,
« Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux.
« Nos chevaux sont las et épuisés ;
2485   « Enlevez -leur les selles et les freins,
« Et laissez -les se rafraîchir dans les prés.
« — Sire, » répondent les Français, « vous dites bien. »

CCXII

L'Empereur prend là son campement ;
Les Français descendent de cheval entre Valterne et l'Èbre;
2490   Ils enlèvent les selles de leurs chevaux
Et leur ôtent les freins d'or;
Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l'herbe fraîche ;
Ils ne peuvent pour eux faire autre chose.
Ceux qui sont las s'endorment sur la terre.
2495   Cette nuit-là on ne fit pas le guet. Aoi.

CCXIII

L'Empereur s'est couché dans un pré ;
Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron;
Car il ne veut pas se désarmer cette nuit.
Chanson de Roland Gautier Populaire 1895 page 206.jpg
Il a vêtu son blanc haubert bordé d'orfroi ;
2500   II a lacé son heaume gemmé d'or ;
Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n'eut jamais sa pareille ,
Et qui chaque jour change trente fois de clarté.
Vous avez souvent entendu, parler de la lance
Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix :
2505   Grâce à Dieu, Charles en possède le fer
Et l'a fait enchâsser clans le pommeau doré de son épée.
A cause de cet honneur, à cause de sa bonté,
On lui a donné le nom de Joyeuse ;
Et ce n'est pas aux barons français de l'oublier,
2510   Puisqu'ils ont tiré de ce nom leur cri de Monjoie.
Et c'est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête. Aoi.

CCXIV

La nuit est claire, la lune est brillante;
Charles est couché, mais il a grande douleur en pensant à Roland,
Et le souvenir d'Olivier lui pèse cruellement,
2515   Avec celui des douze Pairs et de tous les Français
Qu'il a laissés, rouges de sang et morts, à Roncevaux.
Il ne peut se retenir d'en pleurer, d'en sangloter.
Il prie Dieu de se faire le sauveur de ces âmes.
Mais le Roi est fatigué, car ses peines sont bien grandes.
2520   II n'en peut plus et, lui aussi, finit par s'endormir.
Par tous les prés on ne voit que Français endormis.
Pas un cheval n'est de force à se tenir debout,
Et celui qui veut de l'herbe la prend sons se lever.
Ah! il a beaucoup appris, celui qui connut la douleur. Aoi.

CCXV

2525   Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s'est endormi.
Alors Dieu lui envoie saint Gabriel,
Auquel il confie la garde de l'Empereur.
L'Ange passe toute ïa nuit au chevet du roi,
Et, dans un songe, lui annonce
2530   Une grande bataille qui sera livrée aux Français...
Puis il lui a montré le sens très grave de cette vision.
Charles donc, jetant un regard là-haut, dans le ciel,
Il vit les tonnerres, les gelées, les vents,
Les orages, les effroyables tempêtes,
2535   Les feux et les flammes toutes prêtes ;
Et soudain tout cela tombe sur son armée.
Voici qu'elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne;
Voici qu'ils s'embrasent, les écus aux boucles d'or pur;
Quant au bois des épieux tranchants, il est en pièces.
2540   Les hauberts et les heaumes d'acier grincent.
Quelle douleur pour les chevaliers de Charles !
Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer,
Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux diables,
Et plus de trente mille griffons.
2545   Tous , tous se précipitent sur les Français :
« A l'aide, Charles, à l'aide! » s'écrient-ils.
Le roi en a grande douleur et pitié;
Il y voudrait aller ; mais voici l'obstacle :
Du fond d'une forêt un grand lion s'élance sur lui.
2550   La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable,
Et c'est au corps du roi qu'elle s'attaque.
Tous les deux, pour lutter, se prennent à bras le corps.
Quel est le vainqueur? quel est le vaincu? il ne le sait.
L'Empereur ne se réveille pas... Aoi.

CCXVI

2555   Après ce songe, Charles en a un autre.
Il rêve qu'il est en France, à Aix, sur un perron,
Tenant un ours dans une double chaîne.
Soudain, de la forêt d'Ardenne, il en voit venir trente autres
Qui parlent chacun comme un homme :
2560   « Rendez-nous-le, Sire, » disent-ils;
« Il n'est pas juste que vous le reteniez plus longtemps.
« C'est notre parent, et nous devons le secourir. »
Mais alors du fond du palais accourt un beau lévrier
Qui , parmi ces bêtes sauvages , attaque la plus grande
2565   Sur l'herbe verte, près de ses compagnons.
Ah ! le roi assiste ici à une lutte merveilleuse ;
Mais quel est le vainqueur? quel est le vaincu?
Charles n'en sait rien...
Voilà ce que l'Ange de Dieu montre au baron ;
Et Charles reste endormi jusqu'au lendemain, au clair jour... Aoi.

CCXVII

2570   Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse.
Il descend de cheval et s'arrête à l'ombre, sous un olivier,
Il rend à ses serviteurs son épée, son heaume et son haubert,
Puis très piteusement se couche sur l'herbe verte :
Il a perdu sa main droite,
2575   Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison.
Voici devant lui sa femme Bramimonde,
Qui pleure, crie, et très douloureusement se lamente.
Plus de vingt mille hommes sont avec lui;
Tous maudissent Charles et maudissent la douce France.
2580   Apollon, leur dieu, est là dans une grotte; ils se jettent sur lui,
Lui font mille reproches, mille outrages :
« Eh! méchant Dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte?
« Et notre roi, pourquoi l'as-tu laissé confondre?
« Tu payes bien mal ceux qui te servent. »
2585   Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ;
Ils le pendent par les mains à une colonne,
Le retournent à terre sous leurs pieds,
Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en morceaux.
Tervagan aussi y perd son escarboucle.
2590   Quant à Mahomet, on le jette dans un fossé
Où les porcs et les chiens le mordent et marchent dessus.
Jamais dieux ne furent à telle honte. Aoi.

CCXVIII

Marsile revient de sa pâmoison
Et se fait porter dans sa chambre,
Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs.
2595   La reine Bramimonde y est tout en larmes;
Elle s'arrache les cheveux : « Ah ! malheureuse ! » répète-t-elle.
Puis, élevant la voix, elle dit encore :
« Saragosse, te voilà donc privée
« Du noble roi qui t'avait en son pouvoir!
2600   « Nos dieux sont des félons
« De nous avoir ainsi manqué dans le combat.
« Il nous reste l'Émir. Quelle lâcheté
« S'il n'engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français
« Qui ont assez de vaillance pour ne point songer à leur vie !
2605   « Chez leur empereur à barbe fleurie
« Quel courage, quelle témérité !
« Ce n'est pas lui qui reculerait jamais d'un seul pas dans la bataille.
« C'est grande douleur, en vérité, qu'il n'y ait personne pour le tuer. » Aoi.

Notes originales

2452. Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur

2452.↑ Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur. C'est saint Gabriel, comme il est dit aux vers 2526 et 2847.

2501. Joyeuse

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2501.↑ Voici quelques propositions qui résumeront l'histoire légendaire de l'épée Joyeuse.

1° Suivant la version de Fierabras (XIIIe siècle, Joyeuse était l'œuvre du forgeron Veland. Suivant Mainet[NDLR 2] (XIIe siècle)

Isaac, li bons fevres qui sor tos ot bonté,
La forgea et trempa eus el' val Josué.
(Romania, IV, pp. 326,327.[NDLR 3])

2° Dans le Charlemagne de Girard d'Amiens (commencement du XIVe siècle), on lit qu'elle avait d'abord appartenu à Pépin.

3° D'après le Meinet, du XIIe siècle, Charles, au moment d'engager contre Braimonl ce combat dont Galienne est le prix, refuse l'épée que lui offre Galabre. Il est trop chrétien pour se servir d'une arme dans le pom- meau de laquelle on a, suivant le poêle, placé deux dents de Mahomet. « J'en ai une autre, » s'écrie-t-il , e qui a d'abord « appartenu au premier roi chrétien de ( , [a France. Son nom est Joyeuse. Elle « a un demi-pied de large. « Le fils de Pépin se fait alors apporter la célèbre épée, e1 l'auteur du Meinet constate que le pommeau renfermait des reliques « du saint Sépulcre, de saint Jean l'ami de Dieu, de saint Pancrace et de saint Honoré ». Les reliques frémirent el poing d'or noielé, — Très par mi le cristal où sont enseelé, — Les puet-on bien veoir ou l'or transfiguré.

4° Suivant la Cronica gênerai de Espana ( xiip siècle), ce fut Galienne elle-même qui donna Giosa à Charles. Et la Gran conquisila de ultramar ( lin du xm e siè- cle) confirme cette tradition : « Halia (Galienne), ayant entendu Meinet se plaindre, lui donna le cheval de son père avec une épée qui ne le cédait qu'à Durendal , laquelle tomba plus tard au pouvoir de Charlemagne à Yalsomo- rian. » (Cf. le vers 2318 du Roland. V. Mila y Fontanals : De la Poesia lieroieo popular castellana, pp. 232 et 338, 339.)

5° Le récit primitif du Voyage à Jérusalem, qui nous a été conservé dans la Karlamagnus Saga (xm e siècle), confirme la version du Roland au sujet des reliques qui étaient placées dans le pommeau de Joyeuse. Le grand Empereur y mil alors le fer d.- la lance qui avait é'té au nombre des instruments de la Passion. Même il n'aurait donné qu'à ce moment le nom de Joyeuse à la célèbre épée, el le té- moignage du Roland s'accorde, encore ici, avec celui de la Karlamagnus Saga : Pur ceste honur et pur ceste bontet , — Li nums Joiuse l'espée fut dune:. (Vers 2506-2508.)

6° L'épée Joyeuse avait mille vertus. Elle jetait une clarté: incomparable, préservait de l'empoisonnement son heureux posses- seur, etc. etc.

7° C'est une épée du même nom que les cycliques de la geste de Garin mettent aux mains de Guil- laume, après la mort de Charlemagne. Mais peut-être convient -il de voir là une seconde Joyeuse, et la véritable épée du grand Empereur est sans doute celle qu'on lui a placée au poing dans son tombeau , et dont il menace encore les païens.



Facsimilés

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Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Dans le texte original ce numéro porte, par erreur sur le vers suivant
  2. Le texte contient Malnet qui est visiblement une coquille.
  3. https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1875_num_4_15_6731
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